Les entreprises technologiques et les plateformes de distribution les plus importantes du monde, telles que Microsoft et Amazon, ont commencé à s’implanter dans le secteur alimentaire. Quelles sont les implications pour les petits agriculteurs et les systèmes alimentaires locaux ?
- Cette évolution conduit à une intégration forte et puissante entre les entreprises qui fournissent des produits aux agriculteurs (pesticides, tracteurs, drones, etc.) et celles qui contrôlent les flux de données et ont accès aux consommateurs.
- Côté intrants, l’agro-industrie s’inscrit dans la tendance en amenant les agriculteurs à utiliser ses applications de téléphonie mobile pour leur fournir des données, sur la base desquelles elle peut apporter un « conseil » aux agriculteurs.
- Côté extrants, nous voyons les grandes plateformes électroniques investir pour faire leur entrée dans le secteur et prendre le contrôle de la distribution alimentaire.
- Ensemble, elles favorisent l’utilisation d’intrants chimiques et de machines coûteuses, ainsi que la production de matières premières destinée à des entreprises plutôt qu’à des marchés locaux. Elles encouragent la centralisation, la concentration et l’uniformité, et sont propices aux abus et à la monopolisation.
Il y a quelques années, l’entreprise technologique japonaise Fujitsu a construit une ferme verticale pilote sur une parcelle de terrain aux environs de Hanoï. Cette ferme high-tech, qui ressemble plus à une usine, produit de la laitue sur des étagères superposées dans une serre de haute technologie entièrement fermée, gérée par des ordinateurs centraux au Japon. Les ordinateurs sont connectés à un système de « cloud » (ou de « nuage informatique ») que Fujitsu exploite en partenariat avec l’un des plus grands distributeurs alimentaires du Japon, Aeon. Cette ferme est à la fois impressionnante et déroutante : une telle débauche de ressources et d’énergie pour la production de quelques plateaux de laitue de faible valeur ?
L’économie improbable de l’agriculture verticale n’a pas diminué son attrait dans la Silicon Valley. Depuis 2014, les startups de fermes verticales ont amassé 1,8 milliard USD fournis par des investisseurs technologiques comme le fondateur d’Amazon Jeff Bezos et la SoftBank japonaise, un montant plus important que l’ensemble des investissements directs étrangers annuels dans l’agriculture. Pourtant, malgré ces énormes rentrées de fonds, les fermes high-tech construites par ces entreprises n’occupent qu’une surface dérisoire dans le monde, équivalente à 30 hectares.1Cela ne change guère la donne pour la production alimentaire mondiale.
Tout près de sa ferme verticale dans la banlieue de Hanoï, Fujitsu expérimente une autre ferme qui offre une vision différente et plus réaliste de l’approche adoptée par les entreprises technologiques pour se lancer dans le secteur agricole. Cette exploitation est située sur un terrain extérieur ordinaire et ne se distingue en rien des exploitations voisines. La seule différence significative est que tous les ouvriers de la ferme Fujitsu portent des smartphones fournis par l’entreprise et que chacun de leurs mouvements est surveillé. Les heures de travail, leur productivité, les intrants qu’ils appliquent sont soigneusement consignés et enregistrés au Japon, sur le cloud de l’entreprise. Fujitsu déploie les technologies numériques les plus récentes pour répondre à l’impératif séculaire des entreprises de maximiser l’exploitation du travail.2
Ferme Fujitsu à Hanoi, Vietnam (2016). Source : GRAIN
Il est essentiel de regarder au-delà du battage médiatique. Oui, il est possible de mettre les technologies numériques au service des agriculteurs, des consommateurs, des travailleurs agricoles et de l’environnement. Mais les technologies ne se développent pas en vase clos ; elles sont déterminées par l’argent et le pouvoir, qui sont tous deux extrêmement concentrés dans le secteur technologique. Dans une époque où quelques grandes sociétés disposent d’un contrôle sans précédent sur les données, les communications et le système alimentaire, l’agriculture numérique va évoluer de manière à renforcer leur pouvoir et leurs bénéfices, à moins que nous ne nous organisions pour agir et éviter que cela se produise.
Récolter des données
Dans le monde des technologies numériques, le pouvoir est basé sur les données, sur la capacité à collecter et traiter d’énormes quantités de données. Ainsi, tout comme les autres secteurs de l’économie, les grandes entreprises (qu’il s’agisse d’entreprises technologiques, de fournisseurs de télécommunications, de chaînes de supermarchés, d’entreprises alimentaires, d’agro-industries ou de banques) se précipitent pour collecter le plus de données possible à partir de tous les nœuds du système alimentaire et de trouver des moyens d’en tirer profit. Ces efforts sont de plus en plus intégrés et connectés grâce à des partenariats d’entreprise, des fusions et des rachats, et ils ouvrent la possibilité d’une mainmise des entreprises beaucoup plus profonde et complète sur le système alimentaire.3
Les principaux acteurs de ce mix sont les entreprises technologiques mondiales, plus connues sous le nom de Big Tech. Le tableau 1 recense certaines de leurs initiatives dans le secteur alimentaire. Elles sont nouvelles dans l’agriculture, mais elles y investissent désormais massivement, en particulier dans les plateformes d’informations numériques connectées à leurs services cloud.
Microsoft, par exemple, est en train de mettre en place une plateforme d’agriculture numérique appelée Azure FarmBeats qui fonctionne grâce à la technologie de cloud computing massive et mondiale de l’entreprise, Azure.4 La plateforme est destinée à fournir aux agriculteurs des données et des analyses en temps réel sur l’état de leurs sols et de leur eau, la croissance de leurs cultures, la situation au niveau des ravageurs et des maladies et les changements météorologiques et climatiques imminents auxquels ils peuvent être confrontés. La valeur de ces informations et conseils dépend des volumes et de la qualité des données que Microsoft peut récolter et analyser avec des algorithmes. C’est pourquoi il s’associe aux principales entreprises développant des drones agricoles et des systèmes de capteurs, ainsi qu’aux entreprises développant des technologies qui peuvent recevoir et agir sur les informations transmises par FarmBeats : les tracteurs high-tech, les drones de pulvérisation de pesticides et d’autres machines connectées au cloud d’Azure.
Les entreprises agro-industrielles, en particulier celles qui vendent des semences, des pesticides et des engrais, ont une longueur d’avance sur les Big Tech. Les plus grands acteurs de l’agro-industrie disposent tous d’applications, couvrant désormais des millions d’hectares d’exploitations, qui amènent les agriculteurs à leur fournir des données en échange de conseils et de réductions sur l’application de leurs produits (voir l’encadré : L’agro-industrie passe au numérique). Bayer, la plus grande entreprise de pesticides et de semences au monde, affirme que son application est déjà utilisée dans des fermes couvrant plus de 24 millions d’hectares aux États-Unis, au Canada, au Brésil, en Europe et en Argentine.
Le cheikh Mohammed bin Rashid, vice-président et premier ministre des Émirats arabes unis, et dirigeant de l’émirat de Dubaï, à GITEX2020, découvrant Azure FarmBeats. Crédit : compte twitter de Microsoft EAU
Bayer, comme les autres entreprises agro-industrielles, doit louer l’infrastructure numérique dont elle a besoin pour exécuter son application auprès de l’une des grandes entreprises technologiques qui contrôlent les services en cloud mondiaux.5 En l’occurrence, il s’agit d’Amazon Web Services (AWS), la plus grande plateforme de services cloud au monde, devant Microsoft, Google et Alibaba. Amazon, qui, comme Microsoft, développe sa propre plateforme d’agriculture numérique, peut potentiellement exploiter les données collectées par Bayer et les nombreuses autres entreprises qui utilisent ses services cloud. Elle a ainsi un énorme avantage sur ces entreprises, non seulement en termes de quantité de données auxquelles elle peut accéder, mais aussi en termes de capacité à analyser ces données et à en tirer profit à plus long terme. Ensuite, la logique que nous commençons déjà à voir se concrétiser va dans le sens d’une intégration entre les entreprises qui fournissent des produits aux agriculteurs (pesticides, tracteurs, drones, etc.) et celles qui contrôlent les flux de données.6
L’agro-industrie passe au numérique
Les dernières années ont vu apparaître une explosion d’applications mobiles proposées aux agriculteurs par les sociétés de pesticides et d’engrais pour les « aider » à prendre des décisions sur ce qu’il faut planter, les quantités de produits phytosanitaires à pulvériser, le moment de récolter, et bien d’autres choses.
Lorsque Monsanto a racheté la Climate Corporation en 2013 pour près d’un milliard de dollars, beaucoup étaient perplexes. Pourquoi une société agrochimique rachèterait-elle une société qui vend une assurance contre les intempéries aux agriculteurs ? Une partie de la réponse se trouve dans « Climate FieldView », une série d’applications de téléphonie mobile sur lesquelles l’entreprise travaillait pour amener les agriculteurs à transmettre des données sur leurs champs en échange de conseils ce qu’il faut planter et quand le faire. Monsanto a alors affirmé que la « science des données » pourrait être une opportunité de revenus de 20 milliards USD au-delà de son activité principale portant sur les semences et les produits chimiques.7
Fieldview8 est désormais fonctionnel, principalement aux États-Unis. Peu importe que Monsanto ait été repris par Bayer entre-temps, intégrant encore plus de « science des données ». La stratégie visant à amener les agriculteurs à transmettre des données en échange de « conseils » semble intéressante pour toute entreprise qui vise à vendre des intrants chimiques aux agriculteurs. Le fonctionnement du système est en gros le suivant :
- Vous ouvrez un compte Fieldview en ligne et vous téléchargez des données historiques sur le terrain (normalement fournies par une société de services dans votre région) et toutes sortes d’autres données (telles que des informations sur les semis, les pulvérisations, les semences utilisées, etc.).
- Ensuite, vous installez le « cab-app » sur votre tracteur, un petit dispositif de localisation qui enregistre des données sur toutes sortes d’opérations effectuées par le tracteur sur le terrain et télécharge les données sur le lecteur FieldView de l’entreprise dans le cloud. Désormais, Bayer a accès à toutes les données agricoles que vous saisissez et téléchargez (densité de semences, utilisation d’engrais et de produits chimiques, etc.).
- Bayer va ensuite superposer vos informations avec ses propres bases de données sur la qualité du sol, les ravageurs et les maladies, la météo, l’humidité, etc., et va vous recommander ce que vous devriez acheter auprès d’eux pour résoudre les problèmes – le tout à partir de votre application.
- Vous pouvez associer votre compte Fieldview aux « PLUS Rewards » de Bayer et bénéficier de remises et de services liés à tous les produits chimiques qu’ils vous font acheter, notamment leur herbicide phare, le « Roundup ».
- Avertissement : cela ne fonctionne qu’avec le maïs et le soja.
Bayer n’est que l’une des entreprises qui s’efforcent d’obtenir un accès direct aux champs de leurs clients pour vendre leurs produits. BASF propose son application Xarvio pour faire la même chose9. Leur outil « scouting » vous aide à identifier les mauvaises herbes, les maladies, les insectes, etc. dans votre champ et à prévoir quand ils deviennent un problème. L’outil Field manager vous indique quand pulvériser et fertiliser, en quelle quantité et, si vous le souhaitez (et moyennant un supplément), l’application Healthy Fields vous propose de « laisser [BASF] s’occuper de la planification, de la mise en œuvre et de la documentation des activités de protection des cultures ». BASF envoie ensuite les pulvérisateurs dans vos champs lorsque ses équipes décident que c’est nécessaire.
En 2019, Syngenta a acheté Cropio, ajoutant ainsi la principale société d’agriculture numérique d’Europe de l’Est à sa plateforme numérique CropWise en pleine expansion. Avec l’acquisition de Cropbio, Syngenta s’est vantée d’être « la seule entreprise agricole à avoir accès à des plateformes de gestion de premier plan dans les quatre principaux marchés agricoles : aux États-Unis avec Land.db, au Brésil avec Strider, en Chine avec la Modern Agricultural Platform et maintenant l’Europe de l’Est avec Cropio. Au total, plus de 40 millions d’hectares au niveau mondial seront gérés à l’aide d’un outil numérique Syngenta, avec le projet d’un doublement d’ici la fin de l’année 2020. »10
Pour ne pas se laisser distancer, Yara – la plus grande entreprise d’engrais au monde – propose tout un ensemble d’outils numériques pour évaluer vos besoins en engrais, comme Yaralrix, qui transforme votre téléphone en analyseur d’azote et Atfarm, qui vous permet d’analyser vos champs par des images satellite et de procéder à une application sélective des engrais. Et bien sûr, une fois que vous savez ce dont vous avez besoin, Yara est là pour vous vendre le produit.11
Une fracture numérique
Tout cela peut sembler assez déconnecté des réalités et des besoins des quelque 500 millions de petites exploitations agricoles familiales dans le monde, qui produisent une grande partie de la nourriture mondiale. Les applications high-tech comme les tracteurs sans conducteur et les drones de pulvérisation de pesticides actuellement développés ne leur sont clairement pas destinés. Surtout, ce sont les données collectées qui font la qualité des informations que les plateformes numériques fournissent aux agriculteurs. Ainsi, pour les fermes situées dans des zones où il y a une importante collecte de données (analyses régulières du sol, études sur le terrain, mesures de rendement, etc.) et pour les fermes qui peuvent s’offrir de nouvelles technologies qui collectent des données (comme de nouveaux tracteurs, des drones ou des capteurs de terrain), les sociétés technologiques peuvent collecter de gros volumes de données de haute qualité et en temps réel. Elles ont développé des algorithmes pour traiter et analyser les données et prétendent qu’elles peuvent fournir à ces agriculteurs des conseils sur l’application d’engrais, l’utilisation de pesticides et les périodes de récolte qui sont assez spécifiques et utiles à leurs exploitations.Néanmoins, si les exploitations agricoles de la région pratiquent la monoculture, cela fait également une énorme différence, car cela simplifie considérablement la collecte et l’analyse des données, ainsi que les recommandations.
Les petites exploitations, cependant, ont tendance à être situées dans des zones où il y a peu ou pas de services de vulgarisation et pratiquement aucune collecte centralisée de données de terrain. Ces services ont été détruits dans les pays du Sud au cours de décennies d’ajustement structurel. Les petites exploitations agricoles ne peuvent pas non plus se permettre les technologies de collecte de données à prix élevé que les grandes exploitations agricoles peuvent utiliser pour transmettre des informations au cloud. De ce fait, les données que les entreprises technologiques collectent dans les petites exploitations seront inévitablement de très mauvaise qualité.
Les entreprises technologiques et les gouvernements promouvant l’agriculture numérique ne cherchent pas à remédier à ce manque de données de terrain sur les petites exploitations. Si des fonds, en particulier des fonds publics, sont investis dans les infrastructures reliant les populations rurales aux réseaux de téléphonie mobile et Internet, notamment dans le cadre de la nouvelle course à la 5G, aucun nouveau financement n’est investi dans les services de vulgarisation agricole publics. Au contraire, les fournisseurs d’intrants qui assurent actuellement une vulgarisation minimale aux agriculteurs qui achètent leurs produits se tournent vers l’agriculture numérique pour réduire leur présence sur le terrain. L’objectif est plutôt de contourner ce déficit d’informations, d’utiliser des données satellitaires et tout le fatras de données de terrain pouvant être collectés auprès des agronomes privés et publics, des ONG et des entreprises alimentaires qui continuent de rendre visite aux agriculteurs.
Les conseils que les petits agriculteurs recevront de ces réseaux numériques, via des messages texte sur leurs téléphones portables, seront loin d’être révolutionnaires. Et si ces agriculteurs pratiquent l’agroécologie et la polyculture, les conseils qu’ils recevront seront totalement inutiles. Mais, de toute façon, le but recherché n’est pas vraiment de fournir de bons conseils aux agriculteurs. Pour les entreprises qui investissent dans l’agriculture numérique, l’objectif est d’intégrer des millions de petits agriculteurs dans un vaste réseau numérique contrôlé de manière centralisée, dans lequel ils sont fortement encouragés, voire obligés, à acheter leurs produits (intrants, machines et services financiers) et de leur fournir des produits agricoles qu’ils peuvent ensuite revendre.
Comment les « big tech » et l’intelligence artificielle contrôlent nos achats
De plus en plus, les grandes plateformes de distribution alimentaire utilisent des logiciels d’intelligence artificielle (IA) pour prédire nos préférences alimentaires et nous amener à acheter plus.
« Puisque les produits que vous emportez vont dans votre panier virtuel, veuillez ne pas prendre des choses pour d’autres acheteurs. » Notification pour les clients d’Amazon Go. Source : Shinya Suzuki sur Flickr
Will Broome est le fondateur d’Ubamarket, une entreprise britannique qui a créé une application d’achat qui permet aux gens de payer des articles via leur téléphone, de créer des listes et de rechercher les ingrédients et les allergènes contenus dans les produits. « Notre système d’IA surveille les comportements des gens plutôt que leurs achats, et plus vous faites d’achats, plus l’IA en sait sur les types de produits que vous aimez », explique-t-il. « Le module d’IA n’est pas seulement conçu pour faire les choses évidentes, il apprend au fur et à mesure et devient anticipatif. » « Nous avons découvert qu’avec l’application, le contenu moyen des paniers est en hausse de 20 % et les gens qui possèdent cette application sont trois fois plus susceptibles de revenir faire leurs achats dans ce magasin », dit M. Broome.
Le consultant en vente au détail Daniel Burke, de Blick Rothenberg, appelle cela « le Saint Graal […] pour construire un profil de clients et suggérer un produit avant qu’ils ne se rendent compte que c’est ce qu’ils voulaient. »
En Allemagne, une start-up berlinoise appelée SO1 fait quelque chose de similaire avec son système d’IA pour les détaillants. Elle affirme que neuf fois plus de personnes achètent les produits suggérés par l’IA plutôt que ceux proposés par les promotions traditionnelles, même lorsque les remises sont inférieures de 30 %.
Le géant de la vente en ligne Amazon n’est pas en reste au niveau de la collecte des données. Il dispose d’immenses quantités d’informations sur ses clients à partir de leurs achats en ligne et via ses produits tels que ses enceintes interactives Echo Dot, auxquelles vous pouvez demander de faire les choses à votre place. Il se lance maintenant dans la vente physique, avec des magasins physiques regorgeant de technologies de vision informatique assistées par IA. Cela signifie que dans ses épiceries Amazon Go, actuellement en service dans 27 localités aux États-Unis, les gens peuvent faire leurs achats sans interaction avec un humain ou une caisse. Ils passent simplement leur smartphone sur le scanner lorsqu’ils entrent dans le supermarché, prennent ce qu’ils veulent acheter, puis ressortent tout simplement du magasin. Bien sûr, l’IA surveille et vous envoie une facture à la fin.
Lorsqu’en 2017 Amazon a racheté Whole Food Markets, un important réseau d’épiceries bio avec plus de 400 magasins à travers les États-Unis, cela a fait trembler le secteur. Amazon veut que vous achetiez en ligne, mais ne se soucie pas de savoir si vous voulez qu’on vous livre votre nourriture à domicile ou si vous voulez la récupérer en boutique ; vous pouvez maintenant faire les deux. Il ne fait aucun doute qu’ils vous inciteront bientôt à acheter certains produits, en fonction de vos préférences qu’ils ont stockées dans leurs bases de données géantes.
Selon la société de recherche Gartner, plus des trois quarts des grandes enseignes dans le monde disposent déjà de systèmes d’IA ou prévoient d’en installer bientôt. Son expert, Sandeep Unni, explique que la pandémie mondiale a accéléré cette tendance, car elle a radicalement changé les habitudes de consommation.
Tout cela peut sembler agréable et pratique pour les clients qui s’y intéressent, mais pour les entreprises, c’est encore mieux, car les gens ont tendance à acheter plus en réponse aux incitations personnalisées. De plus, la banalisation du profilage personnalisé lié au commerce électronique suscite de sérieuses inquiétudes. Qui contrôle les quantités massives de données collectées, à qui appartiennent-elles et qu’en fait-on ? « L’expérience client est en train de devenir la nouvelle monnaie », affirme Gartner.12 Ainsi, vos préférences pourraient déjà être mises en vente quelque part au plus offrant. Et si le profilage des personnes était basé sur l’origine ethnique, le statut socio-économique, la sexualité ? Et que deviennent les petits magasins d’alimentation et les marchés locaux qui n’ont pas les moyens de se lancer dans l’intelligence artificielle ?
(Source: https://www.bbc.com/news/technology-54522442)
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Un nuage à l’horizon
Au cours des vingt dernières années, le co-fondateur de Microsoft, Bill Gates, a consacré une grande partie de sa fortune à essayer de faire adopter par les petits agriculteurs des pays du Sud ce qu’il présente comme « les semences, les pesticides et les engrais les plus avancés », vendus et développés par les plus grandes entreprises agroalimentaires du monde. Bien qu’il ait investi des millions, voire des milliards, dans les centres de recherche internationaux promouvant ces technologies et des programmes comme l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), ses efforts ont eu peu d’impact, et les taux d’adoption des technologies restent faibles.13
B. Gates mise sur le fait que l’agriculture numérique peut changer les choses. En septembre 2020, Microsoft et AGRA ont officialisé un partenariat14 pour aider Microsoft à déployer sa plateforme Azure FarmBeats dans tout le continent et approfondir leurs efforts conjoints visant à déployer l’application d’assistant virtuel (« chatbot ») Kuzabot de Microsoft, qui fournit aux petits agriculteurs des conseils via WhatsApp et SMS, y compris des informations sur les intrants à utiliser et les entreprises auprès desquelles acheter.15 Microsoft avait déjà conclu un partenariat avec l’Institut international de recherche sur les cultures pour les tropiques semi-arides (ICRISAT) financé par Bill Gates en Inde avec une application similaire qui fournissait des conseils aux agriculteurs sur le moment de semer leurs graines, et a été déployée par les services de vulgarisation agricole de gouvernement de l’État du Karnataka.16
Parallèlement, FarmBeats de Microsoft intègre la start-up américaine Climate Edge dans sa plateforme.17Climate Edge se décrit comme « un courtier en mégadonnées pour le secteur agricole en développement ». Pour résumer, son activité consiste à rassembler des données sur les petits agriculteurs fournies par les consultants agricoles, les ONG, les entreprises et les chercheurs qui utilisent sa plateforme, puis à vendre ces informations à des compagnies d’assurance, à des organismes de certification, à des distributeurs de pesticides, à de grandes entreprises alimentaires comme Unilever et même aux ONG qui souhaitent prouver que leurs projets ont augmenté les rendements.18
Microsoft et ses partenaires ne sont pas les seuls à développer des plateformes de données et de communications numériques qu’ils peuvent ensuite vendre aux entreprises de pesticides et à d’autres qui souhaitent influencer les choix des agriculteurs. Le principal fournisseur de services de conseil par assistant virtuel aux petits agriculteurs au Kenya, Arifu, a pour partenaire la société multinationale de semences et de pesticides Syngenta. Arifu affirme que sa plateforme numérique « crée une boucle de rétroaction en générant une demande pour les graines de Syngenta […]. Grâce à Arifu, Syngenta peut atteindre une population pour laquelle il aurait autrement eu besoin de faire appel à de coûteux et rares « ambassadeurs » sur le terrain. »19Mais les économies de coûts pour les entreprises d’intrants comme Syngenta ne sont que la partie émergée de l’iceberg des bénéfices qui peuvent être réalisés par ceux qui contrôlent l’espace croissant de l’agriculture numérique.
Entrepôt Twiga. Source : Site web du programme mondial pour l’agriculture et la sécurité alimentaire
Arifu fait maintenant partie d’une plateforme numérique kényane plus importante appelée Digifarm et exploitée par la filiale kényane de Vodafone, Safaricom. Digifarm fournit à des millions de petits agriculteurs au Kenya des services d’assistant virtuel comme Arifu, leur vend des intrants et une assurance-récolte, leur offre des prêts, achète et vend leurs produits, le tout via la plateforme nationale de monnaie numérique de Safaricom, M-PESA. Pour ces services, Safaricom facture des frais sur toutes les transactions. (Voir encadré : Miser sur les communautés rurales)
Digifarm, et des plateformes similaires dans d’autres parties du monde sont saluées pour la fourniture de services financiers aux populations rurales qui, autrement, ne pourraient pas y accéder (c’est ce que l’on appelle « la banque des non bancables »). Mais cela laisse dans l’ombre ce qui se passe réellement.20Ces plateformes ne rendent pas « bancables » les connaissances des petits agriculteurs ou de leurs diverses variétés de semences et d’animaux. Pour devenir bancables, les agriculteurs doivent se conformer au système : ils doivent acheter les intrants qui sont préconisés et vendus à crédit (à des taux d’intérêt élevés), suivre les « conseils » de l’assistant virtuel pour avoir droit à l’assurance-récolte (qu’ils doivent payer), vendre leurs récoltes à l’entreprise (à un prix non négociable) et recevoir des paiements sur une application de monnaie numérique (moyennant des frais). Tout faux pas peut nuire à la solvabilité d’un agriculteur et à son accès au financement et aux marchés. C’est de l’agriculture contractuelle à grande échelle.
« J’ai […] suivi toutes les leçons de la formation », a déclaré Wilson Kibet, un agriculteur kényan de 50 ans qui a contracté auprès de Digifarm un prêt à 15 % d’intérêt pour acheter un lot de semences de maïs hybride et d’intrants chimiques et qui a suivi les conseils fournis. « Ils nous ont même dit de ne pas planter de haricots au milieu des rangs de maïs. »21
Miser sur les communautés rurales
En novembre 2020, le Brésil a lancé une plateforme numérique nationale pour les paiements et les virements instantanés, appelée Pix. Une fois la nouvelle application installée sur leurs téléphones portables, les Brésiliens peuvent effectuer des paiements et des virements 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, sans avoir besoin d’un compte bancaire.22 On estime qu’aujourd’hui environ 60 millions de Brésiliens, soit 35 % de la population, n’ont pas de compte bancaire parce qu’ils n’ont pas les moyens de payer les frais bancaires, ne disposent pas d’adresse fixe ou des documents personnels exigés, ou vivent dans des communautés rurales isolées, éloignées des agences bancaires. Mais beaucoup de ces personnes ont des téléphones portables et peuvent accéder à Pix.
La situation est similaire ailleurs. Selon la Banque mondiale, 1,7 milliard de personnes dans le monde ne disposent pas de compte bancaire, parmi lesquels 1,1 milliard possèdent un téléphone portable. Il existe donc un énorme marché financier potentiel que les entreprises technologiques, connues sous le nom de fintechs, peuvent exploiter en remplaçant ainsi les géants traditionnels du système financier.
À elle seule, la Chine compte environ 224 millions de personnes sans compte bancaire et les deux géants de la technologie du pays, Alibaba et Tencent, ont lancé une offensive vigoureuse dans le but d’intégrer leurs plateformes de commerce électronique dominantes, leurs applications de paiement numérique et leurs services de microprêt qui, moyennant une commission, négocient des microcrédits auprès des banques sur la base des données d’achat compilées sur les consommateurs individuels. Les profits sont potentiellement énormes, ce qui explique pourquoi la branche microprêt d’Alibaba, Ant, a généré une offre record de 3 000 milliards USD lors de son introduction en bourse (IPO) en octobre 2020, soit la plus grande introduction en bourse de l’histoire. Les inquiétudes quant à la façon dont une telle concentration de pouvoir et une surveillance peu rigoureuse du crédit pourraient nuire à l’économie dans son ensemble ont poussé le gouvernement chinois à présenter de nouvelles règles antitrust sur les fintechs, ce qui a conduit Ant à retirer son introduction en bourse à la dernière minute.23
Le contrôle des monopoles n’est pas le seul problème. La monnaie numérique crée de nouvelles possibilités de vol, de fraude et d’endettement, ce qui accentue la vulnérabilité les personnes peu expérimentées dans le domaine bancaire et financier. Cela offre également la possibilité d’une surveillance et d’un contrôle accrus de l’État, comme c’est le cas en Chine, où des projets sont en cours de développement pour intégrer les plateformes de monnaie numérique aux efforts de l’État visant à contrôler le comportement des gens.24 Et les agriculteurs devraient se demander ce que cela signifie lorsqu’une entreprise comme Alibaba, avec son contrôle croissant sur les habitudes d’achat des gens, s’associe aux plus grandes entreprises d’élevage industriel afin de développer l’intelligence artificielle pour leurs élevages de porcs industriels.25
Les nouveaux intermédiaires
Un autre avantage supposé pour les agriculteurs de ces plateformes numériques émergentes est qu’elles éliminent la dépendance à l’égard des « intermédiaires ».26 En effet, les agriculteurs trouvent des moyens créatifs d’utiliser les plateformes numériques pour vendre directement aux consommateurs, en particulier en cette période de Covid-19, et les agriculteurs ont potentiellement beaucoup de possibilités d’utiliser les technologies numériques pour renforcer leur pouvoir de négociation, surtout s’ils le font par le biais de coopératives ou d’autres structures collectives. Mais, même dans de tels cas positifs, les gens doivent encore faire le travail « intermédiaire » de collecte, de distribution et de vente des aliments produits à la ferme et, dans une grande partie du monde, ce travail est encore effectué par des millions de petits commerçants et vendeurs, pour la plupart des femmes, qui vendent la nourriture dans les villes des alentours.
Epicerie Amazon Go. Source : Shinya Suzuki sur Flickr
Ce serait formidable si les plateformes numériques pouvaient être conçues de façon à aider ces deux pôles de la chaîne alimentaire à mieux communiquer et se coordonner, et à éliminer les entreprises et les cartels avides qui s’interposent souvent entre les deux. Mais ce n’est pas dans l’intérêt des grandes entreprises qui déploient les plateformes d’agriculture numérique d’aujourd’hui. Elles utiliseront leurs plateformes numériques pour augmenter leur pouvoir de fixation des prix sur les agriculteurs (voir encadré : Agriculteurs, attention : Singapour vous regarde !) et amener les ouvriers agricoles à rejoindre le « milieu » élargi du système alimentaire, placé sous le contrôle de leurs centres de commande invisibles, tout comme Uber l’a fait avec les taxis ou Rappi et iFood l’ont fait avec les livraisons en ligne d’épicerie et de restauration en Amérique latine. Les femmes commerçantes et vendeuses du système alimentaire deviendront essentiellement des travailleuses à la pièce, ainsi que des consommatrices de leurs produits financiers, payant des frais sur les transactions monétaires numériques et des intérêts sur les prêts de microcrédit.
Prenons par exemple Twiga Foods, l’une des nombreuses startups agrotechnologiques financées par le programme 4Afrika de Microsoft.27 Elle a été fondée par un universitaire américain qui, tout en étudiant les marchés de gros de Nairobi, a été convaincu par le potentiel de mettre en lien directement les agriculteurs avec les petits vendeurs, en contournant les puissants cartels. Avec le soutien de la Banque mondiale, de Microsoft et d’un autre fonds de capital-risque, Twiga Foods a constitué une flotte de camions pour s’approvisionner en aliments auprès d’agriculteurs en périphérie de Nairobi et les livrer directement à un réseau de petits vendeurs de la ville. Toutes les transactions sont organisées via des téléphones portables, y compris les paiements, et exécutées sur la plateforme numérique de Microsoft et les services en cloud d’Azure.28
Ce premier succès de Twiga a attiré l’attention de plus grands acteurs, à la recherche d’un moyen de s’implanter enfin sur le marché de la consommation en pleine expansion de l’Afrique. Goldman Sachs et la famille française propriétaire des supermarchés Auchan ont pris des participations importantes dans l’entreprise. Twiga s’est associé à IBM, un autre fournisseur de services en cloud de premier plan, pour tester un programme de banque numérique avec ses fournisseurs. Et, tout récemment, Twiga a conclu un partenariat avec la plus grande société de commerce électronique du Kenya, si bien que Twiga vend maintenant des aliments directement aux consommateurs, en supprimant le rôle des petits vendeurs pour lesquels il avait été initialement créé. Twiga a également annoncé son intention de « profiter » du réseau de supermarchés d’Auchan en pleine expansion pour s’étendre en Afrique de l’Ouest.29
Twiga a peut-être créé des gains d’efficacité dans le système de distribution alimentaire du Kenya, mais ces économies ne sont pas redistribuées aux agriculteurs et aux vendeurs. L’impact le plus significatif de Twiga est d’avoir remodelé la distribution alimentaire, en utilisant à peu près la même force de travail, pour permettre aux entreprises de s’insérer au milieu et d’extraire de la richesse.
Le chemin que les entreprises font prendre à l’agriculture numérique et à la distribution alimentaire s’inscrit dans le cadre de l’évolution récente plus globale du commerce de détail. La pandémie de Covid-19 accélère la transition vers la vente au détail en ligne de produits alimentaires, que les grandes entreprises technologiques comme Alibaba et Amazon soutiennent activement (voir encadré : Comment les « big tech » et l’intelligence artificielle contrôlent nos achats). Alors que ces entreprises tentent de s’affirmer dans des pays où la distribution alimentaire est encore largement entre les mains de réseaux de petits vendeurs et commerçants et/ou de systèmes de vente en gros réglementés par l’État, elles attachent beaucoup d’importance à la promotion des plateformes numériques en tant qu’option de commercialisation privilégiée pour les agriculteurs, tout en dissimulant leurs propres ambitions monopolistiques.
En Inde, par exemple, où une bataille acharnée fait rage depuis des années pour empêcher les grandes chaînes de vente au détail de s’implanter dans le pays, les entreprises colonisent maintenant l’espace de vente au détail par le biais du commerce électronique. Walmart est entré en Inde en 2016 grâce à une prise de contrôle, pour 3,3 milliards USD, de la start-up de vente au détail en ligne Jet.com, et a continué en 2018 avec une prise de contrôle, pour 16 milliards USD de la plus grande plateforme de vente au détail en ligne en Inde, Flipkart. Amazon n’est pas loin derrière. Aujourd’hui, Walmart et Amazon contrôlent désormais près des deux tiers du secteur de la vente au détail numérique en Inde.
L’expansion commerciale de la vente au détail en ligne en Inde est une menace directe pour des millions de colporteurs, de petits négociants et détaillants, les magasins kirana et les petites boutiques familiales. Amazon et Walmart cassent les prix, offrent des remises importantes et utilisent d’autres pratiques commerciales déloyales pour attirer les clients vers leurs plateformes en ligne. Lorsque les deux sociétés ont généré des ventes de plus de 3 milliards USD en seulement six jours d’une vente éclair au festival de Diwali, les petits détaillants indiens ont appelé désespérément au boycott des achats en ligne.30
Mais de plus en plus d’entreprises viennent pour s’emparer d’une part du marché de détail numérique en pleine croissance en Inde. En 2020, Facebook et le géant américain du capital-investissement KKR s’étaient engagés à investir plus de 7 milliards USD dans Reliance Jio, la boutique en ligne de l’un des plus grands magasins de détail en Inde. Les clients pourront bientôt faire leurs achats chez RelianceJio via l’application de dialogue en ligne de Facebook, WhatsApp.31
Bien que les achats en ligne n’aient pas décollé en Amérique latine comme dans certaines autres régions, leur croissance actuelle est énorme. Elle est portée par l’essor des applications de téléphonie mobile pour la livraison telles que « Rappi » qui offre toute une gamme de services, allant de la nourriture à la pharmacie et en passant par la banque ou les livres, pour n’en citer que quelques-uns. L’entreprise a connu une croissance extraordinaire en Amérique latine, doublant de taille tous les quatre ou cinq mois et s’implantant dans neuf pays de la région au cours des seules cinq dernières années. Son slogan est « Corremos por ti » (« Nous courons pour toi »), et elle est désormais évaluée à 3,5 milliards USD. Selon Luis Techera, de Rappi Mexico, la valeur stratégique de l’entreprise réside dans les informations collectées sur le comportement d’achat de ses clients : « Si, par exemple, Gillette veut lancer un nouveau rasoir électrique, ils peuvent demander à Rappi de s’adresser à 100 000 personnes qui ont acheté un rasoir Gillette par le passé, ont entre 27 et 35 ans et vivent dans une zone donnée. »32
Agriculteurs, attention : Singapour vous regarde !
En 2014, la société singapourienne Olam, troisième transformateur de cacao au monde, a lancé ce qu’elle appelle le système d’information agricole d’Olam (Olam Farmer Information System – OFIS) en Côte d’Ivoire et au Ghana. Olam explique que sa « technologie permet au personnel de terrain d’enquêter et d’enregistrer, sur place, des milliers d’exploitations, le paysage environnant, ainsi que la situation sociale des agriculteurs ».
« Les données – parmi lesquelles la taille de l’exploitation, l’emplacement, l’âge des vergers, l’infrastructure économique, sociale et sanitaire et les systèmes de soutien écologique – sont collectées au niveau de l’exploitation sur un appareil portatif par le personnel de terrain formé d’Olam […] Le personnel de terrain d’Olam informe les agriculteurs de la manière dont les données seront potentiellement utilisées et leur garantit que toute donnée personnelle ne serait accessible qu’aux employés d’Olam et à certains clients sélectionnés d’Olam dans le cadre d’un accord de conditions d’utilisation approprié et par ailleurs en toute confidentialité. Après le briefing, l’agriculteur consent à fournir des informations pertinentes ou se retire de l’opération. La base de données OFIS appartient à Olam International Limited à Singapour et tous les processus et protocoles liés aux données personnelles sont conformes aux lois ou aux pratiques de Singapour. Le GPS est largement utilisé pour géolocaliser l’endroit où se trouvent les agriculteurs, repérer les exploitations et cartographier les principaux points d’infrastructure sociale dans les villages. Les données provenant de cette cartographie et des enquêtes auprès des agriculteurs sont introduites dans la base de données d’Olam via une application Android, puis visualisées via une interface de cartes en ligne et un outil graphique d’analyse pour générer des rapports.33
Olam dit qu’il utilise ces données pour aider les agriculteurs à maximiser leur productivité et à éviter la déforestation. Comme par hasard, il omet de mentionner la façon dont il pourrait utiliser cette collecte de renseignements pour faire baisser les prix et maximiser ses propres profits.
Les petits agriculteurs au Ghana et en Côte d’Ivoire sont dans une guerre de longue haleine avec Olam et les autres négociants à propos des prix du cacao. L’asymétrie de pouvoir est telle que ces producteurs de cacao gagnent péniblement 1,31 USD par jour, ce qui est bien inférieur au seuil de 1,90 USD défini par l’ONU pour l’extrême pauvreté, un quart de cette somme provenant de sources autres que le cacao.34 En octobre 2019, les gouvernements du Ghana et de Côte d’Ivoire ont pris des mesures pour améliorer la situation en exigeant que les entreprises versent un « différentiel de revenu vital » de 400 USD la tonne pour permettre d’augmenter les paiements aux agriculteurs (une position en retrait par rapport à leur proposition de fixer un prix plancher minimum, qui a été rejetée par les entreprises). Mais maintenant, le Ghana et la Côte d’Ivoire disent que les gros négociants, notamment Olam, remettent déjà en cause le programme. Ils affirment qu’Olam, le troisième transformateur de cacao dans le monde, essaie délibérément de réduire ses achats de fèves en provenance du Ghana et de Côte d’Ivoire pour saboter le programme de « différentiel de revenu vital ».35
Faire de l’agriculture numérique un outil utile pour les gens ?
Les agriculteurs, petits et grands, utilisent déjà les nouvelles technologies numériques. Comme le disent les publicités, « il existe de multiples façons dont ces technologies pourraient être exploitées pour améliorer les systèmes alimentaires, pour tous. Qui pourrait être contre le fait que les agriculteurs en sachent davantage sur la fertilité de leurs sols et la santé de leurs cultures avec une application sur leur téléphone ? Ou contre des services qui fournissent une connexion plus directe avec les marchés et les consommateurs auxquels ils peuvent vendre leurs produits ? » Le problème est de savoir qui contrôle les données et qui donne les conseils, en plus des questions importantes sur le degré de sécurité pour les utilisateurs de ces systèmes en pleine évolution et les façons dont ils pourraient faciliter la collusion entre entreprises, l’évasion fiscale et d’autres activités délictueuses. Au-delà de ces problèmes, nous devons également nous pencher sur l’impact des technologies numériques elles-mêmes et sur la manière dont elles affectent les connaissances et les pratiques des agriculteurs locaux.
Il existe un certain nombre d’initiatives qui visent à rompre la dépendance vis-à-vis des services numériques high-tech contrôlés par les entreprises qui sont désormais imposés aux agriculteurs. L’un est « FarmHack », une communauté mondiale d’agriculteurs qui construisent et modifient leurs outils et partagent gratuitement ces informations en ligne. Certaines nouvelles sociétés informatiques sont en train de s’orienter vers des échanges d’informations participatifs et non exclusifs, non seulement au sein de communautés locales, mais aussi avec de petits producteurs et transformateurs confrontés à des situations similaires dans le monde, par exemple sur les techniques de lutte antiparasitaire.36
Au cours de la dernière décennie, de nombreux réseaux entre agriculteurs ont vu le jour à travers le monde pour partager des informations et des conseils, dont beaucoup utilisent des outils numériques pour communiquer. Un exemple récent de la façon dont les agriculteurs ont utilisé les outils numériques pour faire parvenir leurs produits aux consommateurs a été fourni lorsque la crise de Covid a coupé les circuits officiels de distribution alimentaire. Dans de nombreuses régions du monde, les agriculteurs se connectent aux réseaux sociaux ou aux outils de commerce électronique pour organiser des marchés alternatifs. Dans le Karnataka, en Inde, des agriculteurs ont commencé à utiliser Twitter pour publier des vidéos de leurs produits et communiquer avec les acheteurs. D’autres ont réactivé les systèmes traditionnels de troc, pour pallier leur manque de liquidités et faire correspondre l’offre et la demande.37
Au Brésil, avec la fermeture des marchés en plein air et la concentration de la distribution alimentaire dans les grands supermarchés où les petits agriculteurs n’ont pas d’entrée directe, le mouvement des petits agriculteurs MPA a organisé un système de distribution avec une coopérative de chauffeurs de taxi et un groupe de consommateurs, fonctionnant en ligne via WhatsApp et une page Web avec un menu hebdomadaire des articles disponibles. Aujourd’hui, ce qu’on appelle l’« infobasket » atteint en moyenne 300 paniers alimentaires par semaine, en particulier des aliments frais, qui parviennent jusqu’à environ 3 000 consommateurs à Rio de Janeiro et ses environs.38 Une quarantaine d’« Unités de production paysanne » organisent la logistique.
Toutes ces initiatives locales sont excellentes et méritent tout notre soutien. La question est de savoir si elles peuvent résister à l’assaut des plateformes et des services que les entreprises développent et déploient actuellement, tous fortement orientés vers l’agriculture industrielle. Comme nous l’avons vu dans ce rapport, elles favorisent l’utilisation d’intrants chimiques et de machines coûteuses, ainsi que la production de produits de base destinés à des entreprises plutôt qu’à des marchés locaux. Elles encouragent la centralisation, la concentration et l’uniformité, sont propices aux abus et à la monopolisation. En conséquence, elles ne feront que nous plonger plus profondément dans les multiples crises qui frappent le système alimentaire mondial.
Il faut résister partout à cette prise de contrôle de l’agriculture numérique par les entreprises. Pour y parvenir, les producteurs alimentaires (agriculteurs, pêcheurs, petits détaillants, vendeurs de rue, ouvriers agricoles et autres) doivent agir ensemble pour briser le pouvoir des Big Tech et de leurs milliardaires et lutter pour une vision différente, basée sur une participation démocratique et diversifiée à la production et au partage des connaissances et des informations.
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Entreprises et institutions qui se lancent dans l’agriculture numérique
Source: Lire l'article complet de Mondialisation.ca