La comparaison avec Don Quichotte est juste, car, à bien des égards, on ne peut comprendre Orwell qu’en étant conscient de sa nature essentiellement donquichottesque. L’homme déplorait l’évanouissement d’un monde révolu qui, malgré tous ses défauts, lui semblait plus généreux et plus coloré que le présent. Il défendait des causes impopulaires avec passion et par principe. Souvent au mépris de la raison, il dénonçait tout phénomène contraire à sa conception du bien, de la justice ou de la morale, mais, comme le savaient beaucoup de gens avec qui il croisait le fer, il pouvait être un adversaire très chevaleresque, mû par un sens du fair-play qui l’amenait parfois à retirer publiquement ses propos s’il en venait à considérer ceux-ci comme injustifiés. À sa façon, Orwell était un socialiste, mais il s’en prenait aux images saintes de la gauche avec autant de ferveur qu’il attaquait celles de la droite. Et s’il pouvait à l’occasion s’allier à autrui – non sans peine et de façon passagère – il finissait invariablement par se retrouver isolé, tel Don Quichotte. Son isolement était celui de quiconque recherche inlassablement la vérité, aussi déplaisantes puissent être les conséquences d’une semblable quête sur les autres, voire sur soi.
(…) On a salué Orwell (comme Oscar Wilde s’est salué lui-même) en sa qualité d’homme dont la vie et l’œuvre symbolisent une époque et les inquiétudes propres à celle-ci; on a aussi fait de lui une sorte de saint séculier de la guerre froide. Pourtant, l’écrivain était beaucoup trop attaché à sa qualité d’être humain pour accepter l’idée d’une élévation posthume au statut impersonnel de symbole (…)
Orwell était trop solitaire pour être un symbole et trop irascible pour être un saint. Comme écrivain, il a toutefois su donner forme, dans un anglais des plus purs, aux pensées et aux fantasmes d’un esprit singulier qui jonglait avec les problèmes communs de son temps. S’il était un être d’exception (et non un simple excentrique aux yeux de ses contemporains), c’est parce qu’il tentait de mettre ses théories en action et de traduire ses actions en œuvre littéraire. Cette triade pensée-action-création a marqué toute sa vie – peut-être pas aussi nettement que je semble le laisser entendre, mais elle n’était jamais entièrement absente, si bien qu’on peut difficilement imaginer un avenir où la critique littéraire envisagerait l’œuvre et la vie d’Orwell séparément.
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