par Ahmad Al-Bazz et Edo Konrad.
Alors que le monde commençait à être ébranlé par l’épidémie de Covid-19 en mars 2020, les autorités israéliennes étaient occupées par une série de projets d’infrastructure dans toute la Cisjordanie occupée. Ces projets comprennent l’installation d’une nouvelle section du mur de séparation, la construction de ponts de contournement pour les colons israéliens, le creusement de tunnels et l’approbation de routes de séparation réservées aux Palestiniens dans divers endroits à l’est et au sud-est de Jérusalem. En poursuivant ces initiatives, Israël a travaillé avec acharnement pour réaliser sa future conception géographique et démographique de la Cisjordanie, transformant ce qui était autrefois décrit par beaucoup comme une « occupation temporaire » en une réalité permanente d’apartheid.
L’un de ces projets a été l’extension de la route 60 – communément appelée « route des tunnels » –, la principale route menant de Jérusalem vers le sud, aux colonies de Cisjordanie, entre Bethléem et Hébron. Située entre Beit Jala et Bethléem, la route se trouve entre deux murs de béton géants et ne sert qu’aux véhicules portant des plaques d’immatriculation israéliennes jaunes.
L’extension, qui a commencé il y a un an et devrait s’achever en 2025, comprend l’ajout de deux voies de circulation et la construction de deux nouveaux tunnels à côté de ceux qui existent déjà. L’objectif est de doubler la capacité d’entrée des colons qui se rendent à Jérusalem depuis la zone de Goush Etzion [groupe de colonies situé au sud de Jérusalem et de Bethléem, en Cisjordanie], juste au sud de Bethléem. Afin d’élargir la route, l’administration civile – le bras du gouvernement militaire israélien qui gouverne les 2,8 millions de Palestiniens en Cisjordanie occupée – a confisqué environ trois acres de terre du village palestinien d’Al-Khader et de la ville de Beit Jala [située à 10 km au sud de Jérusalem et à 2 km de Bethléem].
La route des tunnels est l’une des douzaines de « routes de contournement » qui ont été construites à travers la Cisjordanie au cours des dernières décennies pour s’assurer que le trafic des colons contourne les villes et villages palestiniens. Mais éviter les Palestiniens n’est pas le seul objectif. Avant tout, ces routes de contournement permettent aux colons de se rendre plus directement dans les centres urbains tels que Jérusalem et Tel-Aviv, en fusionnant leurs localités de Cisjordanie avec les activités quotidiennes de l’État. La vague massive de construction de routes de contournement depuis la signature des accords d’Oslo [1993-1994] a renforcé la croissance de la population de colons, qui est passée d’un peu plus de 100’000 au milieu des années 1990 à environ 440’000 aujourd’hui.
L’extension de la route des tunnels – qui fait partie du plan du gouvernement israélien visant à améliorer et à développer les infrastructures de transport pour les colons en Cisjordanie – a lieu à l’intérieur de la zone annexée de Jérusalem, le long de la limite orientale du quartier de la colonie de Gilo [sud-ouest de Jérusalem-Est]. Des travaux supplémentaires sont également réalisés dans la zone C de la Cisjordanie (qui est sous contrôle militaire et administratif israélien total) à la périphérie de Beit Jala.
Maintenant que l’annexion de jure a été temporairement retirée de la table, la droite des colons espère continuer à pousser l’annexion rampante, de facto, et porter la population de colons à un million. Comme l’explique Daniel Seidemann, un avocat israélien spécialisé dans la géopolitique de Jérusalem, les projets d’infrastructure sont « destinés à effacer la ligne verte et à intégrer les colonies de Cisjordanie [en Israël] ».
Selon la Moriah Jerusalem Development Corporation, une organisation créée par la municipalité de Jérusalem afin de développer les infrastructures de la ville, le projet de quelque 27 millions d’euros devrait améliorer la circulation des citoyens israéliens entre Jérusalem et d’autres colonies du sud de la Cisjordanie, comme Gush Etzion, Efrat, Kiryat Arba, et d’autres.
La vidéo promotionnelle virtuelle de Moriah montre des véhicules israéliens circulant uniquement sur la route élargie, sans mentionner aucune des villes palestiniennes adjacentes invisibles qui se trouvent derrière les deux murs qui l’entourent. Bien qu’elle ait été construite dans les années 1990 sur des terres privées, confisquées aux Palestiniens, la route des tunnels est interdite aux Palestiniens de Cisjordanie, à l’exception des résidents palestiniens de Jérusalem-Est, qui sont autorisés à conduire des véhicules immatriculés en Israël.
Selon l’Institut de Recherche appliquée (Applied Research Institue – ARIJ), une ONG palestinienne qui rend compte des activités de colonisation israéliennes en Cisjordanie, le principal objectif de la route est de contourner Beit Jala et Bethléem, offrant aux colons de Gush Etzion et de la région de Hébron une entrée sud-ouest de la ville de Jérusalem « débarrassée » des Palestiniens. Dans le passé, les Palestiniens pouvaient voyager entre Bethléem et Jérusalem ; aujourd’hui, Bethléem est entouré par le mur de séparation.
En excluant les exilés
L’histoire de la route remonte à juillet 1948, lorsque les forces israéliennes ont conquis environ 45 villages palestiniens dans la région de Jérusalem. Des milliers de Palestiniens ont été expulsés, tandis que d’autres ont fui vers le territoire qui allait devenir la Cisjordanie.
Environ 15 000 de ces réfugiés se sont installés dans le camp de réfugiés de Dheisheh, construit en 1949 au sud de Bethléem, juste à côté de la route qui reliait Jérusalem, Bethléem et Hébron. Lorsqu’Israël a étendu son projet colonial à la Cisjordanie en 1967, les autorités israéliennes ont commencé à élaborer des plans pour permettre aux colons israéliens d’utiliser la route en toute sécurité pour atteindre leurs colonies à Hébron et au sud de Bethléem. Au fil des ans, les Israéliens qui empruntaient la route 60 étaient fréquemment la cible de jets de pierres et de cocktails Molotov lancés par les réfugiés palestiniens auxquels Israël avait refusé le droit de retour.
« L’armée israélienne a limité notre accès à la route principale en bloquant toutes les sorties sauf une », a déclaré Haitham Abu Ajameya, 49 ans, habitant de Dheisheh, dont la famille a été chassée de Mighallis, un village à l’ouest de Jérusalem, pendant la Nakba.
Abu Ajameya se rappelle comment l’armée israélienne a installé une clôture pour entourer le camp, tout en empêchant les réfugié·e·s qui vivaient à Dheisheh d’utiliser la route entre 1986 et 1995. « Seul le personnel de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) était autorisé à entrer et à sortir en voiture. Les réfugié·e·s avaient l’habitude de traverser à pied après avoir été inspectés par les soldats aux tourniquets », se souvient-il.
Les résidents du camp se souviennent encore de l’époque où le gouvernement militaire israélien avait prévu de démolir certaines des unités de logement de Dheisheh, afin de créer une zone tampon de 30 mètres entre le camp et la route pour « sécuriser » les citoyens israéliens. Cette idée n’a jamais pris forme, mais les autorités israéliennes avaient un autre plan dans leur manche.
À la fin des années 1980, l’armée israélienne a informé les Palestiniens vivant à la limite ouest de Beit Jala que leurs maisons seraient démolies, même si elles avaient été construites auparavant avec l’autorisation des autorités militaires. La raison en était qu’Israël avait décidé de détourner la route Jérusalem-Bethléem-Hébron, afin que les citoyens israéliens puissent conduire sans passer près du camp de Dheisheh.
« Ils nous ont dit qu’il y aura une nouvelle route qui passera par notre terre », a déclaré Nasim Duqmaq, l’un des résidents qui vivaient dans les maisons dont la démolition était prévue. Bien que l’avocat de Nasim Duqmaq ait réussi à empêcher la démolition de sa maison, le projet lui-même n’a pas été annulé.
Aujourd’hui, le tunnel sud de la route passe juste sous la maison de Duqmaq, ce qui permet aux véhicules israéliens d’éviter d’entrer dans Bethléem lors de leur voyage à Jérusalem. À la sortie du tunnel, un pont muré survole les habitants palestiniens de Beit Jala et Bir Onah, qui ne sont pas autorisés à l’emprunter, tout en reliant les conducteurs israéliens au tunnel nord de la route qui mène à Jérusalem.
Pendant la deuxième Intifada, l’armée israélienne a construit un point de contrôle à l’entrée de la route, empêchant les Palestiniens d’utiliser la route pour se rendre à Jérusalem. Ce point de contrôle est toujours en place, bien que la résistance armée dans la région ait diminué depuis longtemps. Même les Palestiniens qui détiennent un permis de voyage ne peuvent se rendre à Jérusalem à pied qu’en passant par certains points de contrôle désignés pour les Palestiniens uniquement.
Depuis lors, la méthode de détournement des routes pour le bien des colons israéliens s’est élargie. Aujourd’hui, il existe des dizaines de ces routes qui facilitent la circulation des colons israéliens à travers la Cisjordanie et les aident à éviter de traverser les zones palestiniennes.
L’assurance faite aux colonies
La route des tunnels est un excellent exemple de l’une des méthodes utilisées par Israël pour ancrer une réalité d’apartheid et d’un seul État. Bien que le « plan de paix » de Trump, qui permettait l’annexion par Israël de larges pans de la Cisjordanie, n’ait peut-être pas réussi à décoller, le gouvernement israélien dispose d’innombrables moyens pour annexer progressivement des terres depuis des décennies.
Comme l’ont montré les groupes de défense des droits de l’homme, notamment dans un nouveau rapport publié en décembre 2020 par Breaking the Silence et le Center for Public Affairs, la construction de routes, et en particulier de routes de contournement, a joué un rôle central dans la colonisation par Israël des terres palestiniennes.
Dans les années 1970, Israël a réalisé que la construction de routes pour les colons à l’intérieur de la Cisjordanie serait essentielle pour les relier aux zones métropolitaines d’Israël. Lorsque les accords d’Oslo ont désigné les zones urbaines palestiniennes, telles que Bethléem et le camp de réfugiés de Dheisheh, comme zone A sous le contrôle de l’Autorité palestinienne, le gouvernement israélien a décidé d’investir plus vigoureusement dans ses routes de contournement pour s’assurer que les colons resteraient dans la zone C tout en traversant la Cisjordanie.
Les routes de contournement ont également permis la suburbanisation rapide des colonies de Cisjordanie, en particulier autour de Jérusalem, sur la base de ce que Breaking the Silence appelle « des infrastructures totalement séparées ». Selon les rapports des médias publiés en décembre 2020, Israël travaille actuellement sur plusieurs nouvelles routes de contournement, dont une qui contournerait le camp de réfugiés d’Al-Aroub, à mi-chemin entre Bethléem et Hébron, ainsi qu’une route qui contournerait la ville palestinienne de Huwwara, près de Naplouse.
Malgré l’investissement d’Israël dans les infrastructures de Cisjordanie au fil des ans, les dirigeants des colons ont estimé que le gouvernement ne dépensait pas assez d’argent pour augmenter réellement la population de colons dans le territoire. Le pouvoir croissant des colons au cours des cinq dernières années, qui a coïncidé avec l’autorisation par l’administration Trump des poursuites expansionnistes d’Israël, les a amenés à demander – par des protestations et même des grèves de la faim devant la résidence du premier ministre en 2017 – plus d’argent pour les infrastructures. Les protestations ont porté leurs fruits, et les dirigeants des colons ont obtenu un total d’emviron 51 millions de shekels pour une seule année.
Cet investissement a atteint un point culminant cette année 2020, puisque la ministre des Transports, Miri Regev (ancienne générale, membre du Likoud), a annoncé un projet d’investissement massif dans les infrastructures qui doit être achevé d’ici à 2045. Il fournira à tous les citoyens israéliens un réseau complet de routes à travers la Palestine-Israël destiné aux seuls citoyens israéliens, ce qui permettra aux conducteurs de voyager sans avoir à passer par une enclave palestinienne ou même à la voir.
Miri Regev a qualifié l’adoption de ce plan comme « une journée palpitante pour les colonies et pour l’État d’Israël, qui construit et est en train de construire dans toutes les régions de la patrie ». La ministre a déclaré que le plan offre une « vision holistique » pour « un plan de développement futur pour la région ».
Bien qu’il ne soit pas tout à fait clair quelle part du projet sera mise en œuvre, des projets de construction massifs destinés à faciliter la circulation des colons ont déjà lieu dans la région de Jérusalem. Il s’agit notamment d’un projet dans la colonie adjacente de Ma’ale Adumim, où Israël prévoit de construire 19 000 nouvelles unités de logement, fermant ainsi la zone au trafic palestinien et permettant aux colons de se rendre à Jérusalem sans rencontrer un seul point de contrôle. (Article publié sur le site israélien +972, le 31 décembre 2020)
Ahmad Al-Bazz est un journaliste et réalisateur de documentaires basé à Naplouse, en Cisjordanie. Il est membre du collectif de photographie Activestills depuis 2012.
Edo Konrad est le rédacteur en chef du magazine et site +972. Basé à Tel-Aviv, il a auparavant travaillé comme rédacteur responsable pour Haaretz.
source : http://alencontre.org/moyenorient/israel/
traduit par rédaction A l’Encontre
Source : Lire l'article complet par Réseau International
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