Les campagnes contre les extraditions nous ont appris que les garanties obtenues en faveur d’un traitement humain des prisonniers concernés se transforment systématiquement en véritables cauchemars pour ceux-ci.
La juge britannique Baraitser, le 4 janvier 2021, a refusé l’extradition de Julian Assange pour des raisons médicales, afin d’éviter le risque de suicide dans une prison supermax et les Mesures Administratives Spéciales (SAM).
Suite à ce jugement, le Rapporteur Spécial des Nations Unies sur la torture, Nils Melzer, a déclaré : « La juge Vanessa Baraitser a accepté tous les arguments du Département de Justice des États-Unis, consacrant ainsi la criminalisation – en l’assimilant à de l’espionnage – du journalisme d’investigation, de la publication de la vérité et de la révélation de crimes… En conséquence, si Julian Assange reste en Grande-Bretagne et si le gouvernement américain estime un jour que sa santé s’est améliorée, la question de son extradition pourrait être posée de nouveau. Si le Département de Justice des États-Unis fait appel, la seule question qui sera débattue est celle de son état de santé et des conditions de détention dans les prisons américaines. Les États-Unis pourraient alors simplement offrir des garanties sur ses conditions de détention et la Haute Cour britannique n’aurait alors plus de raisons de refuser son extradition » [1].
Nils Melzer nous prédit ainsi les scénarios américains probables. L’époque Trump est révolue et, avec Joe Biden, c’est le retour de l’État de droit. Les États-Unis s’aligneront à nouveau aux côtés de l’Europe, respect des droits de l’homme inclus. Merrick Garland est nommé nouveau ministre de la Justice. Il est connu pour ses idées progressistes et serait garant d’un procès équitable. Julian Assange ne sera pas enfermé dans une prison supermax. On tiendra compte de son état de santé fragilisé… Etcetera. Dans le domaine des promesses de garanties, l’imagination américaine est sans limites. Pour constater par la suite, que tout ça n’est que du vent.
Ce que les dernières années nous ont appris
Ces vingt dernières années, j’ai participé aux campagnes contre l’extradition de Bahar Kimyongür, de la Belgique vers la Turquie, d’Ali Aarrass, de l’Espagne vers le Maroc et de Nizar Trabelsi, de la Belgique vers les États-Unis. La solidarité s’est construite à l’occasion avec d’autres campagnes contre les extraditions. Comme celle pour Talha Ahsan qui, bien qu’atteint du syndrome d’Asperger, a été extradé en 2012 par la Grande-Bretagne vers les États-Unis, après une détention préventive de six ans à Belmarsh. De longues années de campagne et de procès sans fin ont abouti à l’épuisement des détenus, de leurs familles, de leurs avocats et de leurs sympathisants. Il a fallu trois ans au Maroc pour obtenir l’extradition d’Ali Aarrass et six ans aux États-Unis pour obtenir celle de Talha Ahsan et pas moins de neuf ans pour remporter celle de Nizar Trabelsi.
Nos expériences ont clairement révélé la collaboration des services de sécurité et des procureurs antiterroristes au-delà des frontières. Ceux-ci jouent un rôle beaucoup plus important que n’importe quel juge.
Leur objectif n’est pas de rendre justice, mais de manipuler le droit afin de réaliser un objectif militaire : des extraditions dans le cadre de la guerre contre le terrorisme.
Les campagnes nous ont appris que les garanties obtenues en faveur d’un traitement humain des prisonniers concernés se transforment systématiquement en véritables cauchemars pour ceux-ci.
Elles ont dévoilé que les États démocratiques n’ont aucun scrupule à outrepasser les injonctions des institutions onusiennes ou de la Cour européenne. Ils sont prêts à payer le prix financier et politique d’une sanction pour satisfaire à une demande d’extradition et se débarrasser d’un détenu.
Au cours de ces longues années, les visages, le personnel et les couleurs politiques des pays ont changé mais les piliers du système et ses institutions répressives sont restés intacts.
C’est ce que l’affaire Trabelsi démontre on ne peut plus clairement.
Les préparations de l’extradition de Nizar Trabelsi : un document hallucinant du FBI
Le Tunisien Nizar Trabelsi, footballeur professionnel, a été arrêté en Belgique le 14 septembre 2001 sur accusation de terrorisme. Le 9 juin 2004, il est condamné à dix ans de détention effective, la peine maximale prévue en Belgique, pour ses plans d’une attaque terroriste contre la base militaire belgo-américaine de Kleine Brogel (au Nord de la Belgique). Trabelsi a tout avoué et il a fait sa peine jusqu’au dernier jour. L’affaire devait s’arrêter là.
C’était sans compter avec l’esprit revanchard des Américains, qui voulaient à tout prix le faire payer pour ses intentions de s’attaquer à leur base militaire et à leurs soldats en Belgique. C’était aussi sans compter avec la volonté des Belges de satisfaire les Américains et, par la même occasion, de se débarrasser définitivement de cet (ex)-détenu.
Un document du FBI (Federal Bureau of Investigation), daté du 14 octobre 2004[2], nous apprend que les discussions entre les États-Unis et la Belgique sur la meilleure façon de s’y prendre pour l’extradition ont débuté trois mois après sa condamnation en Belgique et quatre ans avant qu’une première demande officielle d’extradition n’arrive en Belgique.
Dans ce document, on peut lire que, je cite, « des réunions entre les policiers du WFO (Washington Field Office) et les policiers fédéraux belges, et les procureurs fédéraux belges concernant l’affaire Trabelsi ont eu lieu entre le 04/10/04 et le 08/10/04 ». Étaient présents à ces réunions « l’agent spécial Michael R. O’ Callaghan (WFO), LS Habib Benamor (WFO), Cathleen Corken, Procureur de la Division de la lutte antiterroriste du Ministère de la Justice (CTS), Legat Frederick Wong, et Patricia Reedy, Procureur du Bureau des Affaires internationales (Office of International Affairs – OIA) du ministère de la Justice ont rencontré les policiers fédéraux belges Pierre Fayt, Christian Verstraeten, et Wim Bonte, ainsi que le Procureur fédéral belge Michel Yernaux et la conseillère juridique France Lemeunier du Bureau des Procureurs fédéraux belges ».
Lors de ces réunions, le procureurs fédéraux belges ne donnent pas leur avis sur une demande d’extradition qui à ce moment n’existe pas encore. Pourtant, ils assurent déjà les autorités américaines que Trabelsi leur sera bel et bien livré. Ils vont jusqu’à formuler eux-mêmes une demande d’extradition américaine qui serait acceptable pour la Belgique. Dans le document FBI on peut lire ceci : « Le procureur fédéral Yernaux a souligné que lorsque les États-Unis seront prêts à présenter un acte d’accusation ou à demander l’extradition de Trabelsi, il apporterait volontiers toute l’assistance nécessaire pour le formuler ». Par exemple, suggérait le procureur Yernaux à la réunion, pour éviter un refus d’extradition à cause du non bis in idem (on ne peut pas être condamné deux fois pour les mêmes faits), il y a une solution simple. Il vous suffit de dire que Trabelsi avait une autre cible que celle pour laquelle il a déjà été condamné : « Le procureur Yernaux a déclaré que si le FBI pouvait établir que Trabelsi avait prévu de mener une attaque contre une cible autre que la base militaire de Kleine-Brogel, Trabelsi pourrait, selon lui, être extradé sur la base de cette charge. La solution serait de parvenir à prouver que Trabelsi n’avait pas l’intention de cibler la base militaire de Kleine-Brogel, mais bel et bien un autre lieu. »
À la crainte des Américains que Trabelsi pourrait être libéré sous conditions, comme le prévoit la législation belge, ou que sa peine de dix ans serait finie avant que l’extradition soit réglée, le procureur a répondu, je cite, « qu’il ferait tout son possible pour extrader Trabelsi hors de Belgique ». Oui, disait Yernaux, Nizar Trabelsi serait « admissible à une libération conditionnelle au bout de six années et demie d’emprisonnement, mais qu’il demandait son maintien en détention tant qu’il n’aura pas purgé huit années de prison ». Et tant que l’objectif de l’extradition n’était pas atteint, « Trabelsi serait incarcéré en Belgique ».
À la suite de la réunion aux États-Unis en 2004, la machine d’extradition se met en marche.
En avril 2006, l’affaire Trabelsi est traitée devant le Grand Jury Fédéral de Washington D.C. (District de Columbia) aux États-Unis. Celui-ci l’inculpe d’ « appartenance à une association de malfaiteurs ayant pour but d’assassiner des citoyens américains, d’utiliser des armes de destruction massive, et soutien matériel et effectif à une organisation terroriste étrangère (en l’occurrence Al Qaida). » Le 16 novembre 2007, un juge américain émet un mandat d’arrêt international contre Trabelsi. Le 11 avril 2008, la demande officielle d’extradition arrive en Belgique.
Nizar Trabelsi restera en prison jusqu’au jour de son extradition, le procureur belge tient parole
A la réunion aux Etats-Unis, le procureur Yernaux avait promis que Trabelsi ne sortirait pas de sa prison belge tant que son extradition ne serait pas réglée. Il tient parole.
Au moment même où Trabelsi peut quitter la prison, on trouve le prétexte qu’il doit prester quelques mois de prison supplémentaires pour des menaces proférées pendant sa détention et pour une amende non payée. Ensuite, la justice belge change le motif de sa peine de prison prolongée. Cette fois, il doit rester en prison en attendant le jugement de la Cour européenne. À ce sujet, la nouvelle ministre belge de la Justice Turtelboom (VLD) déclare dans la commission de la Justice du parlement belge : « En mars 2012 a commencé sa nouvelle détention en vue de son extradition. Ceci est conforme au traité et à la loi sur l’extradition. Son emprisonnement n’est donc pas une prolongation arbitraire de sa détention précédente. »
Le 24 août 2012, le tribunal de Hasselt saisi par la défense ordonne cependant la libération immédiate de Trabelsi parce qu’il « n’y a pas d’indications que la requête sera traitée dans un délai raisonnable par la Cour européenne et que, en conséquence, sa détention prolongée est en contradiction avec l’article 5, paragraphe 3 du Traité européen des Droits de l’homme. Il a droit aux mêmes conditions de mise en libération conditionnelle qu’un Belge ». Le procureur fédéral interjette immédiatement appel de ce jugement et la mise en liberté est rejetée par un tribunal d’Anvers.
Entre-temps, le 14 décembre 2012, une nouvelle requête de mise en liberté a été rejetée par le tribunal de première instance de Hasselt. Le tribunal a répété les arguments du ministre de la Justice : Nizar Trabelsi a commencé une nouvelle détention dans l’attente du jugement de la Cour européenne et non en situation de prolongation de sa détention antérieure.
Dans les faits, dès octobre 2012, Nizar Trabelsi commence sa douzième année de détention en Belgique, soit déjà deux ans de plus que sa peine effective.
Obama comme garantie pour l’extradition de Trabelsi
Début 2009, la chambre de mises en accusation de la Cour d’appel de Bruxelles débat de la demande d’extradition de Nizar Trabelsi. Sa défense, sous la direction de maître Marc Nève, plaide pour le refus de la demande américaine. L’état de santé physique et mentale de Trabelsi s’est fortement fragilisé à la suite d’années d’incarcération en isolement carcéral.
Cet état de santé est tout à fait comparable à celui de Julian Assange aujourd’hui. Les conséquences graves de l’isolement dénoncées par des médecins et par les psychiatres Zaarur, Verbeeck, De Rouck et Dailliet ont fait l’objet de rapports, réalisés dans différentes prisons (Lantin, Nivelles, Bruges) et à différents moments. Ils plaident tous pour la levée de l’isolement et des conditions spéciales de détention de Nizar Trabelsi, ou du moins pour leur assouplissement radical. En résumé, les rapports disent ceci : « Monsieur Trabelsi souffre d’une pathologie complexe faite d’un trouble dépressif majeur, d’un post traumatic stress disease, d’un trouble anxieux, de migraines et d’ulcères gastriques, ainsi que de manque de repères temporo-spatiaux, d’habilités sociales ou encore de difficultés de concentration, causés par des années d’isolement ».
Deuxièmement, plaident les avocats, une extradition violerait le principe de non bis in idem : on ne peut pas être condamné deux fois pour les mêmes faits. Or la demande américaine ne mentionne que les faits de Kleine Brogel pour lesquels il a déjà été condamné, rien d’autre.
Enfin, disent-ils, une extradition mettrait Trabelsi dans les conditions inhumaines de détention supermax, contraires à l’article 3 de la Convention européenne des droits humains interdisant la torture et la soumission d’une personne à des peines ou des traitements inhumains ou dégradants. S’il n’est pas condamné à la peine de mort, dit la défense, il mourra en prison. La preuve étant que le ministre de la Justice américain avait déclaré dans une lettre : « S’il est déclaré coupable, Nizar Trabelsi sera condamné deux fois à vie, sans possibilité de liberté conditionnelle ».
Pour contrer les arguments de la défense, l’argumentation centrale du Procureur fédéral vise à minimiser les inquiétudes quant au respect des droits des détenus aux États-Unis. Pour le démontrer, le Procureur fédéral reprend, dans son réquisitoire écrit, de larges extraits des promesses électorales d’Obama, élu début novembre 2008. Ces extraits, reproduits tels quels, proviennent, références à l’appui, du site internet de RTL …
Obama y annonçait non seulement la fermeture de Guantanamo, mais promettait, après tant de dérives, une ère nouvelle, respectueuse des droits fondamentaux. Les États-Unis se portaient garants : Trabelsi ne serait pas condamné à la peine de mort ; il serait jugé par un tribunal de droit commun et non d’exception ou militaire ; son traitement en prison serait conforme à la Convention européenne des droits humains ; il pourrait même éventuellement jouir d’une libération conditionnelle.
Les tribunaux belges font confiance au catalogue de promesses américaines
À propos de ces audiences, Marc Nève déclarait : « Sans hésiter, pour rejeter l’ensemble des moyens invoqués par la défense de Nizar Trabelsi, les juges de la Cour d’appel adoptèrent l’exposé présenté par le Procureur fédéral. Ce faisant, la Cour s’est en quelque sorte appropriée ce catalogue de promesses dont, tant d’années plus tard, nous savons à quel point il était trompeur. »
Dans leurs jugements en faveur de l’extradition, les tribunaux belges ont suivi à la lettre le plaidoyer du procureur fédéral sur les garanties américaines. Ainsi, l’arrêt de la Cour belge de cassation du 24 juin 2009, signé par Fabienne Gobert, Gustave Steffens, Pierre Cornelis, Benoit Dejemeppe, Fréderic Close et Jean de Codt, dit ceci : « Aux États-Unis on procède actuellement à une révision complète de la politique antiterroriste, on y intensifie la lutte contre la torture et les traitements cruels, on s’apprête à supprimer la détention illimitée … Nizar Trabelsi n’encourt pas de peine perpétuelle et les peines dont les infractions sont passibles peuvent être commuées en d’autres peines susceptibles de permettre la libération conditionnelle… Il n’y a pas à craindre que Nizar Trabelsi soit exposé à un flagrant déni de justice ou à des faits de torture ou à des traitements inhumains ou dégradants ».
L’ambassade américaine à Bruxelles met la pression
L’ambassade américaine à Bruxelles suit de près le déroulement des procès. Dès le moindre signe que l’extradition pourrait ne pas avoir lieu, les services de l’ambassade mettent la pression sur les autorités belges. C’est à nouveau Wikileaks de Julian Assange qui nous en informe et provoque ainsi l’obligation pour le ministre de la Justice belge de s’expliquer au parlement sur ses contacts secrets avec l’ambassade américaine. Wikileaks dévoilait qu’un simple article dans la presse flamande avait fait sonner l’alarme à l’ambassade américaine qui contacte immédiatement le ministère et la police belge. Dans cet article, le ministre de la Justice De Clerck aurait suggéré la possibilité que Nizar Trabelsi pourrait ne pas être extradé aux États-Unis. Wikileaks a révélé le courriel, classifié confidentiel, du 26 février 2010 de l’ambassadeur américain Gutman à Bruxelles, informant le Department of Justice (le ministère de la justice), le Secretary of State (le ministre des affaires étrangères) et l’ambassade américaine à Tunis de ses démarches. Ce courriel disait ceci : « (C) Le 25 février, un article dans le journal flamand Het Laatste Nieuws, a affirmé que le ministre belge de la Justice Stefaan De Clerck ne demanderait pas l’extradition de Nizar Trabelsi. Trabelsi est recherché aux États-Unis pour des crimes liés à préparer une attaque contre la base militaire de Kleine Brogel, où des forces militaires américaines sont stationnées. Ambassade DCM par intérim (DCM deputy chief of mission, le numéro 2 de l’ambassade ndlr) a contacté un assistant de De Clerck, qui a catégoriquement nié le rapport. Il a affirmé que l’information faisait partie d’un campagne menée par les avocats de Trabelsi pour faire pression sur le gouvernement. Ce dernier n’a pas encore pris de décision s’il allait extrader ou non Trabelsi après avoir purgé une peine en Belgique pour crimes liés au terrorisme. Il a dit que le ministre allait publier une déclaration à cet effet. Des sources au sein de la police fédérale belge ont également confirmé que l’article était faux ».
Le ministre signe et extrade
S’appuyant sur le jugement des tribunaux belges, le ministre de la Justice Stefaan De Clerck apposera sa signature au bas de la demande d’extradition le 23 novembre 2011.
Le 6 décembre 2011, la Cour européenne des Droits de l’Homme, saisie par la défense, suspend l’extradition de Nizar Trabelsi dans « l’attente d’une enquête sur le fond de la requête contre l’extradition de Nizar Trabelsi ». La Belgique ne baisse pas les bras : à deux fois elle fait appel contre cette suspension (le 11 janvier et le 21 mai 2012) et demande à la Cour européenne de pouvoir procéder à l’extradition. De manière très ferme, la Cour européenne rejette à chaque fois l’appel de la Belgique.
Le 3 octobre 2013, comme l’avait fait l’Espagne en 2010 dans le cas d’Ali Aarrass, la Belgique décide de se soustraire à la recommandation d’une instance internationale. La ministre de la Justice Annemie Turtelboom installera Trabelsi dans un avion Gulfstream de la CIA vers les États-Unis, violant ainsi délibérément l’injonction imposée par la Cour européenne.
Parmi les rares personnes à protester, la députée Zakia Khattabi aura droit, le 20 novembre 2013, à une attaque verbale du président de la commission Justice du Sénat, Alain Courtois (MR) : « Outre la sécurité juridique, il y aussi la sécurité du territoire… Si vous voulez, madame Khattabi, vous pouvez accueillir M. Trabelsi chez vous ! ».
La Belgique condamnée, mais le mal est fait
Un an plus tard, la Belgique sera condamnée par la Cour européenne des droits humains parce que « cette extradition soumettait M. Trabelsi à un risque sérieux de torture ».[3]
En mai 2020, un tribunal belge condamne à son tour la Belgique parce qu’il est devenu clair « que l’acte d’accusation qui a donné lieu au transfert vers les États-Unis porte sur les mêmes faits que ceux pour lesquels M. Trabelsi a déjà été condamné ». « Les conséquences sont graves, affirment les avocats de Trabelsi, Christophe Marchand, Dounia Alamat et Christophe Deprez. Le 13 mars, la cour du District de Columbia a rejeté la demande de M. Trabelsi d’appliquer le principe non bis in idem. Son procès aux États-Unis pourrait donc débuter avec le risque d’être condamné à une peine de perpétuité incompressible pour des faits pour lesquels il a déjà purgé près du double de la peine à laquelle il a été condamné en Belgique ».[4]
Mais le mal est fait. Depuis bientôt huit ans (!), Nizar Trabelsi croupit dans une prison aux États-Unis, dans l’attente de son procès. Autrement dit, il est incarcéré depuis 20 ans pour un attentat qui n’a jamais eu lieu.
Les garanties américaines, non respectées et contournées
Comme tout le monde le sait, Obama n’a pas fermé Guantanamo. Trump, quant à lui, a fait savoir que Guantanamo est là pour toujours. Voilà la première promesse non tenue. En ce qui concerne la possibilité d’une diminution de peine, Obama aura été le président qui a accordé le moins de grâces ou de réductions de peine, depuis l’année 1900. Des 6 526 requêtes pour une réduction de peine, il en a accordé exactement une ! [5]
Vient ensuite la question des conditions de détention. Feignant de respecter leurs promesses, les Américains n’ont pas incarcéré Trabelsi dans une prison supermax ou fédérale. À son arrivée sur le sol américain, à l’étonnement de tous, ils l’enferment dans une prison locale, la Rappahannock Régional Jail à Stafford, à deux heures de route de Washington. Quelques années plus tard, toujours en attente d’un procès, ils le transfèrent vers une autre prison locale, la Northern Neck Regional Jail. Mais le lieu de détention ne donne pas le change : les conditions de détention de Nizar Trabelsi sont les mêmes que celles d’une prison supermax et dépassent même les conditions de détention à Guantanamo.
Classifié « High risk, High profile »
Les autorités américaines prétendent se baser sur un document des autorités pénitentiaires belges, disant que Trabelsi présente un « risque de prosélytisme et un risque d’évasion ». Il aurait eu un plan d’évasion en Belgique début et fin 2007 (notez que jamais personne, ni Trabelsi ni quiconque, n’a été inculpé pour ces prétendus plans d’évasion). Deux mois avant son extradition en août 2013, le délégué général des prisons belges, Hans Meurisse, a rédigé un rapport à l’intention des Américains affirmant que Trabelsi doit toujours être considéré comme « un risque pour la sécurité » et qu’il est « nécessaire de limiter les contacts de Trabelsi avec les autres prisonniers et de prendre des mesures visant à limiter les risques à la sécurité posées par celui-ci ». Les autorités américaines se basent aussi sur des articles de presse. Ainsi, disent-elles, selon un article paru dans le journal flamand De Standaard le 2 octobre 2013, un jihadiste flamand en Syrie déclare que « les frères musulmans, dont Nizar Trabelsi, doivent être libérés ».
Cela a suffi pour justifier un traitement en trois volets, digne d’une descente en enfer. D’abord, le confinement solitaire, puis les SAMS (les « mesures administratives spéciales ») et enfin les mesures sécuritaires supplémentaires de la prison.
Ainsi, à son arrivée à la prison de Rappahannock (Regional Jail), Nizar Trabelsi est d’abord soumis à un « total lockdown » pendant un mois. C’est-à-dire l’interdiction de toute correspondance, téléphone ou visite ainsi que la confiscation de ses lunettes et de ses quelques photos personnelles. Ses avocats vont en appel contre ces mesures. Mais avant même que la Cour ait l’occasion de se prononcer, le Procureur général confirme le confinement solitaire. Et place Trabelsi sous le régime des « mesures spéciales administratives » (dénommées SAM), qui réduit presque à néant ses contacts avec le monde extérieur, au moyen de conditions draconiennes.
Ainsi, Nizar Trabelsi n’est pas seulement soumis à la brutalité de l’isolement total à l’intérieur de la prison : depuis le 1er novembre 2013, il fait aussi partie de la cinquantaine de prisonniers sur tout le territoire des États-Unis qui sont soumis à ce qu’on appelle « des mesures spéciales administratives », les SAM.
Entre-temps, plus personne ne se souvient des garanties promises par les Américains…
La politique décide
Il y a quelques année j’ai rencontré Denis Edney, l’avocat canadien d’Omar Kadr. Omar Kadr, Canadien capturé par les Américains en Afghanistan, a été enfermé à la prison hors-la-loi de Guantanamo à l’âge de15 ans. Denis Edney fait le tour du monde pour témoigner contre la torture, pour la défense de l’état de droit et des conventions des droits humains, bafoués et violés au nom de la guerre contre le terrorisme.
Je lui ai demandé pourquoi il lui tenait tellement à cœur d’aller témoigner partout et pourquoi il ne se limitait pas à son travail d’avocat. Il m’a répondu : « because politics trumps the law and justice », parce que la politique l’emporte sur la loi et la justice. Ce qui signifie que, dans les questions de la justice et des droits humains, c’est la politique qui décide. C’est elle qui détient l’atout (the trump card) dans le jeu de cartes. Sans volonté politique, rien ne se fait ni ne se fera.
Il ajoutait : « Les textes de la loi sont beaux, les déclarations des droits de l’homme sont magnifiques mais ils ne mènent nulle part. Ils disent ce qu’il faudrait faire mais je constate qu’ils ne se réalisent pas dans la pratique. On a tendance à se satisfaire de dire qu’on vit en démocratie, que tout va bien, que les lois garantissant nos droits sont là, sans comprendre qu’il faut se battre en permanence pour qu’elles deviennent réalité ».
C’est ça qu’il faudra continuer à faire pour Julian Assange. Tout en faisant la connexion entre le combat pour sa liberté et la lutte contre les guerres criminelles qu’il a dénoncées.
Luk Vervaet
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir