(NDLR) Merci à Jean-François Nadeau du Devoir de nous rappeler que la grande Éva Circé-Côté aurait eu 150 ans ce 31 janvier. Nous reproduisons un article de sa biographe Andrée Lévesque, paru dans les pages de l’aut’journal au mois de janvier 2007.
Qui se souvient de la première bibliothécaire de la Bibliothèque technique de 1903, la lointaine ancêtre de la Grande Bibliothèque ? De la féministe qui réclamait l’égalité des sexes ? De la libre-penseuse qui a eu l’audace de faire incinérer son mari en 1909 ? De l’éducatrice qui toute sa vie a lutté pour l’instruction gratuite et obligatoire ? Celle qui dès 1911 voulait remplacer la fête de la Saint-Jean-Baptiste par celle des Patriotes ?
La journaliste visionnaire, critique littéraire et politique, qui, dans pas moins de 1600 chroniques, a voulu, comme elle le dit elle-même, faire de ma plume un outil de délivrance pour les plus dépourvus de la société ? Son écriture devait servir à promouvoir une société juste et à extirper les préjugés de race, de sexe et de religion. Son utopie était réalisable, croyait-elle, pour peu que les Canadiens-Français, comme on appelait alors les Québécois, aient accès à l’éducation et aux livres.
En 1900, quand Éva Circé-Côté commença à écrire, bien des auteurs se dissimulaient derrière un pseudonyme. Elle signe Colombine ou Musette les essais et les poèmes qui lui valent les éloges de la critique. En 1905 elle épouse le docteur Pierre-Salomon Côté, celui qu’on allait surnommer le médecin des pauvres. Tous deux fréquentent les milieux avancés de Montréal : les militants de la Ligue de l’Enseignement, les francs-maçons et les plus progressistes des libéraux. Son mari décède en décembre 1909, la laissant avec une petite fille et presque aucun héritage. Fidèle à ses dernières volontés, elle le fait incinérer au cimetière Mont-Royal. Scandale ! Les journaux catholiques ne reculeront devant aucune épithète pour la vilipender.
Quel rédacteur confierait ses colonnes à une personne aussi décriée ? Elle abandonne donc ses premiers pseudonymes, en adopte d’autres – Fantasio, Paul S. Bédard, Julien Saint-Michel – et ainsi échappe à la fois à la page féminine et à la mémoire québécoise. Elle n’en aura que plus de liberté pour faire passer des idées bien en avance sur celles de la plupart de ses contemporains.
Ici, pour être bien vu, il faut dire que Voltaire est un écrivain de bas étage, Rousseau un être dépravé, Zola un pornographe, Michelet un historien de second ordre et avoir soin de les faire tous mourir de mort honteuse. Pour avoir de l’esprit et du talent, il faut avoir son billet de confession dans sa poche. Triste mentalité que la nôtre… (1909)
D’où lui venaient ces critiques qu’on associe si peu avec le Québec du début du XXe siècle ? D’abord de ses lectures. Ses écrits témoignent de son érudition, elle se tient informée des débats littéraires et politiques de son époque, et cite autant Voltaire que Fourrier et George Sand. On dirait qu’elle n’a jamais entendu parler de l’Index de l’Église catholique.
Libre-penseuse, comme elle se définit elle-même très justement, elle est sans doute aussi influencée par le milieu franc-maçon qu’elle fréquente à Montréal. Avant la Première Guerre, ses amis, ses collègues sont à la Loge L’Émancipation et à la Loge Force et Courage où l’on croit en un humanisme radical fondé sur le rationalisme et l’égalitarisme. Comme ses amis – au masculin car les femmes ne sont pas admises à la Loge – elle fait du Progrès son grand idéal et de l’ignorance l’ennemi à pourfendre.
Cette foi inébranlable en la perfectibilité humaine, cette vision évolutive, voire linéaire, de la société, cet optimisme à toute épreuve, elle les puise chez les penseurs européens libéraux du XXe siècle, et aussi chez son héros Louis-Joseph Papineau.
Patriote irréductible, Éva Circé-Côté a combattu l’impérialisme, l’antisémitisme et le pouvoir religieux. Elle rêvait d’un pays moderne, indépendant sans toutefois définir cette indépendance, délivré de ses maux sociaux, libéré et ouvert sur le monde. Un pays qui bannirait la peine de mort, où l’État assurerait la redistribution des richesses et le bien-être des citoyens, et prendrait les mesures nécessaires pour diminuer la mortalité infantile. (Ne venait-elle pas d’une famille de douze enfants dont seulement trois atteignirent l’âge adulte ?) Un pays dont les citoyens actifs seraient éclairés et dont l’idéal ne serait plus d’être des fils soumis et obéissants comme le prêchaient les chefs spirituels et politiques, mais plutôt des citoyens et des citoyennes exigeants de leurs élus et ouverts aux idées nouvelles.
Pour effectuer toutes ces réformes, il fallait d’abord assainir la politique: On ne peut exiger du peuple une délicatesse de conscience que la classe dirigeante ignore (1913). … nous ne rougissons pas d’être la léproserie de l’Amérique (1915). Le combat d’Éva Circé-Côté pour la démocratie a souvent pris pour cible la corruption politique. Très près de la politique municipale, elle se faisait un devoir de mieux renseigner la population et elle décriait tant les pots-de-vin et le népotisme que la mentalité de ronds-de-cuir et l’ignorance entretenue de la population.
Sa confiance dans la perfectibilité du genre humain la portait à accorder une importance fondamentale à l’éducation, instrument par excellence d’émancipation. L’obligation scolaire est le grand principe de notre régénération sociale, chaque année de retard à nous l’accorder retarde notre évolution. (1917)
Les Canadiens-Français peuvent sortir de leur arriération, pour peu qu’ils et elles s’instruisent, lisent, et surtout cessent d’être soumis aux autorités. Pour ce faire, il faut affirmer la séparation de l’Église et de l’État, rendre l’éducation non seulement gratuite et obligatoire mais aussi laïque. Pendant quarante ans, la journaliste combattra pour la laïcité et pour l’accès au savoir.
Le rêve de sa vie aura été l’établissement d’une bibliothèque publique à Montréal pour les lecteurs et lectrices désireux de combler les lacunes de leur éducation. Elle est reconnue comme la fondatrice de la Bibliothèque technique dont elle est nommée bibliothécaire en 1903. Les autorités religieuses acceptent enfin la création d’une telle institution pour fournir au public des ouvrages scientifiques et techniques, dans le but d’aider en particulier les travailleurs à se documenter sur leur métier.
Il s’agit d’un subterfuge et Éva Circé-Côté commandera les classiques, les ouvrages de philosophie, les romans, enfin les œuvres qu’elle juge essentielles à la culture d’un peuple. Car la bibliothèque s’adresse aux personnes qui n’ont pas chez elles de bibliothèques personnelles, aux ouvriers qui doivent y entrer librement et se sentir chez eux. Elle luttera pendant toute sa carrière de bibliothécaire contre la censure religieuse, pour l’obtention des autorités municipales des fonds nécessaires à l’acquisition des livres et pour un local adéquat.
Elle sera comblée en 1917 quand s’érigera le bâtiment de la rue Sherbrooke, face au Parc Lafontaine : ce monument… avec sa lourdeur massive… semble avoir été jeté là comme une digue pour enrayer l’ignorance dont le flot en se heurtant à ce granit s’éparpillera en fine poussière d’eau. À la bibliothèque de la Ville de Montréal, elle sera le bras droit, la bibliothécaire adjointe, de Hector Garneau et de Félix Desrochers, jusqu’à sa retraite en 1932.
Iconoclaste, Circé-Côté plaide pour l’égalité des sexes. L’heure de l’évolution d’un peuple sonne quand la femme cesse d’être esclave. (1927) […] Mgr Bruchési refuse obstinément aux congrégations religieuses la permission d’ouvrir un collège classique pour jeunes filles. Pour mettre leurs idées pédagogiques en pratique, Éva Circé-Côté et sa collègue journaliste Gaétane de Montreuil (Georgina Bélanger), conçoivent le projet d’un lycée laïque pour jeunes filles en 1908. L’institution de la rue Saint-Denis accueillera des étudiantes pendant au moins deux ans. Le collège laïque poussera Mgr Bruchési à accorder aux Dames de la Congrégation Notre-Dame le droit d’ouvrir, dès l’automne 1908, le Collège Marguerite-Bourgeois, le premier collège classique pour filles au Québec. […]
Il est difficile d’évaluer l’influence des écrits d’Éva Circé-Côté. Styliste reconnue, elle utilisait l’outil qu’elle maîtrisait le mieux, sa plume, pour éclairer et persuader. Ses quatre pièces de théâtre ont été jouées devant public et ont gagné des prix. Ses recueils de poèmes ou de textes, Bleu, Blanc, Rouge (1903) et son essai de psychologie historique, Papineau. Son influence sur la pensée canadienne (1924) ont été acclamés par la critique. Ses nombreuses chroniques avaient leur lectorat et ont provoqué des débats dans la grande presse. […]
On ne peut nier que ses idées n’étaient pas celles de la majorité, mais elles étaient assez partagées pour qu’Éva Circé-Côté puisse toujours trouver une tribune dans les journaux libéraux ou syndicaux ; pour qu’elle soit invitée à prononcer des conférences devant des cercles intellectuels et à la radio et pour qu’elle puisse garder son emploi de bibliothécaire adjointe de 1915 à 1932. Elle mérite sûrement qu’on s’en souvienne dans la Grande Bibliothèque.
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