Ferme Fujitsu à Hanoi, Vietnam (2016). Source : GRAIN
Le 15 janvier 2021, Liu Jin, un chauffeur de 45 ans de la plateforme de livraison de produits alimentaires d’Alibaba dans la ville de Taizhou, dans l’est de la Chine, s’est immolé par le feu en signe de protestation contre les salaires impayés. « Je veux récupérer l’argent de mon sang et de ma sueur », déclarait M. Liu dans une vidéo largement diffusée sur les réseaux sociaux.
Pendant ce temps, plus à l’ouest, de l’autre côté de la frontière indienne, des millions d’agriculteurs refusaient de quitter les rues de New Delhi. Ils protestaient depuis des mois, résistant obstinément à la tentative du gouvernement central d’imposer des réformes qui les mettraient à la merci des entreprises géantes.
Ces deux actions de protestation, si différentes dans leur forme, ont quelque chose de fondamental en commun. Chacune exprime une indignation face à la prise de contrôle des systèmes alimentaires par les plus grandes et les plus riches entreprises technologiques du monde. En Chine, Alibaba a procédé à une vague massive d’investissements et de rachats d’entreprises technologiques dans le système alimentaire, en dépensant tout récemment 3,6 milliards USD américains pour acquérir la plus grande chaîne d’hypermarchés du pays. En Inde, des opérations similaires sont actuellement réalisées par des entreprises comme Amazon et Facebook pour prendre le contrôle de la distribution et la vente au détail de produits alimentaires en partenariat avec les plus riches magnats indiens en utilisant la voie détournée du commerce électronique, ce qui explique en grande partie la volonté du gouvernement central de démanteler les protections des marchés pour les agriculteurs.
Les ambitions des Big Tech dans les domaines de l’alimentation et de l’agriculture ne se limitent clairement pas à la Chine et à l’Inde. Elles sont mondiales et s’étendent à tous les aspects du système alimentaire, notamment à ce que l’on appelle l’agriculture numérique. Certains y voient un moyen de faire bénéficier l’agriculture de technologies plus avancées, mais ces dernières ne se développent pas en vase clos. Elles sont déterminées par l’argent et le pouvoir, tous deux extrêmement concentrés dans le secteur technologique. À une époque où quelques grandes sociétés disposent à elles seules d’un contrôle sans précédent sur les données, les communications et le système alimentaire, l’agriculture numérique va évoluer de manière à renforcer leur pouvoir et leurs bénéfices.
Un nouveau rapport de GRAIN s’intéresse à la façon dont les Big Tech font déjà la promotion de l’agriculture industrielle et de l’agriculture contractuelle, et affaiblissent l’agroécologie et les systèmes alimentaires locaux à travers le développement de plateformes d’agriculture numérique. Comme le montre le rapport, les conséquences s’annoncent particulièrement graves pour les petits agriculteurs des pays du Sud.
Tout comme dans les autres secteurs de l’économie, les grandes entreprises (qu’il s’agisse d’entreprises technologiques, d’opérateurs télécoms, de chaînes de supermarchés, d’entreprises alimentaires, d’agro-industries ou de banques) se précipitent pour collecter le plus de données possible à partir de tous les points nodaux du système alimentaire et de trouver des moyens d’en tirer profit. Ces efforts sont de plus en plus intégrés et connectés par le biais de partenariats d’entreprise, de fusions et de rachats, et ils ouvrent la possibilité d’une mainmise beaucoup plus profonde et complète des entreprises sur le système alimentaire.
Les principaux acteurs de ce mix, et de très loin, sont les entreprises technologiques mondiales, plus connues sous le nom de Big Tech. Elles sont en train de développer des plateformes d’agriculture numérique destinées à collecter d’énormes quantités de données, qui peuvent ensuite être traitées avec leurs puissants algorithmes afin de fournir aux agriculteurs des données et des analyses en temps réel sur l’état de leurs sols et de leur eau, la croissance de leurs cultures, la situation au niveau des ravageurs et des maladies et les changements météorologiques et climatiques imminents auxquels ils peuvent être confrontés. Une telle approche peut être séduisante pour les exploitations situées dans des zones où il y a une importante collecte de données (analyses régulières du sol, études de terrain, mesures de rendement, etc.) et pour les exploitations qui peuvent s’offrir de nouvelles technologies de collecte de données (comme de nouveaux tracteurs, des drones ou des capteurs de terrain). Pour ces exploitations, les entreprises technologiques peuvent recueillir suffisamment de données de qualité pour fournir des conseils sur l’application d’engrais, l’utilisation de pesticides et les périodes de récolte qui peuvent être assez spécifiques et utiles. C’est beaucoup plus facile si ces exploitations pratiquent la monoculture, car cela simplifie considérablement la collecte et l’analyse des données, ainsi que les recommandations.
C’est une autre histoire pour les quelque 500 millions de petites exploitations agricoles familiales dans le monde, qui produisent la plus grande partie de la nourriture mondiale. Elles sont le plus souvent situées dans des zones où il y a peu ou pas de services de vulgarisation et pratiquement aucune collecte centralisée de données de terrain. Les petites exploitations agricoles ne peuvent pas non plus se permettre les technologies de collecte de données à prix élevé que les grandes exploitations agricoles utilisent pour transmettre des informations au cloud. De ce fait, les données que les entreprises technologiques collectent dans les petites exploitations seront inévitablement de très mauvaise qualité.
Les conseils que les petits agriculteurs recevront de ces réseaux numériques, via des messages texte sur leurs téléphones portables, seront loin d’être révolutionnaires. Et si ces agriculteurs pratiquent l’agroécologie et la polyculture, les conseils qu’ils recevront seront totalement inutiles.
De toute façon, le but recherché n’est pas vraiment de fournir de bons conseils aux agriculteurs. Pour les entreprises qui investissent dans l’agriculture numérique, l’objectif est d’intégrer des millions d’agriculteurs dans un vaste réseau numérique contrôlé de manière centralisée. Après leur intégration, ils sont fortement encouragés, voire obligés, à acheter les produits de ces entreprises (intrants, machines et services financiers) et à leur fournir des produits agricoles qu’ils peuvent ensuite revendre, le tout fonctionnant grâce à des systèmes de monnaie numérique développés par ces mêmes entreprises.
Les plateformes numériques des Big Tech qui apparaissent actuellement n’aideront pas les agriculteurs à partager leurs connaissances ou à promouvoir leurs diverses variétés de semences ou de bétail. Les plateformes encouragent la conformité ; les agriculteurs participants doivent acheter les intrants qui sont préconisés et vendus à crédit (à des taux d’intérêt élevés), suivre les « conseils » de l’assistant virtuel pour avoir droit à l’assurance-récolte (qu’ils doivent payer), vendre leurs récoltes à l’entreprise (à un prix non négociable) et recevoir des paiements sur une application de monnaie numérique (moyennant des frais). Tout faux pas peut nuire à la solvabilité d’un agriculteur et à son accès au financement et aux marchés. C’est de l’agriculture contractuelle à grande échelle.
Ces développements dans l’agriculture numérique ne sont pas étrangers aux manœuvres agressives des Big Tech dans la distribution alimentaire et la vente au détail. En fait, l’agriculture numérique est en train de construire en amont les systèmes de production centralisés qui alimenteront en aval l’évolution des activités des Big Tech, qui conduit à remplacer rapidement les petits vendeurs, colporteurs et autres acteurs locaux qui ont longtemps servi à fournir aux consommateurs les produits alimentaires des petits agriculteurs. Tout est en place pour que les petits agriculteurs et vendeurs d’aujourd’hui deviennent les travailleurs à la pièce de demain pour les entreprises de haute technologie.
La mainmise agressive de Big Tech sur les systèmes alimentaires doit être contestée et combattue. Nous devons agir ensemble pour briser le pouvoir des Big Tech et de leurs milliardaires et lutter pour une vision différente, basée sur une participation démocratique et diversifiée à la production et un partage des connaissances et des informations.
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