« Pour comprendre pourquoi le français est en perte de vitesse à Montréal, il faut compter les sous. »
Le premier ministre du Québec, M. François Legault, était invité à la dernière émission des Francs-tireurs la semaine passée. Durant l’entrevue, menée par Benoit Dutrizac, la question linguistique fut abordée brièvement. Ce n’était pas une entrevue de fond sur la question, le segment sur la langue ne dure que deux minutes, mais certaines réponses de M. Legault sont à mon avis révélatrices d’un certain état d’esprit.
Par exemple, après une description de la situation à Ottawa, où à peu près tous les politiciens se sont soudainement mués en ardents défenseurs du français dans la dernière année, M. Dutrizac lance : « Le défenseur du français, ce n’est pas vous en tout cas, avec le collège Dawson. » Ce à quoi M. Legault répond : « Ça, c’est d’autre chose. » Vraiment ?
Dans mon livre Pourquoi la loi 101 est un échec, je me suis longuement penché sur la responsabilité du gouvernement du Québec dans le recul du français au Québec. Quand on analyse la situation, cette responsabilité apparaît comme étant tout à fait majeure. La langue des institutions publiques (cégeps, universités, hôpitaux) joue un rôle névralgique dans la vitalité du français (ou de l’anglais) à Montréal. Or, c’est Québec qui contrôle largement le réseau institutionnel.
Il règne une forme d’aveuglement collectif sur le rôle du gouvernement du Québec dans le recul du français. Ce qui nous paralyse ; l’initiative, l’action doivent, semble-t-il, toujours venir d’ailleurs — d’Ottawa. Comme si le Québec ne pouvait que jouer un rôle passif, un rôle de spectateur. Cette attitude néfaste plonge ses racines loin en arrière.
Celui qui a le mieux expliqué cette psychologie collective est l’écrivain Jean Bouthillette dans son ouvrage Le Canadien français et son double : « C’est cette ambiguïté qui est à la source de l’opportunisme politique de notre “bourgeoisie” traditionnelle, qui fut — et est encore — à la fois nationaliste et “collaboratrice”, son instinct de survie lui commandant à la fois, pour se tenir en selle, de flatter le peuple par des slogans autonomistes et de rassurer l’Anglais en l’assurant de notre docilité. Le dédoublement de la personnalité a conduit tout naturellement au double jeu politique, caractéristique des peuples dominés. »
On fait comme si les milliards de dollars investis dans l’expansion des institutions anglophones (mentionnons le McGill University Health Center au coût de 3,5 milliards de dollars, par exemple) depuis une vingtaine d’années n’avaient aucun impact sur la réalité. Nous semblons convaincus que nos décisions, nos politiques, n’ont pas de véritable emprise sur le réel. Dans notre esprit, on dirait que seul l’Anglais, « notre père nourricier » (pour reprendre les mots de Jean Bouthillette), est en mesure d’agir. Sans lui, nous semblons considérer que nous « ne sommes ni ne pouvons rien ».
Investissements
Et pourtant, pour comprendre pourquoi le français recule à Montréal, il faut compter les sous. Les investissements démesurés de Québec dans le réseau institutionnel anglophone, réseau qui est dimensionné environ au triple de la taille réelle de la communauté anglophone, sont une des raisons majeures du déclin du français à Montréal et dans toute la région métropolitaine.
Ce n’est pas « d’autre chose », M. Legault, l’action du gouvernement du Québec est une cause directe et majeure du recul du français au Québec.
M. Legault affirme aussi que les francophones vont au cégep anglais pour « perfectionner leur anglais ». Il s’agit là d’une vision dépassée. Les jeunes francophones d’aujourd’hui sont infiniment plus bilingues que ne l’étaient ceux de la génération de M. Legault, et pour toutes sortes de raisons (hausse spectaculaire des heures accordées à l’anglais au primaire et au secondaire, univers numérique anglicisant). La majorité de ceux qui s’inscrivent au cégep anglais à Montréal aujourd’hui sont déjà bilingues au moment de s’inscrire. Ils ne vont pas « perfectionner leur anglais », ils vont s’intégrer, au moins symboliquement, à la communauté anglophone, promesse de meilleurs revenus et d’emplois plus prestigieux. Aux frais d’un État dont la langue officielle est le français. Cela est tout de même inouï.
Les allophones, les enfants de la loi 101, scolarisés en français, tournent massivement le dos au réseau de langue française au moment de s’inscrire au collégial. La majorité des étudiants inscrits au cégep anglais sont maintenant des allophones (40 %), tandis que les anglophones ne forment que 35 % des effectifs environ. Neuf étudiants sur dix inscrits au cégep anglais poursuivent ensuite leurs études à McGill ou à Concordia. On comprend ainsi pourquoi, dans le projet de loi 66, deux projets d’expansion majeurs ont été financés : l’agrandissement de Dawson (50 millions de dollars au moins) et l’agrandissement de McGill (au moins 700 millions de dollars, auxquels il faut ajouter la valeur du don du Royal Victoria). Cela est logique : McGill aura besoin de plus de place pour accueillir le surcroît d’étudiants qui sortiront de Dawson à l’avenir.
Le réseau collégial anglophone anglicise une bonne partie des allophones que la loi 101 cherchait pourtant à franciser. L’État québécois défait au niveau collégial (et universitaire) ce qu’il tente de faire aux niveaux primaire et secondaire. Comme incohérence, c’est dur à battre.
Ce que fait le Québec, c’est financer, à très grande échelle, le choix qui est fait de s’assimiler à la communauté anglophone par une grande partie des allophones et une part croissante des jeunes francophones.
À la fin de l’entrevue, M. Legault convient pourtant que « ça commence à exagérer », qu’une proportion trop importante de francophones et d’allophones se scolarise en anglais au collégial. Il reconnaît donc que le problème existe. Mine de rien, c’est la première fois qu’un premier ministre du Québec reconnaît que quelque chose ne tourne pas rond au collégial.
Encore un effort et nous admettrons enfin, collectivement, que nous sommes aussi largement responsables du déclin du français à Montréal, que ce n’est pas « d’autre chose ». Nous ne sommes pas rien et nous pouvons agir. Nous n’avons pas besoin d’attendre Ottawa pour redresser le statut du français au Québec.
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec