[Nous vous présentons aujourd’hui le texte d’Alain Blum sur le volume de Moshe Lewin «Le siècle soviétique». Pour nous ce volume de LEWIN est un bel exemple de la critique bourgeoise réactionnaire du bolchevisme post léniniste. Dans un proche avenir nous présenterons notre position sur la question de la Révolution bolchévique d’Octobre 1917, sur la construction de l’URSS sous la gouvernance du parti bolchévique dirigé par Staline. D’ici là lisez ce texte à titre de contre-exemple d’une analyse matérialiste historique et dialectique de l’époque soviétique. NDLR]
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Alain Blum présente le volume de Moshe Lewin «Le siècle soviétique». Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2003, 526 p.
Dans cet ouvrage, Moshe Lewin développe son interprétation de l’histoire soviétique, de la révolution de 1917 à la fin de l’URSS, à travers une série d’essais stimulants et novateurs. L’ouvrage est constitué de trois parties :
les deux premières sont chronologiques, la troisième, thématique, propose une synthèse de cette histoire.
La première partie, intitulée « Un régime et sa psyché », est centrée essentiellement sur la personne de Staline. Moshe Lewin y démonte le mode de gouvernement du dictateur, et chacun des chapitres expose un schème explicatif qui permet peu à peu de comprendre comment peut s’établir, puis se renforcer, un pouvoir total. Autour de ces développements apparaissent une série d’idées fortes, telle l’importance de deux cultures politiques (« deux univers politiques et culturels très dissemblables ») au sein du «bolchevisme», celle aussi d’une «dictature irresponsable», ou encore celle des «privilèges dangereux» qui sont au cœur du pouvoir stalinien. L’auteur étudie la personnalité même de Staline, avec sa «paranoïa systémique» ou encore sa fascination mêlée de haine pour les talents, sa stratégie de contrôle total et d’élaboration d’une centralisation extrême des décisions.
Moshe Lewin souligne aussi la contradiction inhérente au système construit par Staline, système qui devient impossible à maîtriser par son créateur lors même que ce dernier dispose du pouvoir total : «Moins vous déléguez le pouvoir, plus celui-ci s’échappe imperceptiblement vers des «petits Staline» locaux ; plus vous monopolisez l’information, plus on vous la cache ; plus vous contrôlez d’institutions, moins vous les maîtrisez» (p. 113).
C’est ainsi une histoire du stalinisme, vue au travers d’une série de moments clés, depuis l’accession au pouvoir de Staline jusqu’au bilan des répressions, en passant par les diverses étapes de l’élaboration du système, que propose Moshe Lewin dans cette première partie. On y voit l’aptitude particulière de l’auteur à décrypter et décrire des structures administratives complexes, comme celles qui se mettent en place après 1948, ou son goût des synthèses, comme celle, par exemple, dans laquelle il caractérise le stalinisme comme une forme de despotisme agraire, fondé sur l’irrationalité de la décision présentée comme règle de gouvernement.
Cette partie ne constitue donc pas une histoire du stalinisme à proprement parler, pas plus qu’une histoire de l’URSS des années 1920 au début des années 1950. Bien entendu, des événements majeurs de la période sont évoqués, et en particulier les répressions et le NKVD, qui, en tant qu’expression la plus forte de la violence stalinienne, font l’objet d’un chapitre synthétique dans lequel est repris le bilan de cette tragédie, en même temps qu’est ébauchée une histoire de la pratique des camps en URSS depuis leur apparition dans les années 1920. Mais l’objet de l’ouvrage n’est pas de constituer une histoire générale, il s’agit plutôt de saisir les traits forts du stalinisme et de dégager les logiques propres à Staline, à son action, et à ce qui rend proprement unique ce système de pouvoir, de commandement et d’action.
La seconde partie – de Hruščev à Andropov – est moins personnalisée, cela va de soi, mais l’importance de ceux qui participent alors aux gouvernements successifs n’est pas pour autant sous-estimée. Une série de portraits brillamment esquissés en quelques pages incisives nous permet de comprendre les modes d’action de Hruščev ou Kosygin, ou encore d’Andropov.
Dans cette section comme dans la troisième partie – constituée d’études transversales portant sur l’arriération, la modernité, l’urbanisation, les problèmes démographiques ou encore le « labyrinthe bureaucratique » –, l’après-stalinisme est interprété à travers le poids de l’héritage stalinien, la personnalité des nouveaux gouvernants, mais aussi les profondes transformations sociales, économiques et culturelles de toute la période qui conduit à Gorbačev.
En raison du poids de cet héritage, l’auteur considère l’histoire de cette époque comme une difficile tentative de la Russie pour sortir d’une «mauvaise route», bien qu’il n’y ait pas, comme il le souligne, de déterminisme absolu et que l’action des hommes à la tête du pays ait été décisive dans le devenir de cette époque. Ici Moshe Lewin montre bien les tensions qui marquent cette période, les limites, mais aussi la réalité des réformes. Il souligne que si l’URSS ne fut jamais un État de droit, l’après-stalinisme n’en accorda pas moins un rôle accru à la loi et fut marqué par un processus de négociation permanente entre les autorités et la population. Il met aussi l’accent sur les formes d’autonomie très fortes qu’a générées la machine bureaucratique issue directement du stalinisme.
Ces formes sont incontrôlables et rendent quasiment impossible un véritable gouvernement du pays ; les «développements spontanés concernent tous les groupes sociaux, quel que soit le régime : les personnes haut placées ne pensent qu’à leurs affaires, et leurs subordonnés font tout (que ce soit licite ou non) pour satisfaire leurs intérêts propres» (p. 408). Il en résulte une émancipation de la bureaucratie vis-à-vis du parti. L’État soviétique peut être défini comme un «État sans système politique», notion essentielle pour en comprendre le développement non contrôlé. Des dynamiques socio-économiques réelles – augmentation du niveau de vie entre 1975 et 1985, développement de l’économie de l’ombre, privatisation de fait par les directeurs d’administration, d’entreprises industrielles ou commerciales – se mettent en place. Il ne faut pas l’oublier pour comprendre la situation de l’opinion aujourd’hui en Russie.
Ces quelques exemples montrent comment, par une suite de tableaux, Moshe Lewin construit peu à peu un univers cohérent entre pesanteurs du passé et mobilisation des hommes, entre détermination politique et action sociale.
Ouvrage dérangeant à n’en pas douter, tant par la forme que par le contenu, Le siècle soviétique correspond au travail de synthèse que l’on était en droit d’attendre de Moshe Lewin. Peut-être pourra-t-on regretter les quelques passages amers sur le devenir de la Russie contemporaine qui livrent un jugement sans appel et ne reposant malheureusement sur aucune argumentation.
Moshe Lewin se refuse à aborder en détail l’URSS après l’URSS. Ce choix est tout à fait justifié, mais ne valait-il pas mieux en ce cas ignorer complètement cette période ? Sans doute peut-on aussi déplorer que les matériaux utilisés pour étayer les thèses soutenues ne soient pas suffisamment précis et référencés, mais comme il s’agit d’un ouvrage s’adressant aussi bien au grand public qu’aux spécialistes, un tel choix peut s’expliquer. Sans doute également de nombreux passages feront-ils l’objet de polémique, mais en l’occurrence on ne peut que s’en réjouir car on retrouve là la capacité de ce très grand historien à provoquer la réflexion, engager des pistes de recherche, créer des ponts inattendus entre périodes, thématiques…
Cet ouvrage est assurément indispensable pour comprendre la nature du système soviétique, mais il dépasse amplement cette question. Il engage une réflexion encore plus vaste sur ce qu’est un pouvoir autoritaire total, sur la sphère politique aussi bien que sociale et économique. Il intéresse dès lors tous ceux qui s’interrogent sur les mécanismes du pouvoir, sur la nature d’un système politique, sur les pesanteurs des héritages dans les dynamiques historiques. Bien que ne reposant pas sur une approche comparatiste, ce livre constitue tout autant une histoire du système soviétique qu’un outil de comparaison des systèmes politiques et sociaux.
Référence électronique
Auteur, Alain Blum. Une trouvaille de Robert Bibeau.
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Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec