Texte et photos de Marie-Josée Roy
Il y a tout près d’une dizaine d’années, la ville de Rivière-du-Loup s’est donné une ambitieuse mission : sortir de l’isolement et de la solitude les hommes de 50 ans et plus. C’est en compilant les résultats d’une consultation publique réalisée par l’organisme VADA (villes amies des ainés) que le constat frappe : la Municipalité n’offre aucune activité pour les hommes retraités.
À peu près au même moment, Marie-Noëlle Richard, agente de développement communautaire, assiste à une conférence où elle entend parler du mouvement australien Men’s Sheds. Dirigés principalement par des hommes et pour les hommes âgés, les « hangars » sont des lieux accueillants qui proposent à leur clientèle une occasion de socialiser et de s’occuper, tout en s’impliquant dans leur communauté.
Le premier hangar canadien est né à Winnipeg en 2011, après que Doug Mackie se fut aperçu que de nombreux retraités de sa localité avaient tendance à souffrir d’isolement, de solitude, voire de dépression, à cause de trop de temps libre. La nécessité de rejoindre cette clientèle qui, après avoir connu une vie active, en vient à se sentir délaissée et moins utile devenait criante. Doug prend alors l’initiative de créer un endroit réservé à ces hommes, où tous pourraient s’exprimer librement, tout en partageant leurs connaissances et leurs compétences.
Dans le Bas-Saint-Laurent, l’idée fait son chemin au sein de l’équipe de Marie-Noëlle Richard. « Comme la Ville avait déjà un local disponible et une subvention du gouvernement en banque, il ne restait plus qu’à recruter des bénévoles pour mettre sur pied le premier Atelier de menuiserie communautaire au Québec », dit-elle fièrement.
Un lieu d’apprentissage
Rapidement, une équipe de cinq ou six hommes se présente. « C’est ma femme qui m’a suggéré de m’inscrire. Ensuite, un responsable de la Ville m’a contacté pour démarrer le projet. Je me suis retrouvé à l’hôtel de ville en compagnie de Gilles Lapointe, Rodrique Albert, Ernest Charbonneau, Yvon Robichaud et M. Bujold. Nous avons alors créé un comité de direction pour établir un mode de fonctionnement et on s’est procuré des outils. La Ville voulait que ce soient les hommes qui prennent tout en charge », mentionne Alain Courcy, président et fondateur de l’Atelier.
Reste que ce n’est pas toujours facile d’inciter les ainés de 50 ans et plus à se joindre à une aventure semblable. Au sein du groupe, l’entraide et la coopération sont de mise. Les utilisateurs de l’Atelier ont pris l’habitude de se donner un coup de main, de réfléchir ensemble sur les différents travaux de menuiserie de tout un chacun, d’échanger sur une technique particulière qui simplifie la manipulation de tel outil, ou la réalisation de tel assemblage qui assurera la solidité du meuble en cours de réalisation.
« Des fois, tu te lances dans un projet en croyant que ce sera simple, mais il y a toujours des difficultés auxquelles tu n’avais pas pensé… C’est bien d’avoir l’avis des autres. J’apprends beaucoup grâce à leur aide, c’est ça qui est constructif », mentionne Pierre Lebel, un des cinquante membres de l’organisme. Loin de prendre la forme d’une thérapie de groupe, les liens se créent tout simplement en travaillant et en discutant à propos d’une passion commune. Et ce, souvent sur un thème autre que l’ébénisterie !
Dès qu’un nouveau menuisier se joint à la joyeuse bande, le but consiste à le mettre à l’aise rapidement. La tournée des lieux se fait sur-le-champ. Chaque outil est expliqué, ainsi que les règles de sécurité pour que la recrue se sente comme chez elle. C’est bien connu, les hommes ne se livrent pas facilement, mais lorsqu’ils s’investissent dans une activité qui leur donne l’impression qu’ils sont utiles et valorisés, cela devient un excellent véhicule pour communiquer. « Tout ce que je fais ici, je pourrais le faire chez moi, mais le faire chez moi dans mon sous-sol, ce n’est pas la même chose que lorsque je viens ici », dira Alain.
L’âme de l’Atelier
De son côté, Yves Goudreault trouve intéressante l’idée de partager un local et des outils. « Certains fréquentent l’atelier et travaillent uniquement sur leur projet. Lorsque c’est fini, on ne les revoit plus », mentionne-t-il. « C’est correct aussi. C’est ce dont ils ont besoin. De mon côté, je me suis inscrit, et rapidement, je me suis impliqué dans l’administration comme secrétaire. »
Car, pour les membres du conseil d’administration, l’Atelier, c’est beaucoup plus qu’un lieu de production. C’est un endroit pour échanger des idées et faire évoluer les projets, et aussi pour se réaliser. Chacun s’implique de façon régulière, agissant à tour de rôle comme responsable pour ouvrir les portes et assurer une présence. Ces hommes étant rassemblés autour d’une table commune, on remarque rapidement le caractère et les forces de chacun. Gilles dira d’Alain qu’il est un peu l’âme de l’Atelier. Que ce dernier exerce un leadeurship informel et spontané. « Il ne s’en vante pas, mais il est une figure importante de l’endroit. »
À la fois taquin et rigoureux, Alain occupe le poste de président. Mais lorsque les discussions s’animent un peu trop, Gilles s’impose comme le modérateur. Yves, quant à lui, serait le créatif du groupe, et Denis, sensible à l’aspect communautaire, se fera un devoir de s’assurer que la mission première de l’Atelier est respectée.
Venir en aide
Pour Pierre, ancien directeur du service d’ingénierie de la ville de Rivière-du-Loup, l’Atelier, c’est une aventure qui a commencé bien avant sa retraite, car il a participé à l’installation initiale du bâtiment. Lors de son inauguration, il avait émis le désir de devenir membre. Promesse tenue. Depuis, Pierre fréquente régulièrement le lieu et s’implique particulièrement dans les projets communautaires.
Par exemple, il a dessiné une armoire contenant un frigo-partage et a collaboré à sa construction. C’était une commande de La Corde à linge, un organisme qui vient en aide aux familles en difficulté en leur procurant des vêtements et de la nourriture. « C’est gratifiant de participer à ce type de projet. De voir que c’est utile et qu’il y a des retombées. Ce n’est pas uniquement grâce à moi, car on est plusieurs à y avoir travaillé, mais j’y ai mis mon grain de sel », dira-t-il. Rendre service aux organismes communautaires fait partie de la mission de l’Atelier. Bacs de jardinage, coffres à jouets, mobiliers adaptés à des besoins particuliers : la liste de commandes et de réalisations est longue.
Savoir écouter
Ancien agent de recherche en santé publique, Gilles Lapointe n’a pas hésité à troquer son clavier pour la scie et le marteau lors de sa retraite. « J’ai eu de bonnes idées dès le début », mentionne candidement l’instigateur de la pause thé. À 15 h, obligatoirement, toutes les machines s’arrêtent. Autour d’une boisson chaude, souvent accompagnée de petits biscuits (au chocolat de préférence), c’est l’occasion d’échanger. De parler de bois, bien sûr, mais aussi de pêche. De rire ensemble et, parfois, de se livrer. C’est durant cette période que des témoignages très intimes et poignants ont pu être entendus. « On est là pour écouter, tout simplement, et ça fait du bien… C’est là que l’on voit que l’Atelier répond vraiment à un besoin », avoue Gilles.
Cependant, comme ce fut le cas pour plusieurs organismes, la COVID-19 freine durement les activités de l’Atelier, qui a dû fermer ses portes pendant presque trois mois consécutifs. Le retour se fait en douceur. Seulement six menuisiers à la fois peuvent être présents. Masques et visières obligatoires en tout temps rendent la manipulation des outils plus laborieuse. L’ambiance n’est plus la même, car les règles sanitaires imposées par le gouvernement sont très contraignantes. Plusieurs membres plus âgés préfèrent rester chez eux à s’ennuyer. D’abord un lieu de rencontre où la menuiserie sert de prétexte à la socialisation, l’Atelier, ces jours-ci, se sent un peu triste à cause de toutes ces exigences.
Un mentor toujours présent
Les hommes, généralement plus discrets et pudiques, oseront rarement avouer qu’ils s’ennuient. Ils se rendent à l’Atelier pour voir ce qui se passe, souvent à la suggestion de leur épouse. Médecins, dentistes, manœuvres ou garagistes, les participants proviennent de tous les milieux. Mais peu importe, car ils partagent la même passion : le bois.
L’organisme étant basé sur le principe de mentorat, il n’est nullement besoin d’être un expert en menuiserie pour devenir membre. C’est un lieu où l’on s’échange des idées et des façons de faire. « Parce que, sans ça, on serait chacun chez soi et on ferait quoi ? » souligne Honorius Morin. « Au début, je ne touchais pas à la scie, je laissais faire les autres. Mais j’ai appris comment la faire fonctionner de façon sécuritaire et je suis autonome maintenant ! » ajoute-t-il avec un brin de fierté dans la voix.
Mais le maitre en menuiserie, c’était M. Dumont. Âgé de 80 ans, il était présent lors des premiers traits de scie entendus à l’Atelier. Rarement avait-il des projets personnels. Son bonheur consistait à communiquer son savoir et à faire ressortir les compétences de tous. Personne ne le contredisait, car il possédait l’expertise. Souffrant d’un cancer généralisé, M. Dumont continuait à fréquenter l’endroit malgré la maladie, simplement pour prendre le thé en bonne compagnie. Son décès fut une grande perte pour ceux qui l’ont côtoyé. Mais sa mémoire est toujours bien présente. Combien de fois, lorsqu’ils éprouvent un pépin technique, les hommes diront : « M. Dumont aurait fait ça comme ça… »
Mouvement intergénérationnel
Quelques mois après son ouverture, l’organisme est frappé par une controverse.
Ce lieu, mis sur pied spécifiquement par et pour les hommes de 50 ans et plus, s’est vu contraint de revoir sa façon de faire. Le concept connait tellement de succès que tous veulent y avoir accès. Tenus d’offrir des services à l’ensemble des citoyens, sans discrimination d’âge ou de sexe, la Ville et l’Atelier ont dû se remettre à la table de travail.
Après quelques séances animées, la solution semble évidente : instaurer des plages horaires dédiées. Depuis, hommes et femmes de plus de 18 ans, avec ou sans expérience en menuiserie, peuvent utiliser l’endroit et ses équipements en harmonie ! Un bel échange intergénérationnel et un modèle d’inspiration.
Cet article est tiré du numéro de janvier du magazine Le Verbe. Cliquez ici pour consulter la version originale.
Évidemment, ce type de concept fait des envieux. Combien de fois des visiteurs de l’extérieur de la région sont venus voir l’espace et la dynamique du lieu dans le but de démarrer, eux aussi, un atelier similaire ! « Ça prend deux choses pour mettre sur pied un projet semblable : un local et un responsable », dira Alain. Car s’il manque un de ces deux ingrédients, l’entreprise est vouée à l’échec. Évidemment, les localités n’ont pas toutes la même générosité que Rivière-du-Loup.
Une initiative porteuse
Depuis que l’Atelier est ouvert à tous, les administrateurs du lieu semblent rassurés. Peu à peu, un nouveau souffle s’installe au sein du conseil d’administration. Une femme et quelques jeunes hommes s’y sont greffés. « Car si on part, qui prendra notre place ? » s’inquiète Yves. Tout en admettant l’importance de garder des plages horaires réservées aux retraités, ils comprennent bien que ce sont les plus jeunes qui apporteront une couleur différente à l’endroit et qui garantiront la suite des choses.
Rêvant du jour où l’Atelier sera ouvert en permanence, Alain Courcy sait bien que, pour ce faire, cela prendrait plus de responsables. Des gens qui n’ont pas peur de s’engager et de donner de leur temps. « S’il n’y avait pas eu un responsable de la Ville pour lancer ce projet et des bénévoles pour le concrétiser, je serais resté dans mon sous-sol », conclut Alain.
Sans aucun doute, la mise sur pied d’un Atelier de menuiserie communautaire est une initiative porteuse qui contribue à solidifier les liens dans la communauté.
Dernièrement, de nouveaux arrivants se sont joints au groupe, dans l’espoir de mieux s’intégrer à leur terre d’accueil. L’Atelier compte maintenant plus de 50 membres. L’espace de travail peut accueillir une dizaine de personnes à la fois. « Lorsque l’on voit la quantité de cartes de membres, on se dit qu’il va falloir agrandir le local. C’est quand même un beau problème ! » s’exclame Marie-Noëlle avec un large sourire.
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Note : Certaines photos ont été prises avant la mise en place des mesures sanitaires contre la COVID-19.
Source: Lire l'article complet de Le Verbe