Hugo Pratt : Le voyageur entre deux mondes

Hugo Pratt : Le voyageur entre deux mondes

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Il arrive que pendant de brefs instants, notre pensée puisse se jouer de la grisaille quotidienne pour vagabonder dans les terres du rêve. L’imaginaire offre aux âmes éveillées une liberté qui ne peut être vendue par les sociétés multinationales spécialisées dans les féeries de pacotille. L’homme libre puise dans les songes la force de réenchanter le monde qui l’entoure et de ne pas sombrer dans le désespoir de ses contemporains. Hugo Pratt, par son talent et la ligne claire de ses dessins, nous a offert de partager un peu de la richesse des légendes dorées qui avaient bercé son existence. Sachant comme il est dur de vivre dans une époque sans fantaisie, sans imprévus et sans joie, il nous invite dans son oeuvre à traverser le miroir pour le rejoindre.

Une jeunesse buissonnière

Hugo Pratt aimait à dire qu’il connaissait treize façons différentes de conter sa vie, dont sa préférée était la septième… Dans cette affirmation qui pourrait passer pour farfelue quand l’on ne connaît pas son histoire, on retrouve ce goût vénitien des masques mystificateurs, mais surtout le sentiment d’avoir vécu bien plus d’aventures qu’une vie ordinaire ne pourrait en contenir.

Né le 15 Juin 1927 dans une Italie en pleine mode des chemises noires, ses racines plongent dans l’ancienne Venise d’avant l’invasion touristique. Sa famille était le reflet de cette citén entre Occident et Orient, dont les habitants conservent farouchement l’indépendance. Son père, Rolando Pratt, homme cultivé et dynamique, était un militant fasciste des plus ardents. C’est ,d’ailleurs, grâce à son engagement qu’il devait rencontrer la mère de l’artiste, Eveline Genero, dont le père était le fondateur de la section locale du parti fasciste, « La Serenissima ».

Les Generos avait des origines marranes (les marranes étaient des juifs espagnols ou portugais convertis plus ou moins de force) qui les faisaient s’intéresser aux pratiques ésotériques de la Kabbale. S’il régnait dans la famille Pratt un certain agnosticisme, on se passionnait volontiers pour les cultes secrets et pour les hérésies. La mère d’Hugo l’entraînait souvent visiter les anciennes rues du vieux ghetto où il entendit pour la première fois les noms maudits de Simon le Magicien, d’Origène, d’Arius et d’Hypatie. On lui parlait aussi de la clavicule de salomon, de l’émeraude verte de Satan et du Saint Graal dans les palais de la noblesse vénitienne. Toutes ces références ajoutées à d’autres viendront enrichir son oeuvre future.

Hugo Pratt quitte Venise en 1937 pour la première grande aventure de sa vie. Son père est envoyé en mission en Ethiopie, alors à peine conquise par les troupes du Duce. Il découvre l’Afrique et la bêtise de la colonisation occidentale qui veut imposer ses valeurs « civilisatrices » à des peuples aux antiques et nobles traditions. On lui présente l’aventurier français,Henry de Monfreid, et ses pas rencontrent ceux de Rimbaud dans les étendues désertiques de la Somalie.

Quand la seconde guerre mondiale éclate, il est mobilisé pour combattre les résisistants éthiopiens dans une unité de police indigène. Il a, à peine, 16 ans et se retrouve pendant plusieurs mois dans le désert de Dankalie parmi les nomades et les contrebandiers. Suite à la défaite italienne en Afrique et à l’occupation britannique, le père du dessinateur meurt peu après son arrestation par les alliés ; il laisse à son fils un exemplaire de l’Ile au trésor en lui assurant que, lui aussi, y découvrira son trésor. Hugo est interné avec sa mère dans un camp de concentration anglais pour les civils italiens. Il bénéficie d’un rapatriement sanitaire et retrouve son pays profondément divisé. Dans la guerre civile qui durera deux ans, il choisit de rester fidèle à ses amis quel que soit le bord qu’ils aient pu choisir. Il profite de l’anarchie régnante pour mener ses coups d’éclats personnels sous divers uniformes (incorporé de force à la marine de guerre allemande, il déserte et rejoint les troupes américaines) et séduire les plus jolies jeunes filles de Venise. Mais il se découvre en même temps un talent pour le dessin, et plus particulièrement la bande dessinée, qu’il cultivera jusqu’à ce que la célébrité le rattrape.

A travers les 7 portes de la vie.

La guerre finie, Hugo Pratt se retrouve rapidement à l’étroit dans une Europe en voie d’uniformisation. Il embarque pour l’Argentine et s’installe dans une des villes les plus animées de l’époque, Buenos Aires. Le régime péroniste ne le change pas trop de l’Italie Mussolinienne ; il fréquante une foule de personnes hautes en couleurs, des collabos français et des oustachis croates en exil, ainsi que les juifs du groupe Synagogues et le jazzman noir américain Dizzy Gillespie, le tout sur fond de tango et de pratique virile du rugby. Au bout de dix ans, il se résoudra à regagner l’Europe, mais gardera l’habitude de voyager autour du monde, de l’Irlande à l’Ile de Pâques en passant par l’Amazonie et l’Angola. Le succès sera au rendez-vous, en 1967, avec la parution de La Ballade de la Mer salée où aura lieu la première apparition de Corto Maltèse, le héros qui va le consacrer comme un maître de la BD mondiale.

Ce marin errant est une sorte d’Ulysse, bien décidé à ne pas laisser les dieux choisir pour lui son destin. Personnage romantique, il mène ses combats sans se soucier du regard que les autres porteront sur ses actes. Fidèle à lui-même et à ses amis (dont fictivement font partie Jack London et Joseph Staline), il n’hésite pas à s’engager pour des causes, de préférence, perdues. Suivi comme son ombre par son « pendant » maléfique et néanmoins frère de sang, le voleur Raspoutine, il poursuit sa route, imperturbable.

Hugo Pratt collaborera à Pif, journal qui connut un énorme succès auprès de plusieurs générations d’enfants, aux côtés de Rahan et de Ragnar le Viking. Dans les années 1970, il se sentait comme un martien dans une époque dominée par un gauchisme de luxe qui s’était arrogé le monopole de la pensée vertueuse. Avec les années Quatre-vingt, les pseudos-révolutionnaires de Mai devinrent de féroces yuppies sans foi ni loi, mais le regard qu’ils portèrentt sur le travail de Pratt resta le même : inutiles et enfantines sont les aventures de Corto. Retiré des affaires du monde dans sa maison-bibliothèque suisse où sont rassemblés près de 30 000 ouvrages, il leur répond à sa façon : « Le monde actuel, guidé par la technologie et les considérations économiques liées à la rentabilité et au profit n’intéresseraient pas beaucoup Corto Maltese. Il vit dans un monde où rien n’est décidé à l’avance, où il faut sans cesse faire des choix ». On retiendra également de lui cette phrase lourde de signification pour un artiste issu du siècle passé : « Il m’arrive de ne plus avoir envie de sortir de ce monde de mythes et même de ne plus savoir où est le monde réel ». Le 20 août 1995, lors d’une belle nuit d’été, Hugo Pratt fit son dernier songe et rejoignit définitivement la fée Morgane dans l’Ile d’Avalon.

A lire (après l’ensemble des albums de l’auteur), Le Désir d’être inutile. Entretiens autobiographiques avec Dominique Petitfaux, Robert Laffont. 

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À propos de l'auteur Rébellion

Rébellion est un bimestriel de diffusion d’idées politiques et métapolitiques d’orientation socialiste révolutionnaire.Fondée en 2002, la revue Rébellion est la voix d’une alternative au système. Essentiellement axée sur les sujets de fond, la revue est un espace de débats et d’échanges pour les véritables opposants et dissidents. Elle ouvre ses colonnes à des personnalités marquantes du monde des idées comme Alain de Benoist, David L’Epée, Charles Robin, Pierre de Brague, Thibault Isabel, Lucien Cerise … Rébellion se veut également un espace « contre-culturel » au sens large (arts, littérature, musique, graphisme).

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