par Ugo Bardi.
Loin d’être des tours d’ivoire, les universités ressemblent aujourd’hui de plus en plus à des citadelles délabrées, assiégées par des armées d’Orques. La pandémie de Covid-19 a peut-être donné le coup de grâce à une structure qui était de toute façon en train de tomber.
Il y a quelques semaines, j’ai vu la fin de l’université telle que je la connaissais. C’était quand j’ai vu une file d’étudiants se tenir dans le hall principal de notre département. Tous étaient masqués, tous devaient se tenir sur l’une des marques tracées sur le sol, à exactement un mètre de distance les uns des autres. Un assistant les observait attentivement, pour éviter qu’ils ne s’éloignent de leur position. La seule chose qui manquait était des chaînes, des boulets aux pieds et les élèves chantant la marche du groupe en cadence.
Ce n’était pas la seule humiliation imposée à nos élèves à cause de la « pandémie » de Covid-19. Bien sûr, tout cela est fait avec les meilleures intentions, mais c’est un lourd fardeau. Les élèves ne peuvent pas se rapprocher les uns des autres, ils doivent réserver à l’avance une place s’ils veulent assister à un cours, lorsqu’ils entrent dans un bâtiment, ils doivent montrer leur carte d’identité et se tenir devant une caméra qui enregistre leur visage et prend leur température corporelle. La machine diabolique peut également vérifier s’ils portent bien leur masque et refusera d’ouvrir la porte si ce n’est pas le cas. Ensuite, bien sûr, le personnel de l’université est censé vérifier que les règles sont respectées et signaler les étudiants qui ne les respectent pas. Symétriquement, je suppose que les étudiants sont censés dénoncer un professeur qui ne respecte pas les règles.
La transformation de l’université en prison et des professeurs en gardiens de prison n’a pris que quelques mois et vous pouvez imaginer que les étudiants ne sont pas contents. Non pas qu’ils protestent bruyamment, ils réagissent simplement par des formes de résistance passive. Les données montrent qu’ils sont de moins en moins nombreux à assister à leurs cours, même lorsqu’il leur est possible de le faire en présentiel. Les leçons virtuelles se transforment alors en un exercice de futilité. Des enseignants qui s’ennuient à parler dans leur micro et des élèves qui s’ennuient à regarder leur caméra. Mais parfois, ils refusent catégoriquement de se montrer en ligne et vous ne pouvez pas les forcer à le faire. Peu importe que vous puissiez voir leur visage ou non, vous ne pouvez pas savoir s’ils écoutent. Regardent-ils des films, jouent-ils à des jeux ou discutent-ils en ligne entre eux ?
Juste pour vous dire dans quel genre d’atmosphère nous vivons, un de mes collègues m’a dit qu’une de ses étudiantes avait refusé de participer à son cours de laboratoire en disant qu’elle ne se sentait pas à l’abri d’une infection. Mais elle a insisté pour qu’elle soit notée comme si elle avait assisté au cours. Je ne pense pas que c’était une ruse pour éviter d’assister à un cours de laboratoire ennuyeux, bien que cela ne soit pas impossible. Il est plus probable qu’elle avait vraiment peur. On ne peut pas lui reprocher de se sentir ainsi, après avoir reçu le bombardement massif de nouvelles effrayantes que la télévision déverse chaque jour. Mais l’effet sur le moral des autres élèves a dû être dévastateur. Cela m’a semblé être le début d’une déroute dans la bataille. Une fois qu’un soldat commence à s’enfuir, ils suivront tous.
L’année prochaine, nous aurons peut-être un bon vaccin ou, peut-être, le virus disparaîtra tout seul. Mais le virus n’a fait qu’accélérer une tendance qui était déjà en cours, obligeant les gens à se poser une question que peu d’entre eux avaient osé se poser auparavant. À quoi servent les universités, exactement ?
Bien sûr, les universités ont une longue histoire. Près de mille ans en Europe, et encore plus dans le monde islamique. Il fut un temps, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, où il était logique de concentrer les livres et les universitaires en un seul lieu physique : un « campus ». Les universités étaient des citadelles de la science où l’on pouvait à la fois maximiser les interactions entre les scientifiques et la disponibilité des livres. Ainsi, les étudiants pouvaient être en contact avec leurs professeurs presque tous les jours. C’était le concept de « fertilisation croisée » des idées et des esprits.
Mais ensuite, peu à peu, les choses ont changé. Pour les étudiants, fréquenter une université n’est plus sans rappeler la pratique des soins dentaires. Personne n’aime cela, mais quand c’est nécessaire, vous payez et vous êtes heureux quand c’est terminé. Ainsi, le passage à l’université est devenu trois années d’ennui (peut-être cinq) dans des salles de classe surpeuplées où les étudiants devaient subir des heures et des heures de cours incompréhensibles donnés sur un ton de bourdonnement par quelqu’un qui ne se souciait pas d’eux. L’ennui était ponctué d’humiliations lors de ces rituels appelés « examens ». Les fraternités et les sororités ne devenaient plus que des clubs exclusifs pour les étudiants riches. Les professeurs, de leur côté, perdirent progressivement leur sécurité de l’emploi et leur liberté académique. Ils se retrouvèrent dans une course folle où ils durent courir pour survivre, rivalisant avec leurs collègues pour les salaires et les bourses de recherche. Le pire était le mécanisme mortel de « l’inceste académique » qui consiste à ce que les universitaires se notent les uns les autres selon une procédure baroque connue sous le nom de « h-index ». Ce mécanisme est apprécié des bureaucrates, mais il récompense le conformisme et le manque d’innovation.
Le pire, c’est la façon dont les universités ont été reprises par des bureaucrates qui les ont gérées comme des vaches à lait. Les bénéfices des universités allaient principalement aux administrateurs, tandis que les enseignants n’étaient bien payés que s’ils étaient des superstars, censés pouvoir attirer des étudiants payants. La base recevait des salaires modestes alors que la majeure partie du travail de recherche et de l’enseignement était effectuée par du personnel non permanent, à des salaires de misère, sur des postes qui pouvaient être révoqués à tout moment.
Il n’est pas étonnant que tout ce système ait commencé à s’effondrer et il est peut-être bon que tout le monde s’en aperçoive maintenant. Le dernier coup a été porté par la pandémie. Une fois que les étudiants ont découvert qu’ils n’ont pas besoin d’être physiquement présents en classe, ils vont se rendre compte qu’ils n’ont pas besoin d’assister aux leçons de mauvaise qualité du personnel de leur université locale. Pourquoi ne pas s’inscrire avec les meilleurs ?
En Europe, il y a environ 2 700 universités et dans le monde entier, on en compte environ 25 000. La plupart d’entre elles proposent le même éventail de programmes de base. Il s’ensuit que pour la plupart des matières, il y a des dizaines de milliers d’enseignants qui enseignent plus ou moins les mêmes choses. Pensez à la chimie de base, par exemple. Je ne peux pas imaginer qu’à Bangalore, on enseigne la chimie différemment qu’à Florence. Avons-nous vraiment besoin d’autant de professeurs ? Et la plupart d’entre eux sont des amateurs dans leur métier. Il suffit de lire un site comme « note ton prof » et vous verrez que tous les professeurs ne sont pas appréciés par leurs étudiants. Pas étonnant qu’il en soit ainsi : il n’y a aucun contrôle de qualité sur la façon dont les professeurs d’université enseignent.
Si nous optons pour l’enseignement en ligne, nous ne pouvons avoir, pour chaque matière, que quelques cours de haute qualité préparés par des équipes d’instructeurs professionnels. Et nous pouvons garder les meilleurs scientifiques tout en nous débarrassant de la bande de fainéants inutiles qui travaillent dans les universités de nos jours. Quelle économie pour l’économie ! Il est amusant de voir comment certains professeurs font l’éloge du nouveau concept « d’e-learning » comme si c’était une bonne chose pour eux. C’est comme si des chevaux avaient fait l’éloge des moteurs à combustion interne qui devaient les remplacer. Les chevaux n’ont pas réalisé qu’ils allaient être abattus et équarris pour leur graisse. Un destin similaire attend peut-être la plupart des professeurs d’université, mais pas littéralement (du moins, espérons-le).
Peut-être que cela n’arrivera pas de si tôt, mais l’idée est dans l’air. Les universités pourraient bien être remplacées par une sorte de service Google. Tout comme nous avons Google Translate et Google Groups, il y aura quelque chose comme « Google Teach » ou « Google School » et je suis sûr qu’il fera un bien meilleur travail que celui fait par les amateurs qui ont été en charge jusqu’à présent. Et ces bureaucrates détestables devront eux aussi faire leurs valises.
Ce qui est triste, c’est que pour ce que nous gagnons en termes de qualité de l’enseignement, nous allons perdre beaucoup plus dans d’autres domaines. Les universités ne sont pas seulement des centres scientifiques. C’était des lieux où les jeunes avaient une sorte « d’initiation », qui était souvent leur première expérience de vie en dehors de leur famille. Les étudiants étaient les citoyens du village de la science, c’était un devoir et un privilège en même temps. Mais cela semble avoir disparu.
Et notre jeunesse ? Peut-être vont-ils devenir des larves qui restent devant leur écran toute la journée. Ou peut-être que nous trouverons un moyen de leur apprendre à être de bons êtres humains. Peut-être.
source : https://cassandralegacy.blogspot.com
traduit par Hervé, relu par Wayan pour le Saker Francophone
via https://lesakerfrancophone.fr/
Source : Lire l'article complet par Réseau International
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