Le Prince des vagabonds
Il y a en littérature, comme en d’autres domaines, des faussaires qui parfois tiennent temporairement le devant de la scène, des boursouflures médiatiques qui ignorent ce que signifie écrire avec son âme et son sang, écrire pour hurler sa révolte et ne pas désespérer. Panait Istrati est un authentique écrivain, c’est pourquoi ses textes ont passé et gagné l’épreuve du temps, comme l’a si bien écrit son ami Joseph Kessel, qui le surnommait affectueusement, le Prince des vagabonds.
Panait Istrati est né en 1884 à Braïla, en Roumanie, fils d’une blanchisseuse roumaine et d’un contrebandier grec, qui sera tué par les gardes-côtes, alors que l’enfant est en bas âge. Est-ce le fait d’être né dans un port et d’avoir écouté les matelots raconter leurs aventures, qui ont donné à Panait Istrati le goût des voyages ? Toujours est-il qu’il prend la route à 12 ans et pendant vingt années va sillonner le bassin méditerranéen : Grèce, Italie, Liban, Egypte, etc., faisant mille métiers (d’ouvrier à homme-sandwich, en passant par mime de music-hall) et de multiples rencontres : petites gens, marins, voyous, trafiquants, syndicalistes et vagabonds à son image. De cette extraordinaire moisson, jailliront les personnages de ses futurs récits.
De ces années d’errances date aussi son engagement révolutionnaire. Syndicaliste et militant socialiste révolutionnaire, il attaque les reniements des sociaux-démocrates et soutient activement l’aile marxiste du mouvement ouvrier. Vivant dans sa propre chair les souffrances dues au capitalisme, il s’engage d’autant plus dans la lutte.
Toujours en mouvement, il passe deux années en Suisse pour soigner sa tuberculose naissante, y apprend le français et découvre dans la presse les articles de Romain Rolland, qui le passionnent. Plus tard, la lecture de Jean-Christophe sera un éblouissement pour l’autodidacte qui verra dans l’auteur français un modèle d’honnête homme et un grand romancier. Panait Istrati rédigea l’ensemble de son oeuvre en français,conquis par la richesse de notre langue.
Panait Istrati arrive en France en 1920, et vit pendant plusieurs mois dans un état d’extrême pauvreté, qui finit par le décourager. Il meurt de faim et vit dans la rue. Au bord du désespoir, il fait une tentative de suicide le 3 Janvier 1921 à Nice. Un passant le retrouve dans le parc Albert I°, la gorge tranchée et agonisant. On le sauve et dans ses poches on découvre deux lettres destinées à Romain Rolland. Les ayant reçues, l’écrivain va encourager P. Istrati à écrire et le décrira comme le « Gorki des Balkans ».
A quarante ans, Panait Istrati publie son premier roman intitulé Kyra Kyralina, le succès est au rendez-vous, car le « vagabond » roumain est un extraordinaire conteur, qui puise dans ses vingt ans de pérégrinations et la tradition populaire, pour narrer la vie, la misère mais aussi les luttes du peuple roumain. Suivront d’autres ouvrages : Les chardons du Baragan, La maison Thüringer, Oncle Anghel, Présentation des haïdouks, etc.
Dans ses récits, et particulièrement dans le cycle d’Adrien Zograffi, P. Istrati décrit une Roumanie féodale, encore marquée par l’occupation ottomane, et où le paysan et l’ouvrier sont souvent traités de façon cruelle, par une oligarchie corrompue. Les personnages souvent réels, marquent à jamais le lecteur; ainsi Codine, généreux géant bagnard qui connaîtra une fin atroce, ou Mikhaïl l’ami sinon le frère d’Istrati, qui finira emporté par le mal des trimardeurs : la tuberculose. Car dans les récits de Panait Istrati la tragédie n’est jamais très loin, héritage grec que la terre des Balkans a mieux mémorisé que le reste de l’Europe, ce qui est confirmé par l’œuvre de l’écrivain albanais, Ismaël Kadaré.
Le socialisme de Panait Istrati
Toute sa vie Panait Istrati sera à la recherche du « Socialisme à visage humain ». Son idéal ? Les révoltés épris de justice et de liberté. Il en trouvera l’exemple dans l’épopée des haïdouks, célèbres guerriers présents au 19ème siècle dans tous les Balkans ; voleurs, justiciers et patriotes à la fois, réfugiés dans les forêts et organisés en troupe d’hommes libres, ils combattent les turcs, les boyards, les mauvais prêtres corrupteurs et tous ceux qui écrasent le peuple. Dans Présentation des Haïdoucs et Domnitza de Snagov, P. Istrati décrit une communauté soudée par l’idéal de liberté, prônant un style de vie héroïque, le Haïdouk c’est « l’homme qui ne supporte ni l’oppression ni les domestiques, vit dans la forêt, tue les gospodars (propriétaires terriens) cruels et protège le pauvre ». Et par la bouche de Floarea Codrilor, capitaine de Haïdouks, c’est la pensée de P. Istrati qui s’exprime avec force :
« La terre est si belle, nos sens si puissants, les nécessités de la bouche si infimes, que, véritablement, il faut être venu au monde sans yeux, sans cœur, et rien qu’avec le besoin de dévorer, pour se réduire à écraser son semblable et à enlaidir l’existence plutôt que de préférer la justice, la pitié, le droit d’autrui au bonheur. »
« C’est en cela que le haïdouk se sépare de la société, de la société des dévorants, et devient son ennemi.»
« Tout homme doit être haïdouk pour que le monde devienne meilleur. »
Prophétique, il entrevoit déjà dans les années trente, les tares du communisme bureaucratique à vocation scientifique , qui à l’exemple du capitalisme américain, voudront faire le bonheur de l’homme par la rationalisation et n’aboutiront qu’à une impitoyable aliénation par la technique. Dans Le Bureau de Placement, il dénonce par l’intermédiaire de son double, Adrien Zograffi, l’utilitarisme et la robotisation de l’homme, avec des arguments proches de ceux d’Ernst et Friedrich Jünger : « Je ne suis pas contre le chemin de fer, le tram électrique, le téléphone et toutes les sciences qui améliorent la vie humaine, en supprimant la peine, la souffrance, la barbarie. Mais j’ai horreur de toute technique qui fait de l’homme une autre machine, un simple outil qui n’a pas besoin de penser ni le droit de s’ennuyer. Et c’est ce qui arrive avec la division mécanique du travail. Une chaussure, un vêtement, une chemise ne sont plus exécutés, chaque pièce entièrement par le même homme, mais par trente. » Dans le même récit, il entrevoit et fustige le futur développement du capitalisme et sa transformation en société de consommation : « Enfin je ne suis pas d’avis qu’il faut multiplier les besoins matériels de l’homme. Pourquoi augmenter la masse du travail humain, en inventant chaque jour mille futilités ? ».
Le voyage en Union soviétique
En 1927 Panait Istrati est invité officiellement en URSS pour l’anniversaire de la Révolution d’Octobre avec d’autres écrivains, parmi lesquels Henri Barbusse, le poète japonais Akita et l’écrivain grec Nikos Kazantzaki. P. Istrati engage ce périple avec un esprit favorable à la révolution bolchevique ; tout ne peut être parfait pense-t-il, mais l’essentiel est que ce qui a déjà été accompli soit un gage d’espoir pour les travailleurs du monde entier. Après un circuit de trois mois très « encadré », P. Istrati et N. Kazantzaki, devenus très proches, partent en Grèce. Ils en sont expulsés après avoir participé à un meeting de soutien à l’Union Soviétique.
Revenus en URSS, avec leurs femmes, pour un séjour non accompagné, ils vont découvrir l’ambiguïté de l’expérience soviétique. Idéaliste à l’extrême, Istrati pense qu’une société nouvelle est sur le point de naître à l’Est. Il voit l’URSS comme l’incarnation de son idéal de justice et de liberté.
Mais le voyage tourne vite à la désillusion, l’ambiance est à la peur dans une période de bureaucratisation et de contrôle total de la société. Il refuse l’idée de voir le socialisme sacrifier la liberté, il dénonce aussi l’orientation uniquement matérialiste de la société communiste : « Le confort matériel, la mécanisation à outrance de la vie, serait-ce donc l’idéal des soviets ? Ma foi, j’en ai bien l’impression, et, pour moi, cet américanisme est plus une menace qu’un idéal. »
P. Istrati abrège son voyage et retourne en France accablé, il confie à un ami : « Je suis un homme perdu. Tout est fini pour moi. Je ne crois plus en rien. »
En Octobre 1929, Panait Istrati publie son récit de voyage sous le titre : Vers l’autre flamme, confession pour vaincus. Si la première partie du livre est de lui, Soviet 1929 et La Russie nue sont de de Victor Serge et de Boris Souvarine. Istrati s’étant lié avec les deux anciens révolutionnaires qui avaient rompu avec Staline.
L’idéal de vérité se paie toujours très cher, Panait Istrati sera traîné dans la boue par tous les intellectuels partisans de Moscou, diffamé et renié par ceux qui l’avaient adulé tel Henri Barbusse qui écrivait à son propos, avant le voyage en URSS, que les livres d’Istrati « ..éclataient comme un météore au milieu du byzantinisme des écrivains français à la mode », pour après répandre les pires calomnies à son sujet. Son amitié avec Nikos Kazantzaki et Romain Rolland sera brisée nette dans cette affaire, les deux écrivains préférant garder le silence sur les choses vues en Russie, en attente, des « lendemains qui chantent » et ne pas servir la Réaction.
Panait Istrati meurt en Roumanie le 16 Avril 1935 du même mal que son ami Mikhaïl, la tuberculose, abandonné et vilipendé. Il s’est toute sa vie placé du coté des humbles contre les oppresseurs, à l’instar de ses frères en littérature : Jack London, Jules Vallès, ou Maxime Gorki. Dans ses dernières années, il avait voulu retourné vers la source de son inspiration, ses derniers livres et articles sont une défense de l’importance de la culture et de la tradition populaire roumaine.
Par son refus du talon de fer capitaliste et de la dictature du totalitarisme, P. Istrati annonce déjà le dépassement du clivage droite/gauche, et se rapproche de cette synthèse et de cette quatrième théorie (après le communisme, le fascisme et le libéralisme), dont la venue est le grand défi révolutionnaire du 21ème siècle.
Michel Thibault
Bibliographie
En 2006, les Éditions Phebus ont publié en 3 tomes ses œuvres « quasi-complètes », préparées et présentées par Linda Lê. Indispensable !
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