Myriam Ertz, Professeure adjointe en marketing, responsable du LaboNFC, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et membre du regroupement Des Universitaires (https://desuniversitaires.org/)
Damien Hallegatte, Professeur agrégé, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)
Julien Bousquet, Professeur titulaire, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)
Imen Latrous, Professeure agrégée, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)
Le développement des technologies numériques a favorisé l’émergence de géants du commerce de détail, tel Amazon, lesquels avaient déjà une longueur d’avance sur nos petites PME. Or l’attrait pour l’achat local, exacerbé par la pandémie, fait émerger un autre phénomène : le « digilocalisme », grâce à des plateformes qui combinent la consommation en ligne à l’intérêt local. Ainsi ont émergé des plateformes comme le Panier Bleu, Ma Zone Québec, Boomerang, inc., J’achète au Lac, ou la boutique en ligne du Complexe Desjardins. Mentionnons aussi la plateforme EVA permettant de devenir chauffeur dans un cadre coopératif et d’avoir une influence en tant que propriétaire de l’entreprise.
Le digilocalisme comprend également, les nombreux commerces locaux qui se sont adaptés au confinement et à la fermeture des commerces non-essentiels, en créant une présence en ligne, notamment par le biais de « solutions de places de marché (marketplaces) clés en mains ». Globalement, ces diverses reconfigurations marchandes donnent du sens aux activités de consommation et de production
L’ère du consommateur-fournisseur
Que ce soit par l’intermédiaire de plateformes de covoiturage comme EVA, d’échanges entre particuliers comme Kijiji, de sociofinancement comme Ulule, ou encore de marketplace comme Dvore, le concept de consommateur-fournisseur est ce qui permettrait cette transition. Par exemple, au sein de NousRire, un groupe d’achat d’aliments écoresponsables en vrac québécois, le client adopte le rôle de fournisseur, de bénévole, et plus largement de partenaire de l’organisation.
La grande distribution n’est pas en reste. La seconde vie des meubles d’IKEA France ou le shwopping (contraction de shopping et swap) de Marks & Spencer, qui reprend les vêtements usagés en magasin, fonctionnent sur le même principe du consommateur-fournisseur. Rachel Botsman et Roo Rogers ont popularisé la notion de consommation collaborative, où le consommateur peut devenir fournisseur grâce à des plateformes et des applications. C’est le cas avec Facebook (Marketplace), Kijiji, InstaCart ou encore VarageSale.
Pas seulement pour économiser
Mais qu’est-ce qui motive des individus à recourir à cette consommation collaborative? Les raisons financières et pratiques priment pour les individus qui acquièrent et ceux qui fournissent des biens ou des services. Toutefois, les fournisseurs sont souvent motivés par autre chose que l’unique aspect financer. La valeur de ce qu’ils fournissent étant parfois supérieure à la compensation obtenue en échange. Le fournisseur doit donc être motivé par autre chose que le seul gain financier pour investir des efforts dans un tel échange. Ces actions peuvent être motivées par le désir de socialiser, la volonté de contribuer à la société, voire l’altruisme.
Le secteur financier s’est aussi démocratisé. Les plateformes de sociofinancement comme Ulule permettent aux individus de donner ou d’investir dans des projets portés par d’autres personnes, tandis que les plateformes comme eToro démocratisent l’investissement dans les marchés financiers. Ces plateformes permettent ainsi, par les individus, de drainer du capital dans des zones négligées par l’investissement public ou privé pour redynamiser des économies locales.
Une économie controversée
Toutefois, l’« économie collaborative » constitue aussi un pan controversé de la notion de « plateforme ». L’industrie hôtelière se plaint d’Airbnb et les taxis en ont contre Uber, car tout le monde peut désormais héberger ou transporter d’autres personnes contre rémunération au niveau local. Les batailles à ce sujet se sont soldées par certaines lois plus accommodantes, amenant ces plateformes à renforcer leurs activités au Québec.
Pour les autorités, cette normalisation permet aussi de transférer au secteur privé la charge de satisfaire des besoins devant, autrement, être pourvus par le secteur public. Dans le transport, par exemple, l’offre de services de covoiturage permet de pallier le manque de services publics de transport en commun. Les citoyens sont également attachés à ces pratiques, car elles satisfont nombre de leurs besoins, tout en maximisant l’utilisation des ressources dormantes, en permettant un meilleur accès aux ressources pour les plus démunis, et en baissant le chômage.
Toutefois, il n’est pas évident de savoir dans quelle mesure ces plateformes dégradent les conditions de travail ou si elles le réinventent en faisant du fournisseur un « entrepreneur ».
Il faut également comprendre les transformations que les algorithmes des plateformes génèrent en matière de gouvernance, d’inclusion et de droits des utilisateurs. En effet, la quantité exponentielle de données générée par les plateformes accroît la capacité des firmes dominantes à identifier très tôt les besoins des utilisateurs et à évaluer très précisément leurs capacités de paiement, ce qui peut amener à un avantage indu sur les concurrents et créer de nombreuses problématiques de confidentialité des données. De plus, les plateformes présentent une forte opacité des prix, car elles personnalisent et ajustent souvent les prix en temps réel en fonction de chaque utilisateur.
Par ailleurs, l’économie collaborative demeure monopolisée par des géants technologiques, laissant peu de place à l’émergence ou à la survie de plateformes plus modestes. En somme, le consommateur a une illusion de pouvoir en devenant un fournisseur – que l’on appelle entrepreneur, flexi travailleur ou travailleur autonome – au service de méga-plateformes.
Une lueur d’espoir ?
Le digilocalisme peut-il faire sa place dans cet univers ? Ces applications, sites et plateformes ont connu un essor fulgurant depuis la pandémie dans un élan de soutien à l’économie locale mais, ont-ils des chances de survie à plus long terme ?
Selon une étude de cas des plateformes de covoiturage de petite et moyenne taille en Chine, la seule chance de survie des plateformes plus modestes réside dans le fait de combler les besoins non pris en compte par les géants, dont les segments de clients desservis, les partenaires essentiels, la proposition de valeur offerte, ainsi que la structure des coûts et de revenus. Les plateformes digilocales, qu’elles soient collaboratives ou non, devraient également s’accompagner d’autres caractéristiques pour être vraiment salutaires afin que les individus y voient une valeur ajoutée claire et nette par rapport aux gros joueurs. Elles devraient notamment réduire le gaspillage et les activités polluantes, permettre une plus grande implication citoyenne du consommateur-fournisseur par la participation active ou financière (modèle coopératif), promouvoir l’extension de la durée de vie des produits, ou favoriser les échanges à l’échelle locale.
Il est néanmoins certain que les développements récents en technologies numériques ont donné davantage d’occasions de contribution aux individus. Cette transition numérique déjà bien amorcée s’est accélérée avec la pandémie de la Covid-19, mais elle devrait s’accompagner d’une transition sociale, éthique et écologique pour un impact positif sur nos sociétés!
Questions ou commentaires? info@desuniversitaires.org
Ce texte est tiré d’un article publié dans La Conversation : https://theconversation.com/le-digilocalisme-une-reponse-aux-geants-du-numerique-152048
Illustration : Brignaud
Source: Lire l'article complet de L'aut'journal