Un trait inédit de cette élection présidentielle de 2020, a été l’obstination, pendant plus de deux mois, du président en titre, et contre toute évidence, de reconnaître sa défaite, qu’il attribue à une fraude gigantesque, fomentée à l’échelle nationale par le Parti démocrate. Il a même, dans un premier temps, interdit – contrairement à l’usage – l’accès aux dossiers de la présidence à la nouvelle équipe, pour permettre à celle-ci de se préparer, durant les deux mois et demi (3 novembre – 20 janvier) de la transition.
Aussi délirante que soit cette allégation de fraude, aussi incompréhensibles que soient ce déni et cet entêtement, ils n’en sont cependant pas nouveaux. Il existe en effet, dans l’Histoire, des exemples aussi édifiants de refus persistants de la réalité ou d’invention fantasmatique d’une « réalité alternative ».
Ce déni, ou cette invention d’une fable de substitution, sont pour ainsi dire toujours le fait de perdants. Soit de perdants politiques ou militaires, qui, non seulement ont perdu le pouvoir ou une guerre mais, de surcroît, ont vu sombrer à jamais leur système politique ou social. Soit de perdants intellectuels, qui proposaient une explication des phénomènes physiques, naturels, politiques ou sociaux, et qui ont vu leur conception bouleversée, niée, infirmée, inversée par de nouvelles découvertes ou de nouvelles théories, de nouvelles vérifications.
La plupart du temps, dans le domaine des idées, ces dénis ont émané d’institutions conservatrices (comme l’Église catholique, des Églises protestantes, des académies ou des cercles savants) se pensant détentrices de la vérité. Dans le domaine politique, social ou sociétal ils ont émané de milieux sociaux privilégiés, dont étaient issus les classes dirigeantes, qui imaginaient (et qui imaginent toujours, d’ailleurs) que le pouvoir leur est dû. Dans ces deux domaines, ces milieux pensaient (et pensent toujours) qu’eux seuls ont la légitimité de fixer les normes (morales, intellectuelles, artistiques, politiques, etc.).
Le plus étonnant est que ces croyances – en dépit de leur absurdité, démentie par la réalité ou, dans le domaine intellectuel, par l’accumulation de preuves en sens contraire aient été partagées par des millions de gens et qu’elles aient persisté durant des décennies, voire des siècles. Si ces aberrations ont duré, c’est que, pour les intéressés, il était impensable d’admettre une autre vision du monde que la leur : ils ont donc forgé les théories les plus folles, les plus délirantes pour les mettre en cohérence avec la réalité. Par exemple :
La croyance dans le géocentrisme, infirmée par les hypothèses de Copernic et de Galilée. Ce dernier, qui professait l’héliocentrisme, fut, en 1633, condamné pour ce fait par l’Inquisition. Or, bien qu’assez vite l’Église eût admis, tacitement, que cette hypothèse était la bonne (notamment, en 1741, lorsque le pape Benoît XIV – le plus éclairé du XVIIIe siècle – fit accorder l’imprimatur aux œuvres de Galilée), ce ne fut qu’en 1992 que le pape Jean-Paul II fit réhabiliter Galilée, soit plus de trois siècles et demi après la condamnation ! Et encore, il fallut 13 ans à la commission présidée par le cardinal Poupard pour trouver une formule qui sauvât la face de l’Église (au prix de plusieurs contorsions et arguties reportant la responsabilité de la condamnation sur Galilée lui-même et minimisant ou dévaluant son apport à la science).
2. La légende de la Révolution française comme résultat d’un complot, préparé depuis des décennies par les francs-maçons, assistés des Philosophes, des Encyclopédistes, des protestants (pour s’en prendre à la royauté, à l’Église catholique et aux structures traditionnelles de la société : division par ordres, privilèges, parlements…). Cette thèse fut imaginée, notamment par l’abbé Barruel, dès l’époque révolutionnaire. Elle fut particulièrement vivace à l’époque de l’Affaire Dreyfus, puis entre les deux guerres et durant l’Occupation. Elle est toujours vivace, en 2020, dans l’opinion d’extrême-droite qui lui impute diverses lois sociétales comme le divorce, l’autorisation de l’IVG, l’abolition de la peine de mort, la dépénalisation de l’homosexualité, le mariage pour tous…
3. La légende de l’Affaire Dreyfus comme complot du « Syndicat ». Bien que l’innocence du capitaine Dreyfus ait été plus que démontrée, depuis plus d’un siècle, il se trouve cependant toujours des individus (en 2021, 115 ans après la réhabilitation de Dreyfus…), pour inventer des contes à dormir debout « prouvant » la culpabilité de Dreyfus. Et, du même mouvement, imaginer que le véritable coupable, le commandant Esterhazy, n’était en fait qu’un agent au service du « Syndicat » (c’est-à-dire une organisation secrète regroupant les juifs, les francs-maçons, les républicains, les socialistes, les intellectuels de gauche, les athées, les libres-penseurs…), payé pour jouer un rôle afin de déconsidérer les « élites » traditionnelles (noblesse, officiers, hobereaux, clergé, académiciens…) et les éliminer de la scène. Il est à noter que les tenants de cette légende sont souvent les mêmes que les tenants de la légende précédente.
4. La légende du « coup de poignard dans le dos », propre à l’Allemagne d’après 1918. Fin octobre-début novembre 1918, l’armée allemande n’essuyait que des défaites depuis plusieurs mois. Ses tentatives de percée du front ouest, au printemps 1918, avaient toutes échoué. Et, depuis le mois d’août 1918, elle ne faisait que reculer face aux armées française, britannique et américaine. Ses alliés (austro-hongrois, bulgare, turc), s’effondraient les uns après les autres. Et sa population était affamée par le blocus des marines alliées. Les milieux proches du G.Q.G. (Grand Quartier Général) allemand firent donc courir le bruit que l’armée allemande n’avait jamais été battue, mais trahie : par les civils, les politiciens, les juifs, les soldats mutinés…
Cette « thèse » (qui fut relayée par les milieux de droite, les cercles militaristes, et, ultérieurement, par les nazis) tient à ce que, contrairement à ce qui se passa lors de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne ne vit jamais, en 1918, la guerre portée sur son sol. Les soldats allemands combattirent toujours sur le territoire ennemi : les civils allemands furent donc tout surpris d’apprendre que leur armée avait été battue. Et les généraux Hindenburg et Ludendorff (véritables maîtres de l’Allemagne à la fin de la guerre) qui ne se berçaient plus d’illusion sur la situation militaire, s’arrangèrent pour faire « porter le chapeau » de la capitulation aux civils. Et la légende du « coup de poignard dans le dos » fut crue par des millions d’Allemands – comme est crue aujourd’hui, par des millions d’Étasuniens, (et par les Européens d’extrême-droite) la fable de la fraude électorale qui aurait frustré le président Trump d’une victoire méritée… et évidente.
5. La légende du Front populaire désarmant la France. Dans les milieux patronaux (et les milieux de droite), courut le bruit que la défaite de mai 1940 était imputable au Front populaire. En effet, tandis qu’Hitler préparait la guerre en faisant fabriquer des tanks et en construisant des autoroutes, le Front Populaire aurait sabré dans les dépenses de l’Armée et démobilisé la population en l’incitant à se prélasser sur les plages par la « scandaleuse » introduction des congés payés. Or, cette allégation était fausse, et doublement : d’abord parce que ce fut un gouvernement de droite (sous Pierre Laval) qui, antérieurement, coupa dans les crédits militaires, et ensuite, parce que ce fut le Front Populaire qui, précisément, remonta le budget de l’Armée. Il n’empêche que, il y a quelques années, je l’avais déjà entendu répéter par un grand patron français (en l’occurrence François Michelin).
6. La légende de la guerre froide déclenchée par les Soviétiques (et, corrélativement, celle de la supériorité militaire soviétique, de 1947 à 1991, sur les forces occidentales). Alors qu’au contraire, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale les États-Unis se trouvaient dans une situation militaire, économique, démographique incomparablement meilleure que celle de l’URSS. Et que ce furent eux qui déclenchèrent la guerre froide (par le maintien au pouvoir de Franco, par le soutien à la droite dans la guerre civile grecque, par la fusion des trois zones occidentales de l’Allemagne…).
7. La légende de la « victoire » de l’armée française lors de la guerre d’Algérie. Cette légende, propagée dans – et par – les milieux d’extrême-droite, est le pendant du « coup de poignard dans le dos » de l’armée allemande. L’armée française aurait ainsi, à l’issue de diverses opérations la « bataille d’Alger », le fameux – ou « fumeux » – plan Challe) réussi à démanteler complètement l’ALN (Armée de Libération Nationale algérienne) mais aurait été trahie par de Gaulle, qui aurait lâché tout ce que demandait le FLN.
8. La légende du « non-massacre » des Juifs par le régime nazi, entre 1933 et 1945 – qu’on appelle plus communément négationnisme. Cette fable (propagée par les milieux antisémites d’extrême-droite) a d’ailleurs revêtu plusieurs formes : soit le chiffre de 6 millions de morts a été considérablement revu à la baisse, soit les Juifs morts dans les camps de concentration auraient « simplement » (si l’on ose dire…) été victimes de la faim, du froid, du travail forcé, du manque de soins [Ce qui, au passage, même si c’était vrai, n’ôterait rien à la culpabilité du régime nazi]. Soit aussi : le massacre n’aurait jamais existé que dans la tête de dirigeants juifs qui l’auraient inventé pour donner mauvaise conscience aux Européens et rançonner les Allemands. Et la prospérité des sites négationnistes, en 2021, prouve que, pour une minorité, cette légende est toujours une réalité à laquelle ils croient dur comme fer.
9. De même, et tout à fait récemment, l’invasion du Capitole des États-Unis par une foule de trumpistes chauffés à blanc et poussés à l’action par Donald Trump en personne, est un désastre pour l’image de Donald Trump. Aussi, certains sites d’extrême-droite, conscients de la bourde, ont-ils présenté cette invasion comme une provocation délibérée de « l’État profond », qui aurait sciemment affaibli le dispositif policier – pour pousser la foule à la faute en l’incitant à occuper le bâtiment – provocation qui aurait été couplée à une infiltration de cette foule par des militants des « Black Lives Matter » et des « Antifas », lesquels auraient délibérément vandalisé le bâtiment afin de discréditer le mouvement trumpiste – et, bien entendu, derrière celui-ci, Trump lui-même.
10. Enfin, pour la persistance dans le déni, Donald Trump peut s’inspirer de l’exemple célèbre d’un de ses prédécesseurs, d’ailleurs du même parti que lui, Richard Nixon. Celui-ci, comme on le sait, dut s’en aller (menacé d’impeachment) à la suite du scandale du Watergate, qu’il avait couvert, et pour lequel il niait toute responsabilité. Ce fut en effet le 17 juin 1972 que cinq hommes de main furent découverts dans les locaux du parti démocrate, à l’intérieur de l’immeuble du Watergate, à Washington, en train de poser des micros-espions. Nixon évoqua pour la première fois l’affaire le 22 juin, soit 5 jours plus tard : pas même une semaine ! Or, ce ne fut que le 8 août 1974, après nombre de démissions, d’aveux, de mises en cause et d’inculpations de personnes de son entourage que Nixon, à la télévision, annonça sa démission. Il avait réussi à tenir plus de deux ans : à côté de lui, avec ses deux mois de refus du résultat des urnes, Donald Trump fait pâle figure…
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir