Disparu en août 1974, Otto Strasser reste encore un inconnu pour la grande majorité des personnes qui s’interrogent et réfléchissent aux impasses de notre époque. D’autres figures plus marquantes de la révolution conservatrice allemande – on pense ici à Moeller van den Bruck, Oswald Spengler ou encore Ernst Jünger – ont écrasé de leur immense corpus doctrinal un strassérisme plus confidentiel et plus politique. La pensée d’Otto Strasser est cependant loin d’être anecdotique ou insignifiante. Bien au contraire, l’intellectuel et homme d’action allemand a élaboré toute une importante série de concepts extrêmement originaux et innovants mais souvent présentés comme anachroniques et utopistes par ses nombreux détracteurs. Pour bien comprendre le strassérisme, il convient avant tout de bien percevoir qui est Otto Strasser et quel fut son parcours.
Du front à la politique
Né le 10 septembre 1897 à Windsheim, en Bavière, Strasser est issu d’un milieu bourgeois lettré. Son père, Peter, fonctionnaire au tribunal de la ville est l’auteur d’un petit opuscule paru en 1912 sous le pseudonyme de Paul Wegr, Das neue Wesen. Betrachtungen und Ausblicke (La nouvelle voie, vues et perspectives), très inspiré d’un christianisme social et national qu’il enseigne chaque jour à son fils. Cette intense religiosité est un élément capital dans l’élaboration de la pensée et des vues géopolitiques d’Otto Strasser.
Comme de nombreux allemands de son âge, le jeune homme s’engage en 1914 et participe à la Grande Guerre comme soldat, sous-officier puis officier d’artillerie. Décoré de la croix de fer de 1ère classe, il est proposé pour l’ordre militaire de Maximilien-Joseph (la plus haute décoration militaire du royaume de Bavière) que seule l’armistice l’empêchera de recevoir. Deux fois blessé, Strasser est démobilisé en juin 1919 après cinq années d’intenses combats.
En 1919, on le retrouve dans les rangs du Freikorps von Epp combattant l’insurrection communiste de Munich. L’année suivante à Berlin, il lutte contre le putsch de Kapp à la tête de groupes de combats « rouges ». Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Strasser juge le second événement comme une poussée réactionnaire illégitime d’une caste militaire défaillante. Son hostilité future au prussianisme s’y décèle en filigrane.
Membre un temps du SPD, il démissionne à l’issu des combats de Munich estimant que le parti a abandonné les ouvriers à la vindicte des corps francs. Strasser reprend ses études de droit et sciences économiques puis se fait engager au ministère du ravitaillement. Parallèlement à ses activités salariées, le jeune homme devient correspondant de la presse suisse et hollandaise et publie un important article pour l’hebdomadaire Das Gewissen (La conscience), le journal lancé en 1919 par le Juni-Klub. Strasser fait alors la connaissance d’Arthur Moeller van den Bruck, le théoricien et animateur principal du club de juin, à qui il va emprunter de nombreuses réflexions qui vont nourrir sa pensée.
A la gauche d’Hitler
La première rencontre avec Adolf Hitler se déroule en octobre 1920 sur l’initiative de Grégor Strasser, pharmacien à Landshut et frère d’Otto, membre du NSDAP depuis le printemps et qui espère entraîner son cadet dans son sillage. L’entrevue est houleuse entre le jeune fonctionnaire et l’ancien caporal bavarois. Otto refuse de rallier le parti considérant Hitler comme un haut-parleur, un politicien servile et tacticien épris de propagande.
Pendant la captivité d’Hitler (1923-1924), Otto Strasser va toutefois s’impliquer davantage dans le combat NS qu’il va tenter de définir en termes doctrinaux. Dans ce sens, il collabore avec le Völkischer Beobachter et publie de nombreux articles sous le pseudonyme d’Ulrich von Hutten, puis quitte son poste de conseiller au ministère pour entrer comme cadre au sein d’un Konzern d’alcool.
Finalement, Strasser saute le pas et adhère au NSDAP en 1925 pour seconder Grégor propulsé responsable du parti pour l’Allemagne du nord. L’Arbeitsgemeinschaft der nord- und westdeutschen Gäue der NSDAP est rapidement mise sur pied pour faire émerger un corpus doctrinal ad-hoc. Les deux frères fondent les Kampfverlag (éditions combat) qui vont constituer un support solide aux différentes publications nécessaires pour le travail de diffusion, et exposent leurs idées dans un bimensuel interne, Die nationalsozialistische Briefe (Les Lettres nationales-socialistes), destiné aux membres locaux du parti. Un jeune assistant est recruté pour Grégor, il se nomme Joseph Goebbels. Le NSDAP nord-allemand prend dès lors une orientation très à gauche et constitue un réel pôle intellectuel. Otto se lance dans un ambitieux projet de rénovation du parti dont il dénonce dès le début l’embourgeoisement et la corruption. Strasser n’hésite pas à railler les accointances d’Hitler avec les milieux capitalistes, notamment ses relations avec l’industriel Thyssen, bailleur de fond influent du parti. Très vite, il devine que le NSDAP n’agit que contre le marxisme, ce qui est pour lui une demi-mesure. Le NS, clame t-il, n’a aucune sympathie pour la bourgeoisie qui ne prospère qu’avec les mêmes mots d’ordre que le capitalisme. Dès 1930, Otto Strasser réalise que le parti n’est plus socialiste et qu’il a abandonné les vingt-cinq points du programme de 1920. Les permanents sont dépendants financièrement du NSDAP et aux yeux de Strasser apparaissent de nombreuses contradictions entre incarnation et idées défendues. De grandes périodes de confrontations tendues comme lors de l’affaire des biens princiers (1926) ou du soutien aux grévistes berlinois (1930), achèvent de scinder les orientations.
Le Front Noir
Avec fracas, Strasser rompt avec le parti en 1930 en publiant le 4 juillet un article fondateur intitulé « Les socialistes quittent le NSDAP ». Il lance alors la Kampfgemeinschaft revolutionärer nationalen Sozialisten puis en 1931 Die Schwarze Front (le Front Noir). Cette dernière organisation se veut une école de cadres en opposition au parti. Véritable fédération, elle regroupe, outre la KGRNS, le Bund Wehrwolf, des fragments du Bund Oberland et l’aile Hamkens du Landvolkbewegung (mouvement paysan). La doctrine s’élabore au sein de la revue Die Tat animée par Ferdinand Fried et du journal Die schwarze Front dont le premier numéro paraît le 6 septembre 1931.
Pour Otto Strasser, le NS doit être un mouvement républicain, hors des privilèges d’origine, qui se bat tout à la fois contre le marxisme, qui a dénaturé l’idée sociale, et le capitalisme. Le règne de l’argent avilit l’âme du peuple et barre l’avènement de la Volksgemeinschaft (communauté nationale). Dans cette optique, l’économie reste nocive et doit être mise au pas en répondant aux seuls besoins de la nation. La production théorique d’Otto Strasser apparaît dans une floraison de publications et articles. Pour n’en retenir que quelques uns, citons le Programme de 1925, National-socialisme et État (1929), la Proclamation du 4 juillet 1930 ( Les socialistes quittent le NSDAP), les Quatorze thèses de la révolution allemande (1er congrès de la KGRNS octobre 1930), le Manifeste du Front Noir (2e congrès octobre 1931), La construction du socialisme allemand (1932) ou encore les Principes programmatiques des nationaux-socialistes révolutionnaires (article de Buchücker).
Le nationalisme de Strasser est intimement lié au christianisme de son éducation. L’Allemagne strassérienne apparaît comme le flambeau d’une Europe fédérée. Otto Strasser prône en effet la constitution d’un état fédéral Grand-Allemand (réunion des états allemands), de Memel à Strasbourg, d’Eupen à Vienne, qui s’oppose à un pangermanisme de domination. Il imagine une organisation fondée sur le modèle suisse, un éclatement des états-nations au profit de régions ethniques (Écosse, Irlande, Bretagne, Flandres …). A cet égard, Strasser s’investit dans une lutte de solidarité internationale anti-impéraliste rassemblant toutes les nations opprimées.
Partisan d’une nouvelle guerre de libération contre l’Occident, il se montre favorable à une alliance avec l’URSS. Fidèle lecteur de Moeller van den Bruck, il reprend à son compte sa théorie des peuples jeunes contre les peuples usés. Toutefois, il reste très hostile au prussianisme qu’il estime à l’origine de la domination et de l’absolutisme.
Modérément antisémite à ses débuts, Otto Strasser finira pas se déclarer philosémite et prosioniste, cohérent en cela avec ses conceptions ethniques de l’état.
Son idéalisme Völkisch s’incarne dans une origine divine. Le Volk est pour lui un organisme vivant avec ses caractéristiques physiques, spirituelles et mentales. Seule compte l’ethnie (et non le racialisme biologique) qui n’établit aucune échelle de valeur. Son ethnocentrisme est d’abord culturel, linguistique et endogamique. Strasser songe à interdire les mariages avec les étrangers et refuser l’enseignement d’une langue étrangère avant l’université. Ainsi épurée, l’Allemagne pourra enfin devenir une Volksgemeinschaft authentique basée sur des formes appropriées à la nature du peuple (fief, auto-administration). Strasser refuse la lutte des classes au sein du Volk et prône un front uni de la base des partis et des syndicats contre leur hiérarchie et contre le système. L’harmonie est le maître mot, l’unité dans la diversité s’opposant à la standardisation. Que les sons divers s’accordent pour le bien commun, clame t-il souvent. Là encore, le fondement religieux est évident puisque s’élève de cette révolution populaire un principe d’amour au sein du Volk reconstitué.
Une utopie paysanne
Total et absolu, son socialisme s’oppose au libéralisme comme au marxisme. Strasser voit dans ce dernier un produit du temps libéral dont la méthode analytique est inactuelle au sein d’une Allemagne profondément transformée. On ne peut plus, dit-il, raisonner en luttes de classes et rapports de production (ce qui n’empêche pas qu’on puisse se servir de la lutte des classes pour arriver à ses fins). Otto Strasser rejette donc aussi bien le modèle prolétarien que le modèle bourgeois. Il faut concilier le fait d’entreprendre (responsabilité, indépendance, créativité) avec la Volksgemeinschaft dans une société de travailleurs nouveaux. Strasser imagine alors une société d’un type paysan avec des ouvriers-paysans, des intellectuels-paysans et soldats-paysans. Un partage des terres doit s’effectuer au profit de tous les Allemands ainsi qu’une répartition des bénéfices des entreprises.
Pour ce faire, une féodalité étatiste soit se mettre en place dans laquelle l’état possède tous les biens fonciers et afferme ceux-ci aux particuliers sous forme de fief. Chacun exploite librement sa terre mais ne peut vendre ni sous-louer la propriété de l’état. Nullement préoccupé par une expansion d’espace vital, Strasser songe à une colonisation des terres allemandes de l’Est. Il préconise une dispersion des grands complexes industriels en de petites unités relocalisées en région où s’activent les ouvriers-paysans. Parallèlement, on nationalise 51% de l’industrie vitale liée à la puissance afin de sauvegarder l’indépendance nationale.
En ce sens, Strasser peut être lui aussi considéré comme l’un des précurseurs de la décroissance. Ce localisme agraire et pré-industriel en une illustration. D’autant qu’à cela, doit s’ajouter une baisse considérable de la production de biens de consommation et l’adoption d’un mode de vie spartiate, autarcique et local. Mieux, Strasser envisage une économie basée sur le troc pour faire place au capitalisme privé. Nul doute qu’ici, l’étude du Landvolkbewegung ait joué un certain rôle. N’oublions pas qu’à la même époque, Ernst Niekisch, dans son Programme de la résistance allemande, évoque également une réduction drastique de l’appareil de production, une colonisation agraire même dans les conditions les plus médiocres, une volonté de pauvreté et un mode de vie simple sous l’influence du mouvement paysan. Le monopole de la propriété et le monopole de la décision doivent être abolis. Les décisions seront prises à part égale par l’état, les entrepreneurs et les ouvriers-paysans. Du reste, le monde industriel intéresse peu Otto Strasser comme le présent dans lequel il vit. Pour lui, il ne s’agit là que d’une phase transitoire qui n’a que peu d’importance.
S’agissant des institutions, le Reichtag devra être remplacé par une chambre de six corporations (ouvriers, paysans, employés, fonctionnaires, industriels, professions libérales) plus en adéquation avec les réalités quotidiennes. Dans cette société imaginée par Strasser, il ne doit pas y avoir de dictature de la technique. A l’inverse de Jacques Ellul, il estime que celle-ci est originairement neutre et que sa perversion ne dépend uniquement que de l’usage qu’en fait l’homme. Le technicien, nécessaire au bon fonctionnement de la société, doit se mettre intégralement au service de la Volksgemeinschaft. De même, l’Allemand a besoin d’une forte direction qui interdit tout usage de la démocratie, faible par essence.
Au vrai, peu porté sur la modernité, Otto Strasser défend un retour au Moyen Age (fief, retour à Dieu) en qui il voit l’apogée de la solidarité européenne. Il rejoint en cela Edgar Julius Jung pour qui le futur nécessite un Reich chrétien et corporatif fédérant l’Europe. Cette dimension européenne est fondamentale chez Strasser puisqu’il projette d’étendre son modèle au continent dans son ensemble. La mission réelle du peuple allemand est l’unité européenne, celle du Saint-Empire brisée en 1530. Strasser s’oppose donc avec vigueur aux valeurs de la Révolution française puisqu’il voit dans la foi en Dieu, l’élément central de l’unité européenne du Moyen Age. Son conservatisme agraire doit permettre de renouer avec les valeurs de solidarité et de spiritualité, c’est à dire avec ce nous comme élément primordial d’une conception du monde. C’est à une révolution agraire économique et mentale qu’il appelle, à une socialisation au profit de la Volksgemeinschaft et non à un simple socialisme étatique. Au fond, ne cherche t-il pas à concilier décroissance et puissance ?
A y regarder de plus près, on comprend mieux ce qui a pu opposer Strasser et Hitler en terme de projet politique. Pour le premier, il s’agit de rétablir une société pré-industrielle en opposition au monde moderne. Pour le second, seules comptent la revanche militaire et l’expansion territoriale obtenues par le biais d’un modernisme réactionnaire. On connaît la suite.
En 1933, Otto Strasser s’exile en Autriche avant de rejoindre Prague. Poursuivi par les hommes du Sicherheitsdienst, il voyage d’une capitale à l’autre pour finalement rejoindre le Canada en 1939.
Plus confiant, Grégor Strasser décide de ne pas quitter l’Allemagne et se maintient au sein du parti en tant que Reichsorganisationsleiter, c’est à dire véritable second du NSDAP. Contre toute attente, le 8 décembre 1932 Gregor remet sa démission, vit en marge quelques temps avec sa famille, pour être fatalement liquidé dans sa cellule lors de la purge du 30 juin 1934.
Ne restent d’Otto Strasser que quelques livres dont peu d’éditions françaises. Cela ne doit pas empêcher de se frotter avec le strassérisme et son utopie paysanne. Les temps qui s’annoncent pourraient bien lui donner raison.
Guillaume Le Carbonel
Sources :
- Sous la direction de Louis Dupeux, La Révolution conservatrice dans l’Allemagne de Weimar, Éditions Kimé, 1992.
- Otto Strasser, Victor Alexandrov, Le front noir contre Hitler, l’histoire d’une lutte opiniâtre et clandestine contre le dictateur et son régime, Marabout, 1968.
- Thierry Mudry, L’itinéraire d’Otto Strasser, Orientations n°7, 1986.
- Frédéric Kisters, Otto Strasser et le Front Noir, et L’idéologie de la NSKD et du Front Noir, Devenir n°21, été 2002.
- Joey Cloutier, Ambition et polémique : L’activité anti-hitlérienne d’Otto Strasser à Montréal et la Révolution conservatrice, 1941-1943 et Pour en finir avec le nazisme de “gauche” : importance historique et bilan historiographique, Cahiers d’histoire n°19, 1999.
- Philippe Baillet, L’autre tiers-mondisme, des origines à l’islamisme radical, Akribéa, 2016
Retrouvez dans le numéro 89 le dossier sur la radicalité dont cet article est issus : http://rebellion-sre.fr/boutique/26431/
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