A partir des années 1970, la France a connu une véritable révolution pédagogique, comme d’ailleurs la plupart des grands pays industrialisés. L’autorité en est sortie très largement dévaluée, non seulement dans les écoles, mais aussi bien entendu dans les familles. Il n’est plus accepté aujourd’hui pour un maître de parler depuis une estrade, de dispenser magistralement son cours ou d’imposer un silence strict au sein de la classe sans chercher à mobiliser la spontanéité et la créativité des élèves. Les parents entendent quant à eux laisser à leurs enfants une marge d’autonomie conséquente, afin de les pousser très tôt à agir par eux-mêmes, selon leur propre initiative. Le plaisir, la liberté et l’expression de soi sont à peu près unanimement considérés comme des vertus indispensables à l’épanouissement des jeunes individus en devenir.
Cela signifie-t-il pour autant que l’éducation contemporaine renonce totalement à transmettre des valeurs, comme on l’affirme souvent ? On connaît en effet l’argument selon lequel nous ne soucierions plus au XXIe siècle d’inculquer des « principes », c’est-à-dire de fixer des codes de conduite censés permettre à chacun de bien se comporter dans la vie. Cette critique se retrouve d’une manière particulièrement récurrente sous la plume des auteurs républicains ou chrétiens. N’oublions pas en effet que le vieux républicanisme universaliste à la française doit à vrai dire lui-même beaucoup à l’universalisme chrétien, auquel il apporte en quelque sorte un prolongement sécularisé : dans un camp comme dans l’autre, on met en avant une morale, laïque ou spirituelle, composée d’un ensemble de préceptes plus ou moins dogmatiques destinés à conformer l’enfant aux exigences du monde adulte. Et c’est au nom de ces valeurs qu’on a longtemps continué de promouvoir l’autorité, comme vecteur indispensable de la transmission. Les éducateurs républicains et chrétiens ont de ce fait très mal accepté le revirement libéral des nouvelles pédagogies, qui a non seulement dévalué l’autorité, mais qui a en outre dans une certaine mesure affaibli les valeurs autrefois promues par l’école, publique ou privée. Il n’en demeure pas moins cependant que ces valeurs n’ont pas disparu, et qu’elles tendent même à se renforcer de nouveau, depuis le début des années 1990 environ, au profit de l’instabilité sociale qui semble s’installer chez nous et des tensions identitaires qu’elle conforte. L’Occident, face à sa fragilité culturelle et au spectre de son propre déclin économique, cherche ainsi à se rassurer par le recours à des valeurs inamovibles, d’inspiration tantôt républicaine (comme majoritairement en France), tantôt chrétienne (comme majoritairement aux Etats-Unis), ou forge même parfois des valeurs plus novatrices, destinées à remplacer partiellement les anciennes (comme le développement durable, l’hygiénisme alimentaire ou le globalisme culturel).
Le système éducatif actuel est donc certes libéral du point de vue des méthodes qu’il emploie : il refuse l’autorité traditionnelle au profit d’un management horizontal de l’enfance, qui fait la part belle à l’initiative individuelle, voire à l’esprit d’entreprise précoce (à travers la mise en place de projets, l’organisation du travail en équipe, l’autoévaluation, etc.). Mais cette démarche s’avère en revanche autoritaire du point de vue de sa dogmatique, puisqu’elle ne renonce plus guère à transmettre des valeurs. Le ministre de l’Education nationale Vincent Peillon, immédiatement après sa nomination en 2012, rappelait à cette fin la nécessité pour l’école d’« enseigner une morale », au sens d’un contenu idéologique qu’il faudrait autoritairement inculquer, mais ne remettait nullement en cause par ailleurs la logique libertaire d’ensemble des nouvelles pédagogies. Et les parents, à leur niveau, endossent une posture similaire, puisqu’ils laissent généralement leurs enfants se comporter de manière dissipée et turbulente à la maison, mais tiennent par-dessus tout à surveiller leur vie sexuelle, ou à les empêcher de fumer et de boire – le plus souvent sans succès d’ailleurs, faute d’avoir la moindre prise sur eux. Le rôle de l’adulte serait ainsi de montrer à l’enfant ce qui est bien ou mal, mais en aucun cas de lui imposer le carcan d’une discipline rigoureuse.
L’accent mis sur les valeurs plutôt que sur la discipline, dans l’éducation, n’a évidemment rien d’une constante historique. Il est bien plus probable au contraire que, dans les sociétés antiques traditionnelles, les rares philosophes à avoir réellement réfléchi aux questions pédagogiques aient même le plus souvent adopté une position exactement inverse. Ce fut quoi qu’il en soit le cas il y a deux mille cinq cents ans dans le confucianisme naissant, et la relecture des Entretiens de Confucius, en raison précisément de leur inactualité totale, peut s’avérer à cet égard d’une aide précieuse afin de mieux comprendre par opposition notre doctrine actuelle, et de déterminer si nous devrions la conserver ou la rejeter.
Pour Confucius, la part la plus centrale de l’éducation n’est autre que la discipline, qui n’est pas envisagée comme un moyen, mais comme une fin en soi. Discipliner l’enfant, c’est le tremper au cordeau, lui donner des assises et renforcer son cœur et sa volonté. On ne le conforme pas à des idées ; on le rend apte à en élaborer par lui-même. La discipline exclut donc la docilité, mais appelle plutôt l’ouverture d’esprit. On structure sans enrégimenter.
La politesse – qui paraît de nos jours désuète, ou d’une importance superficielle et secondaire par rapport à la réalité des valeurs (bonnes ou mauvaises) en lesquelles nous croyons au plus profond de nous-mêmes – paraissait a contrario fondamentale dans la doctrine confucéenne, tout comme le fait de respecter des rites. Etre poli, ou « ritualiser son comportement », consiste en pratique à discipliner son caractère, de façon à ne plus être capricieux. « Avec les lettres pour s’ouvrir l’esprit et les rites pour se discipliner, on ne saurait s’écarter du droit chemin. » (Entretiens, XII, 15) Les lettres nous enseignent toute la diversité des possibles, des idées et des usages, tandis que la discipline mobilisée à travers la ritualisation de notre existence nous donne la force de trancher par nous-mêmes entre ces différentes voies, d’une manière réfléchie. La politesse est purement formelle ; elle vaut en effet par sa forme, et par sa capacité à nous former comportementalement, mais non par son contenu, qui est vide, et ne nous conforme donc pas idéologiquement. Respecter ses maîtres par des signes de déférence (comme on le faisait encore au XXe siècle en restant debout au début de chaque cours) nous oblige à reconnaître nos insuffisances, nos limites, notre besoin d’apprendre et de faire des efforts pour nous améliorer, mais ne nous enferme pas en tant que tel dans une idéologie donnée. Et le propre d’un enseignement réussi n’est pas de susciter en nous des valeurs fixées d’avance, mais de nous inviter à penser par nous-mêmes, sur la base de ce que nous avons appris. « Réfléchir sans étudier » est certes « dangereux », mais « étudier sans réfléchir est vain ». (II, 15) Aussi peut-on même dire plus encore que seul « a qualité pour enseigner » l’homme capable d’« extraire une vérité neuve d’un savoir ancien ». (II, 11)
Il ne s’agit pas d’inculquer à l’enfant des valeurs comme la charité ou l’humilité, car Confucius ne cessait au contraire de railler les bon sentiments : « Les bien-pensants de province sont la ruine de la vertu », affirmait-il. (XVII, 13) Il s’agit plutôt de forger une structure ou un cadre de comportement approprié, car c’est cette structure ou ce cadre qui vont non élever (et non ce en quoi nous croyons). Nos convictions ont de la valeur au regard de la vérité ; mais la capacité à examiner de manière probe le problème de la vérité relève de notre structuration intérieure, et non des idéologies toutes faites dont on nous abreuve sur le mode du préjugé. Or, il y a souvent beaucoup de préjugés chez les maîtres ès bons sentiments, autant que chez les maîtres de haine.
Le confucianisme des origines ne professait pas un dogmatisme pédagogique, comme on le voit, mais un rigorisme, puisque c’est la rigueur acquise par l’enfant qu’on doit évaluer, ainsi que son degré de structuration, plutôt que les dogmes auxquels il s’est soumis. « L’honnête homme est droit, mais pas rigide » (XV, 37) : cela signifie que la droiture relève de la construction du caractère plutôt que d’un type donné de conviction. La droiture est la charpente d’une maison ; mais à partir des mêmes fondations, on peut envisager de construire bien des édifices différents !
A vrai dire, la structuration du caractère doit même permettre toute la vie d’échapper à la rigidité des dogmes imposés de l’extérieur. Les règles qu’on n’a pas la discipline de se donner à soi-même, on doit bien en effet les recevoir docilement des autres ; et l’individu discipliné par l’éducation, parce qu’il peut ensuite se discipliner de lui-même, n’éprouve à l’inverse nul besoin de vivre dans le conformisme. Les enfants disciplinés deviennent des adultes volontiers rebelles ; tandis que les enfants capricieux et désordonnés ont tôt fait avec l’âge de sombrer dans le grégarisme le plus béat. « L’honnête homme cultive l’harmonie, mais pas la conformité. L’homme de peu cultive la conformité, mais pas l’harmonie. » (XIII, 24)
L’assentiment du monde extérieur ne saurait de la même façon constituer un blanc-seing à la conduite d’une personne. Confucius se plaisait à répéter qu’il n’y a rien d’absolument estimable dans le fait d’être aimé de tous ses voisins, ni rien d’absolument méprisable dans le fait d’en être détesté. « Tout cela ne veut rien dire. Il vaudrait mieux être aimé de tous ses bons voisins, et détesté des mauvais. » (XIII, 24) La discipline que l’on acquiert nous rend capables d’agir par nous-mêmes, selon nos propres critères de vie, au lieu de nous conformer au regard des autres, comme des bêtes de somme devenues étrangères à toute véritable responsabilité individuelle. La discipline est une école de lutte contre le conformisme. Elle nous enseigne la pugnacité et nous rend indépendants.
On peut certes transmettre des valeurs à ses enfants, comme on essaie tout naturellement de leur transmettre le goût des choses que l’on apprécie. Mais, de même qu’il serait absurde de voir l’essence de l’éducation dans le fait de transmettre l’amour d’un auteur, d’un sport ou d’un métier, par exemple, il n’est pas plus important de transmettre une morale en laquelle on croit. On s’efforce de faire découvrir certains centres d’intérêts ou certaines activités à ses enfants, et même certains préceptes ou certaines vérités qui nous paraissent de première importance, mais on les laisse en définitive voler de leurs propres ailes et se forger leurs propres opinions. Ce qu’on leur demande en revanche, et même ce qu’on exige d’eux, c’est de ce comporter toujours en hommes responsables et indépendants, forts de caractère, et capables précisément de se forger leurs propres opinions si celles qu’on leur a transmises ne leur conviennent pas.
L’autorité, au sens d’une discipline pédagogique, et non d’une conformation de l’enfant à des dogmes, est la condition de possibilité d’un comportement mature. Il faut habituer l’enfant à supporter des rythmes, des obligations, des efforts, et souvent même de menues frustrations, afin de lui montrer comment maîtriser ses désirs et ses penchants, comment se réguler. L’enfant ne doit pas être gâté par une prodigalité excessive ; il ne doit pas gaspiller ; il doit apprendre peu à peu à se contrôler, de manière graduelle et raisonnable, à mesure qu’il gagne en âge. Tout cela s’obtient par un encadrement du désir, à travers l’apprentissage de la dureté et de l’exigence envers soi-même.
Confucius, néanmoins, ne critiquait jamais intrinsèquement le désir. Le désir n’est pas une mauvaise impulsion, d’autant qu’il répond à un penchant pleinement naturel, constitutif de ce que nous sommes ; mais l’enfant doit comprendre que ses envies les plus immédiates ne doivent en aucun cas s’opposer à la mise en œuvre d’actions plus contraignantes menées en vue d’un bien à plus long terme (c’est-à-dire en vue de désirs plus subtils et plus élevés). L’enfant ne doit donc pas rejeter ses désirs, mais éviter à chaque instant de se montrer capricieux, comme sa tendance première l’y inciterait, et refuser autrement dit de tout vouloir sans distinction, et tout de suite. A la consommation effrénée, à l’exploitation brutale des choses et des hommes, il doit substituer le perfectionnement de soi, la culture et le raffinement, qui sont en fait une sublimation du désir. « Qui, jeune, ne respecte pas ses aînés, dans son âge mûr ne produit rien et, vieux, refuse de mourir, n’est qu’un brigand. » (XIV, 43) Autre manière de dire que « l’honnête homme remonte sa pente, tandis que l’homme vulgaire la descend. » (XIV, 23) Nous devons apprendre à remonter notre pente, en effet, pour être énergiques et ne plus céder à la lassitude, à l’indifférence ou au désoeuvrement. Nous devons apprendre la frugalité pour apprécier réellement ce qu’on nous donne et ne plus céder à l’ingratitude, à l’épuisement des sens ou à l’ennui. Et nous devons apprendre le respect pour nous ouvrir aux autres et ne plus céder à l’égoïsme, à l’avidité rapace ou à l’illusion de la complétude.
Mais ce genre d’éducation convient-il à un monde capitaliste voué au consumérisme marchand ? La pédagogie confucéenne correspondait assurément à un monde de pénurie, dans les antiques villages claniques des communautés agraires traditionnelles. A-t-elle encore un sens dans un monde d’abondance et de luxe, où l’ambition ultime des hommes est de jouir toujours davantage de biens en quantité toujours plus grande, dans un esprit productiviste voué à la recherche permanente de la rentabilité ? Sans doute nos pédagogies changeront-elles par conséquent lorsque les sociétés d’aujourd’hui se seront effondrées, et que les modes de vie auxquels nous sommes désormais habitués auront définitivement cessé de paraître viables. En attendant, force est de se rendre à l’évidence : toute société a les pédagogies qu’elle mérite.
Thibault Isabel
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