Yves Boisvert commente dans La Presse du 7 janvier 2021 l’irruption, qui s’est produite la veille, des partisans de Trump au Capitole. « Pourquoi Moscou voulait-il l’élection de Donald Trump, en 2016 ? », se demande-t-il. « Pour ça. Exactement pour ça : pour tourner en ridicule la démocratie américaine et y semer le chaos. » Plus loin, entremêlant indignation et effroi, il oppose le monde libre aux dictatures : « C’est pourquoi, si les États-Unis se sont couverts de honte devant le monde entier mercredi, ça n’a rien de drôle pour ce qu’on appelle le “monde libre”. Tout affaiblissement de l’influence américaine risque de se faire au profit des dictatures qui lui font concurrence dans le monde. Cette journée noire américaine, qui en annonce de plus noires encore, a fait les délices de Vladimir Poutine et de Xi Jinping. »
Le groupe de presse britannique produisant le respecté The Economist a créé, il y a une quinzaine d’années, l’« indice de démocratie ». Calculé annuellement, il est basé sur 60 critères regroupés en cinq catégories : le processus électoral, les libertés civiles, le fonctionnement du gouvernement, la participation politique, la culture politique. On s’attendrait à voir les États-Unis en tête. Nenni. Ceux-ci occupent en 2019 la 25e place sur 167 pays, obtenant comme cote 7,96 : puisque c’est en dessous du 8 menant au titre de « démocratie pleine », ils se retrouvent dans la catégorie « démocratie imparfaite ».
Si on retient plutôt comme base de comparaison les seuls pays habituellement associés à l’Occident (les deux d’Amérique du Nord, les 21 d’Europe de l’Ouest, l’Australie et la Nouvelle-Zélande), ils occupent la 19e place sur 25. N’en déplaise à M. Boisvert, les trolls de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, qui se seraient invités dans la campagne électorale américaine de 2016 en faveur de Trump, n’ont rien à voir là-dedans : l’indice des États-Unis ne cesse de diminuer depuis 2006, en raison d’une baisse progressive de la confiance de la population envers ses institutions.
Dans le même palmarès, la Russie se trouve au 134e rang, la Chine au 153e rang. C’est mieux que l’Arabie Saoudite, au 159e rang. L’assassinat dans son consulat d’Istanbul en 2018 du journaliste Jamal Khashoggi, un opposant au régime, laisse à penser que la démocratie n’est pas un souci de l’Arabie Saoudite. Quant au maintien après cette affaire comme si de rien n’était de l’alliance américano-saoudienne, il laisse à penser que le concept de démocratie dépend pour les États-Unis de la tête du client et n’est invoqué que contre les adversaires.
On peut accuser l’indice de démocratie d’ethnocentrisme. D’une part, il se limite à des critères bien précis, appliqués de manière identique et qui correspondent à l’image qu’on se fait généralement dans les pays occidentaux de démocratie. D’autre part, le calcul de l’indice en dehors de l’Occident donne des résultats si sombres qu’ils en deviennent suspects. Ainsi, abstraction faite des 25 pays « occidentaux », très peu des 142 autres seraient des démocraties pleines, seulement cinq au total, de sorte que 96 % des pays non occidentaux présenteraient des déficiences en matière de démocratie. Mais alors, la démocratie serait-elle une invention occidentale ?
La question n’est pas futile pour l’économiste indien Amartya Sen — à l’origine de l’indice de développement humain (IDH) de l’ONU, il reçoit le prix Nobel d’économie en 1998 — qui répond que la démocratie est universelle. Dans son ouvrage La démocratie des autres : pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident (Payot et Rivage, 2006), il explique que ce qui est occidental, c’est de ramener la démocratie à une dimension fonctionnelle, comme le recours à des campagnes électorales ou à des scrutins. Selon lui, la démocratie est autre chose : c’est la tolérance à l’égard de points de vue des autres, et l’encouragement qui leur est fait de participer au débat public et de l’enrichir. Il prétend que ce type de tolérance n’est pas l’apanage des Occidentaux, qu’il est au contraire courant à l’extérieur du monde occidental. À l’appui de son propos, il cite des pratiques en ce sens au Japon, en Inde, en Chine.
M. Boisvert classe le président chinois, Xi Jinping, dans la liste des dictateurs. La lecture de The China Model : Political Meritocracy and the Limits of Democracy (Princeton University Press, 2015), amène à relativiser les choses. Le livre, autant louangé que vilipendé, est l’œuvre de Daniel Bell. Né à Montréal, celui-ci fait ses études à McGill et à Oxford, séjourne à Princeton et Stanford avant de faire carrière en Asie. Spécialiste de la philosophie politique comparée, il enseigne maintenant à l’Université Tsinghua de Pékin, l’une des plus prestigieuses du pays et qui a la réputation de former les futurs dirigeants chinois.
Dans son ouvrage, Bell explique que le modèle occidental « un électeur, un vote » est inapplicable intégralement dans un pays aussi grand, populeux et complexe que la Chine, tout en étant à l’opposé d’une histoire de 30 siècles. Une première lacune : les élus sont redevables auprès de la communauté qui les élit, ce qui les amène à ignorer les intérêts des générations futures, des autres communautés ou de toute la communauté.
Une seconde : les élus sont choisis par la population sur des bases irrationnelles, à partir de considérations stratégiques ou populistes, ou de calculs plus ou moins conscients, ce qui entraîne des gouvernements manquant de permanence, instables, inefficaces. Bell explique par la suite qu’existe en Chine une forme de démocratie consultative où le peuple est consulté sur un large éventail de sujets dans la perspective de constituer une communauté de vues. Pour ce qui est de la progression dans l’appareil de l’État, elle varie selon le niveau. On peut retrouver des élections à un niveau inférieur, une évaluation des potentiels et des résultats obtenus à un niveau intermédiaire. Mais à mesure qu’on se rapproche du pouvoir, la sélection est de type méritocratique, basée sur la qualité et la capacité individuelle. Bell qualifie le modèle chinois de « méritocratie démocratique verticale ». (Lors d’échanges privés, celui-ci a insisté sur le fait qu’il s’agit là d’un modèle, qu’il peut y avoir un écart entre théorie et réalité. Il m’a narquoisement fait remarquer qu’il y a bien un écart aux États-Unis entre l’idée de démocratie et sa pratique concrète.) Bref, on est loin de l’image simpliste d’une dictature.
M. Boisvert parle de « monde libre ». L’expression a été forgée par Roosevelt et Churchill. Elle a toujours servi à désigner les États-Unis et leurs alliés. Durant la Deuxième Guerre mondiale, elle est employée pour les opposer à l’Allemagne, l’Italie et le Japon. Assez curieusement, le monde libre inclut à l’époque l’URSS, alors dirigé par Staline et qui n’aurait pas été, à ce qu’on raconte, un défenseur acharné de la liberté. Mais, malgré qu’elle eût perdu 21 millions de ses citoyens lors des hostilités, 70 fois plus que les Américains, et ait conduit le « monde libre » à la victoire contre les nazis, l’URSS perd rapidement à la fin de la guerre son droit à faire partie du monde libre : en tout juste un an, elle est rétrogradée du rang d’« allié » à celui d’« ennemi » des États-Unis. Durant la guerre froide qui dure presque un demi-siècle, le monde libre désigne le bloc de l’Ouest par opposition
au bloc de l’Est. C’est le gouvernement Trump qui, entreprenant de diaboliser la Chine dès son arrivée au pouvoir en la rétrogradant au rang d’ennemie, a dans cette perspective remis à la mode l’expression « monde libre ».
On utilise le mot « manichéisme » pour désigner une manière de voir simpliste où s’opposent le bien et le mal. On oublie souvent l’origine du mot. Il vient d’une secte du 3e siècle, celle des manichéens, croyant que Dieu est infiniment bon et ne peut pas avoir créé le mal. Les manichéens en déduisent qu’existent alors dans la création deux substances, éternelles, incréées, qui se livrent une guerre continuelle, le bien et le mal.
Le manichéisme est une valeur fondamentale américaine. On le retrouve notamment au cinéma où, selon certains spécialistes, 90 % des films sont manichéens. Le manichéisme remplit plusieurs fonctions : il facilite la propagande, détourne de la réalité, soustrait de sa propre responsabilité…
Durant la guerre froide, il est l’outil privilégié d’un camp contre l’autre. Lorsque l’URSS s’effondre, les gens se mettent à rêver et l’on va même jusqu’à parler de la « fin de l’histoire ». Les Américains ne disent-ils pas depuis des décennies que l’Union soviétique est le mal incarné et que tout ira bien sans elle ? Force est de constater que la dynamique est de nouveau à l’œuvre, que rien n’a changé sauf le prétexte… Hier, c’était l’URSS, aujourd’hui la Russie et la Chine. M. Boisvert contribue au jeu en sortant un bel exemple de manichéisme : a) d’un côté le bien, la démocratie, les Américains, le monde libre ; b) de l’autre le mal, la dictature, la Russie, la Chine. Serait-ce qu’il écoute trop les médias américains ?
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