Des collines aux pierres rougeâtres, une luminosité nouvelle, cette impression de désert, indiquent sans erreur possible que nous sommes à proximité du Tibet. C’est ainsi que Maurice Herzog décrira l’approche du toit du monde dans son grand classique Annapurna, premier 8 000**.
Mais le « royaume interdit », véritable Graal des voyageurs de grand chemin, ne s’arrête pas à sa dimension romantique ; il a également une importance historique non négligeable et n’a jamais été très loin du Grand jeu. Au début du XXe siècle, il en était même une case centrale, comme votre serviteur l’a expliqué dans son livre :
Londres ne renonce pas à sa formidable stratégie d’encerclement du Heartland. Quatre petites années après le mémorandum de Joseph Chamberlain cité plus haut, éclate la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Un magnifique cas d’école. Les manuels qui en parlent encore aujourd’hui la présentent principalement comme la première défaite d’un peuple « blanc » face à un pays asiatique. Ceci n’est pourtant qu’une partie dérisoire de toute l’histoire. Cette guerre participe avant tout du Grand Jeu entre Russes et Britanniques et constitue, pour ces derniers, un de leurs plus brillants succès. Éternellement inquiète de l’influence grandissante de sa bête noire en Asie, l’Angleterre s’allie au Japon en 1902 et le pousse, deux ans plus tard, à déclarer la guerre à la Russie. Fait très peu connu, une semaine après le début du conflit, Londres monte sa propre expédition militaire contre le Tibet.
Comment ne pas y voir un classique mouvement de prise en tenailles ? Le lien est évident et la presse de l’époque, bien plus pertinente que sa consœur actuelle dans ses analyses géopolitiques, ne s’y trompe pas : « Pendant que l’attention du monde est absorbée par la lutte gigantesque en Extrême-Orient, il se passe au centre de l’Asie des événements moins sanglants, d’une apparence moins tragique, mais dont les résultats peuvent peser d’un grand poids dans les destinées de l’humanité. L’Union Jack a été hissée sur les murs de Lhassa et les pas des soldats de l’Angleterre ont foulé les rues de la mystérieuse ville sainte, de la Rome bouddhique. À Lhassa et en Mandchourie se débat le même procès. La campagne du Tibet est un corollaire de la guerre russo-japonaise, c’est un des actes de la lutte sourde engagée depuis longtemps entre la Russie et l’Angleterre pour la suprématie en Asie. »
Les Russes, déjà influents au Turkestan chinois et en Mongolie, étaient en effet sur le point de « récupérer » le Tibet. L’affaire est étonnante et romanesque : des missions de lamas-diplomates-espions bouriates y étaient envoyées pour le persuader d’entrer dans le giron russe, allant jusqu’à présenter le tsar comme une réincarnation de la Tara blanche, déité du bouddhisme symbolisant la paix et la longévité ! Déjà, il est prévu que des instructeurs militaires russes forment l’armée tibétaine, que des armes y soient transportées. À l’aube de ce XXe siècle, les dirigeants de Lhassa sont sur le point de remplacer l’empereur de Chine par le tsar dans le rôle de suzerain. Un accord russo-chinois, la Convention secrète de Canton, est même signé en 1902, entérinant cette prépondérance russe. Pékin, en accord avec les Tibétains eux-mêmes, reconnaît à Saint-Pétersbourg le rôle de protecteur conjoint du Tibet. L’on imagine aisément comment la nouvelle est reçue par les autorités coloniales britanniques, particulièrement le vice-roi des Indes, Lord Curzon… La réaction de l’Angleterre est foudroyante et, du point de vue stratégique, lumineuse. Elle lance le Japon contre les Russes et, profitant de ce que son adversaire est empêtré dans cette guerre épuisante, mène le raid de Lhassa qui détache définitivement le Tibet de la Russie.
Le Grand jeu dans toute sa splendeur… Un siècle plus tard, la désormais « région autonome » chinoise se retrouve de nouveau, quoique à un niveau bien moindre, au milieu d’une passe d’armes, cette fois entre Washington et Pékin.
Ca n’a pas fait grand bruit mais le Congrès américain a voté, le 21 décembre, le Tibetan Policy and Support Act. Immédiatement signé par Trump, ce plan de soutien au gouvernement tibétain en exil (dans le nord de l’Inde) comprend une aide financière et humanitaire. Il est vrai que les sommes allouées ne sont pas bien grandes mais de possibles sanctions sont prévues contre des officiels chinois si Pékin venait à choisir le prochain Dalaï Lama au nez et à la barbe de l’actuel. Sans surprise, l’Act a réjoui les exilés tibétains, placé New Delhi dans une position quelque peu inconfortable et fait bondir le dragon de rage.
Cette affaire, qui ne porte pas à grande conséquence mais montre tout de même que le bras de fer entre l’empire du Milieu et l’empire tout court continue de plus belle, nous permet d’ailleurs de faire une utile parenthèse historique sur une question ô combien sensible : comment le Tibet est-il « devenu chinois » ? Question à laquelle, vous avez dû le remarquer, personne ne répond jamais…
Pour analyser rationnellement les choses, il convient de mettre de côté la charge sentimentale qui s’attache au Tibet et à son martyre, ce qui n’est certes pas chose aisée (y compris pour votre serviteur qui, sur un plan purement personnel, ne rêve que de voir disparaître le joug chinois du pays de ses rêves vagabonds). Mais l’explication, extrêmement intéressante, en vaut la peine car sa portée est assez colossale.
La date fondamentale du drame tibétain remonte à 1911-1912 et repose sur un quiproquo complet, « de bonne foi » en quelque sorte, entre les protagonistes qui, chacun selon sa vision du monde, se pense dans son bon droit.
Jusque-là, le Tibet était vassal de l’empereur de Chine. La suzeraineté du fils du ciel était relativement lâche et Lhassa acceptait pleinement son statut. Mais en 1911, éclate la révolution qui va renverser l’empereur (le dernier, Pu Yi, immortalisé par le très beau film de Bertolucci et que l’on retrouvera en Mandchourie après l’invasion japonaise). Quelques mois plus tard, en 1912, est proclamée la République. C’est là qu’apparaît au grand jour le malentendu fondamental…
Les Tibétains, dont la conception presque féodale privilégie le lien de personne à personne, considèrent que la disparition de l’empereur signifie la fin de leur vassalité, par conséquent leur indépendance. Les Chinois, qui ont eux une vision très XXe siècle d’État moderne, sont persuadés que le type de régime en place ne change en rien la situation : si le Tibet appartenait à l’empire de Chine, il appartenait donc à la Chine, que celle-ci soit impériale ou républicaine.
Et tout ce qui s’ensuivra découlera de cette équivoque. Jusqu’en 1949, les autorités chinoises sont prises dans les affres des Seigneurs de la guerre, de la guerre civile entre communistes et nationalistes, de l’invasion japonaise puis, à nouveau, de la guerre civile. Elles ne perdent cependant jamais de vue que le Tibet, qui se croit alors indépendant, doit revenir à la Chine.
Quand Mao parvient enfin à unifier le pays, il lance son armée sur le toit du monde et y exerce sa féroce oppression, mais comme partout ailleurs en Chine. La logique de Pékin est terrible mais imparable – le Tibet est une région comme une autre et doit être traitée comme telle : temples détruits, répression politique etc. Alors que pour les Tibétains, qui se croyaient indépendants et libres de vivre selon leurs coutumes, c’est une véritable double peine : ils se retrouvent soumis et voient en plus leur mode de vie détruit. Une tragédie qui est bien sûr due au fanatisme maoïste mais qui, plus profondément, remonte au quiproquo fondamental de 1911, entre deux visions du monde totalement opposées mais également valides.
Cette problématique est d’ailleurs passionnante car elle a d’énormes ramifications historiques et contemporaines. Pensons à certaines régions sous la Révolution, la Vendée au premier chef, qui ne se sentaient françaises que par le lien sacré avec le roi. Celui-ci guillotiné, c’est la rébellion ouverte contre Paris où les révolutionnaires, de leur côté, hurlent à la « trahison » et au « séparatisme ».
Plus près de nous, qu’est-ce qui tient des pays multinationaux comme l’Espagne, la Belgique ou le Royaume-Uni si ce n’est la monarchie, sa souplesse et le respect désuet mais somme toute bien réel dont elle est entourée ? Qu’advienne une république, « une et indivisible », et ces pays explosent. Est-ce tout à fait un hasard si les indépendantistes catalans, basques, irlandais ou flamands sont de fervents républicains ? On le voit, la problématique tibétaine a une portée assez vertigineuse et ouvre d’intéressantes pistes…
Au sincère malentendu de 1911 se sont évidemment ajoutées, au fil du temps, des considérations bien plus prosaïques. Pour Pékin, le Tibet est aujourd’hui une région particulièrement stratégique lui permettant de surplomber l’Inde. Une image vaut tous les discours :
En plus d’être un château fort d’où le dragon peut lancer ses flammes balistiques sur son meilleur ennemi méridional, situé 4 000 mètres plus bas, le Tibet est le château d’eau de l’Asie où les principaux fleuves prennent leur source : Indus, Brahmapoutre, Yangtzé, Fleuve Jaune, Mékong et Salween. Seul le vénérable Gange échappe au contrôle chinois.
Dans ces conditions, il est évident que, quelle que soit son évolution future, PCC ou pas, Pékin ne lâchera plus jamais sa prise sur le Tibet et ses infortunés habitants. Que de chemin parcouru depuis un siècle, quand le pouvoir chinois, aux abois, était prêt à laisser les Russes le remplacer sur le toit du monde…
** Ce billet, quelque peu éclectique je le reconnais (c’est la fin de l’année, vous me pardonnerez), ne serait pas complet sans une dernière parenthèse, d’ailleurs point dénuée d’intérêt culturel et même politique.
Annapurna. Nom mythique qui a suscité la vocation de générations entières d’alpinistes mais qui, depuis une vingtaine d’années, est synonyme de polémiques ridicules et stériles par ces plaies de notre époque que sont les conspirationnistes professionnels, opposants systématiques, par principe, à tout ce qui peut être considéré de près ou de loin comme officiel.
Car pour le coup, concernant l’Annapurna, la vérité officielle est bien la vérité, n’en déplaise aux pisse-vinaigres. Mais pour le lecteur peu familier de la geste himalayenne, un petit rappel n’est peut-être pas inutile.
1950. Une expédition française conduite par Maurice Herzog part au Népal afin de tenter de gravir pour la première fois un 8 000 mètres. Au terme de plusieurs semaines d’explorations et de tâtonnements, Herzog et Lachenal arrivent au sommet de l’Annapurna le 3 juin. Un exploit car, dans toute l’histoire de l’himalayisme, c’est le seul 8 000 gravi dès la première tentative.
Par ordre de comparaison, un an avant la victoire sur l’Everest d’Hillary et Tenzing en 1953, les Suisses étaient arrivés à 200 mètres du sommet et avaient bien évidemment laissé tout leurs écrits aux Britanniques qui allaient s’y coller l’année suivante. Ces derniers savaient à peu près tout : où placer le camp de base, les camps intermédiaires, quelle voie suivre, quelle zone était dangereuse… Rien de tel pour les Français de 1950 qui doivent tout faire de A à Z sur cette montagne immaculée ; et avant même de la grimper, ils doivent d’ailleurs la trouver, car leurs vieilles cartes indiennes du XIXe siècle sont totalement fausses !
La redescente épique (pieds et mains gelés, nuit dans une crevasse, avalanche, doigts et orteils amputés, transport des blessés à dos d’homme au bord de précipices) restera dans toutes les mémoires et donnera à l’aventure un supplément tragique. Celle-ci est bien résumée dans le magnifique film de l’expédition réalisé par Ichac (en quatre parties sur ce site : I , II , III et IV ).
La norme de l’époque veut que ce soit le chef de l’expédition, Herzog en l’occurrence, qui en écrive le récit. Le livre – Annapurna, premier 8 000 – sera un succès planétaire. Résistant et gaulliste de toujours, « Momo » poursuivra une brillante carrière de ministre, maire de Chamonix, tandis que Lachenal disparaîtra malheureusement en 1955 dans les Alpes.
Puis les LI-LI prennent le pouvoir politique et médiatique dans les années 70. Pour les soixante-huitards libertaires et leurs compères libéraux individualistes, le gaullisme, la figure du chef, la gloire de la nation, l’exemple social, très peu pour eux ! Les critiques commencent à tomber : Herzog a tiré la couverture à lui (pas tout à fait faux, reconnaissons-le), Lachenal a été oublié (faux), le pauvre a sacrifié ses pieds pour son chef (Herzog a perdu ses doigts en plus de ses orteils).
La petite chanson continue quelques décennies, avec de plus en plus de virulence voire de haine à mesure qu’Herzog vieillit. Puis la journaloperie de service – notez que ce sont exactement les mêmes officines qui déversent aujourd’hui quotidiennement leur bile sur un Poutine ou un Trump – a une nouvelle idée : tout n’était que mensonge, le sommet n’a pas été atteint.
On se base sur un livre-tabloïd ridicule écrit par un journaliste américain qui, en digne précurseur de CNN, lance des rumeurs gratuites sans présenter aucune preuve ; il n’y avait pas encore la légendaire « source anonyme » mais on n’en était pas loin. Je me rappelle avoir lu ce ramassis peu après la guerre en Irak et la présentation servile de l’éditeur (une grande enquête comme seuls savent le faire les reporters anglo-saxons) ne manquait pas de sel au moment de l’énorme mensonge sur les introuvables armes de destruction massives de Saddam. On s’appuie ensuite sur fifille Herzog, écrivain de son état, qui, pour faire le buzz et régler ses comptes avec son père qu’elle déteste, sort une petite phrase équivoque. Et voilà…
Salissez, salissez, il en restera toujours quelque chose. Technique éprouvée, que l’on connaît bien dans la guerre de l’information contre la Russie, Assad ou le Donald. Par haine aveugle d’Herzog, certains pro-Lachenal se sont même jetés tête la première et ont repris cette thèse à leur compte, sans se rendre compte, les imbéciles, qu’ils poignardaient leur héros dans le dos !
Car, malgré ses différents avec son chef d’expédition, Lachenal a toujours affirmé qu’ils étaient arrivés au sommet. Il l’a même décrit de manière très technique dans ses livres, notamment sa forme si particulière, invisible en contrebas. Descriptions qui seront reprises par l’expédition britannique de 1970 qui a suivi la même voie en s’appuyant sur les notes des Français et conclu à leur parfaite exactitude. Prétendre qu’Herzog a menti sur le sommet, c’est aussi prétendre que Lachenal a menti, ainsi que les Anglais vingt ans après. Bref, une grande conspiration internationale à travers les âges…
Ca et bien d’autres éléments qu’il serait trop long de citer ici de manière exhaustive (enquête du GHM sur la forme du sommet, corroborations par d’autres expéditions etc.) prouvent que les Français sont bien allés tout en haut en ce glacial 3 juin 1950.
Source: Lire l'article complet de Chroniques du Grand Jeu