En décembre 2020, à l’occasion du cinquième anniversaire de la signature de l’accord de Paris sur le Climat, le secrétaire général des Nations unies a tiré la sonnette d’alarme car fondamentalement la situation a empiré. Dans cet article, nous analysons l’action de la Banque mondiale et du FMI en relation avec la crise écologique et le changement climatique.
Fin octobre 2006, Nicholas Stern, conseiller économique du gouvernement britannique, a remis au Premier ministre Tony Blair un rapport de 500 pages sur les effets du changement climatique en cours et les moyens de les combattre. Dans son rapport, Nicholas Stern affirmait : « Le changement climatique va détériorer des conditions élémentaires de la vie des populations sur l’ensemble de la planète – accès à l’eau, production de nourriture, santé et environnement » [1]. De manière implicite, le diagnostic contenu dans ce rapport constituait une condamnation des politiques menées notamment par le FMI et la Banque mondiale dont Nicholas Stern a été économiste en chef [2].
Le présent article confronte le rapport Stern aux positions adoptées par les dirigeants importants de la Banque mondiale, du FMI et du gouvernement de Washington depuis 1990. Il revient également sur le rapport que la Banque mondiale a consacré en 2006 aux catastrophes naturelles. La Banque mondiale a produit une analyse en contradiction avec ce qu’elle avait affirmé jusque-là. Elle tente, au niveau du discours, de limiter la crise de crédibilité qui la touche mais elle n’abandonne nullement son orientation en faveur du tout au marché et son adhésion au modèle productiviste destructeur des humains et de l’environnement. Quant au rapport Stern, bien qu’il contienne des jugements très intéressants, il ne permet en rien de déboucher sur une alternative au modèle productiviste et à la poursuite frénétique de la croissance. Alors que la Banque mondiale avait annoncé qu’elle mettrait fin à son soutien aux énergies fossiles à partir de la fin de 2019, il est clair qu’elle a continué de soutenir la construction et l’exploitation des centrales à charbon, l’exploitation du gaz naturel et du pétrole. En 2020, plusieurs analystes et des ONG ont dénoncé sa responsabilité dans la poursuite dramatique du changement climatique et de la crise écologique.
Retour sur les positions des dirigeants de la Banque mondiale
Alors que de nombreuses voix mettent en évidence depuis le début des années 1970 les dangers d’une croissance sans limite et d’un épuisement des ressources naturelles, les dirigeants de la Banque mondiale et du FMI ont longtemps affirmé qu’il n’y avait aucun péril en la demeure.
Lawrence Summers, économiste en chef et vice-président de la Banque de 1991 à 1996 et par la suite secrétaire d’État au Trésor pendant la présidence de William Clinton, déclarait en 1991 : « Il n’y a pas de (…) limites à la capacité d’absorption de la planète susceptibles de nous bloquer dans un avenir prévisible. Le risque d’une apocalypse due au réchauffement du climat ou à toute autre cause est inexistant. L’idée que le monde court à sa perte est profondément fausse. L’idée que nous devrions imposer des limites à la croissance à cause de limites naturelles est une erreur profonde ; c’est en outre une idée dont le coût social serait stupéfiant si jamais elle était appliquée » [3].
L’idée que nous devrions imposer des limites à la croissance à cause de limites naturelles est une erreur profonde ; c’est en outre une idée dont le coût social serait stupéfiant si jamais elle était appliquée : Lawrence Summers, économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale de 1991 à 1996
Dans une lettre adressée à l’hebdomadaire britannique The Economist, publiée le 30 mai 1992, il écrit qu’à son avis, même en parlant du scénario le plus pessimiste : « Brandir le spectre de nos petits-enfants appauvris si nous n’affrontons pas les problèmes globaux d’environnement est pure démagogie ». Il ajoutait : « L’argument selon lequel nos obligations morales à l’égard des générations futures exigent un traitement spécial des investissements environnementaux est stupide » [4].
Les prises de positions de Lawrence Summers ont provoqué un véritable tollé à l’époque et, cinq ans plus tard, en 1997, Nicholas Stern (futur économiste en chef de la Banque) l’écrivit dans le livre commandité par la Banque pour retracer son premier demi-siècle d’existence : « L’engagement de la Banque dans le domaine de l’environnement a été mis en doute par certains suite à la publication fin 1991 par le magazine The Economist d’extraits d’une note de service interne écrite par Lawrence Summers, alors économiste en chef. La note de service interne suggérait la possibilité que les questions d’environnement étaient surestimées en ce qui concerne les pays en développement ; ces pays pourraient réduire leurs coûts marginaux en commerçant ou en tolérant les substances polluantes » [5].
En complète contradiction avec les déclarations rassurantes de Lawrence Summers citées plus haut prédisant que le réchauffement du climat ne réduirait la croissance que de moins de 0,1 % par an au cours des deux prochains siècles, Nicholas Stern affirme en 2006 : « Le Rapport estime que si nous n’agissons pas, les coûts et les risques du changement climatique dans leur ensemble représenteront l’équivalent d’une perte d’au moins 5 % du PNB mondial chaque année, maintenant et pour toujours. Si on prend en compte un éventail plus large des risques et des impacts, les estimations des pertes pourraient atteindre jusqu’à 20 % du PNB ou plus ». C’est un démenti cinglant mais tardif des affirmations de Lawrence Summers.
L’argument selon lequel nos obligations morales à l’égard des générations futures exigent un traitement spécial des investissements environnementaux est stupide : Lawrence Summers, Banque mondiale
Les affirmations du type de celles de Lawrence Summers ne constituent pas un phénomène isolé : elles renvoient à la position dominante du gouvernement de Washington lors des décisions de la Banque mondiale et du FMI. Ces positions, qui niaient que des dégâts graves étaient causés à l’environnement par le modèle productiviste et qu’un changement climatique était en cours, ont été exprimées par Washington au moins jusqu’il y a peu.
Les nombreux discours d’Anne Krueger, économiste en chef de la Banque mondiale pendant le mandat présidentiel de Ronald Reagan et, plus tard, numéro 2 du FMI de 2000 à 2006, en apportent la preuve. Dans l’un d’eux, prononcé le 18 juin 2003 à l’occasion du 7e Forum économique international de Saint-Pétersbourg, Anne Krueger déclarait : « Prenons cette inquiétude immémoriale qu’une croissance rapide va épuiser les ressources en combustible et que si cela se produit, la croissance sera stoppée net. Les réserves de pétrole sont plus importantes aujourd’hui qu’en 1950. A l’époque, on estimait que les réserves mondiales de pétrole seraient épuisées en 1970. Cela ne s’est pas produit. Aujourd’hui, les réserves connues peuvent durer 40 ans au taux actuel de consommation. Il ne fait pas de doute que quand nous arriverons à 2040, la recherche et le développement auront produit de nouvelles avancées dans la production et l’utilisation de l’énergie ».
Anne Krueger poursuivait : « Nous n’avons pas non plus causé de dégâts irréparables à l’environnement. Il est clair qu’après une phase initiale de dégradation, la croissance économique entraîne ensuite une phase d’amélioration. Le point critique, auquel les gens se mettent à choisir d’investir dans la prévention de la pollution et le nettoyage de zones polluées, se situe à environ 5 000 dollars de Produit intérieur brut (PIB) par habitant ».
Nous n’avons pas non plus causé de dégâts irréparables à l’environnement : Anne Krueger, numéro 2 du FMI de 2000 à 2006
Ce dernier paragraphe contient deux erreurs (mensonges) manifestes. Premièrement, les faits démontrent que des dégâts irréparables ont été causés à l’environnement. Deuxièmement, il n’est pas vrai qu’après « une phase initiale de dégradation » de l’environnement, « la croissance économique entraîne ensuite une phase d’amélioration ». Les pays les plus industrialisés ont dépassé depuis longtemps 5 000 dollars de PIB par habitant [6] et pourtant, la plupart d’entre eux poursuivent des politiques qui entraînent une augmentation de la pollution.
Il a fallu attendre les suites de l’ouragan Katrina d’août 2005 pour que la Maison Blanche commence, à contrecœur, à reconnaître l’évidence.
Le CADTM, ainsi que d’autres mouvements, n’a pas attendu une catastrophe comme celle qui s’est abattue sur la Nouvelle Orléans en août 2005 pour reprocher à la Banque mondiale et au FMI des politiques qui ont favorisé le changement climatique et ont affaibli la capacité des pays en développement à faire face à des calamités naturelles. Le CADTM a dénoncé la promotion par la Banque mondiale et le FMI de politiques favorisant la déforestation et le développement de mégaprojets énergétiques destructeurs de l’environnement [7]. De même, il a demandé à la Banque mondiale d’abandonner le soutien aux projets destructeurs des protections naturelles des côtes telles que les mangroves qui amortissent les effets de type tsunami [8]. Le CADTM a également exigé que la Banque mondiale arrête ses prêts dans le secteur des industries extractives. Le CADTM dénonce le soutien de la Banque mondiale à l’agro business, aux monocultures d’exportations, à la privatisation des terres, aux intérêts des grandes entreprises semencières, responsables de la réduction de la biodiversité, de l’émission de gaz à effets de serre en très grande quantité et de l’appauvrissement des travailleurs-ses de la terre. Enfin, le CADTM a remis en cause la décision prise par la conférence de Rio de 1992 de confier à la Banque mondiale la gestion d’un fonds mondial de protection de l’environnement. Cela revient incontestablement à confier au renard la sécurité du poulailler…
Le tournant amorcé par la Banque
Le CADTM dénonce la Banque mondiale et le FMI qui favorisent la déforestation et le développement de mégaprojets énergétiques destructeurs de l’environnement
Sans la moindre autocritique, la Banque mondiale a publié en avril 2006 un rapport consacré aux catastrophes naturelles. Son auteur, Ronald Parker, écrit : « Il y a une augmentation des catastrophes liées à la dégradation de l’environnement aux quatre coins de la planète » [9] . Alors que le nombre de tremblements de terre reste quasiment constant, c’est le nombre et l’ampleur des catastrophes naturelles liées au climat qui est en forte croissance : d’une moyenne annuelle de 100 en 1975 à plus de 400 pour l’année 2005. La Banque reconnaît que le réchauffement global, la déforestation et l’érosion des sols ont accru la vulnérabilité de régions entières. La Banque estime que les pays en développement subissent des dommages d’au moins 30 milliards de dollars par an. Comme le déclare Lester Brown, directeur du Earth Policy Institute : « Ce rapport souligne que, bien que nous continuions à qualifier ces catastrophes de « naturelles », elles sont parfois clairement d’origine humaine » [10].
Le Rapport de Nicholas Stern sur le réchauffement global
Nicholas Stern est très clair : les pays les moins industrialisés, bien que moins responsables que les autres du réchauffement climatique, seront les plus touchés : « Tous les pays seront touchés. Les plus vulnérables – les pays et populations les plus pauvres – souffriront plus tôt et davantage, même s’ils ont beaucoup moins contribué au changement climatique ». Il ajoute, en complète contradiction avec la philosophie des tenants de la mondialisation néolibérale, que : « Le changement climatique est le plus grand échec du marché que le monde n’ait jamais connu et il interagit avec d’autres imperfections du marché ». Ceci dit, Nicholas Stern ne propose pas du tout d’alternative au modèle productiviste et au marché capitaliste. Au contraire, son rapport a pour but de tirer la sonnette d’alarme afin que des fonds suffisants soient consacrés à des dépenses de reconversion industrielle et de protection de l’environnement, dans le but de permettre la poursuite de cette croissance aveugle. Il affirme que l’humanité peut être à la fois « verte » et « pro-croissance » (« green and growth »).
Il explique que le marché de la protection de l’environnement va offrir un nouveau créneau au privé pour faire des profits. Et pour couronner le tout, il explique qu’étant donné que les PED polluent moins que les pays industrialisés tout en souffrant davantage des effets du réchauffement, ils pourront vendre aux pays riches des droits de continuer à polluer. Avec les recettes engrangées par la vente de ces droits, ils pourront financer la réparation des dégâts causés à leur population.
Les plus vulnérables – les pays et populations les plus pauvres – souffriront plus tôt et davantage, même s’ils ont beaucoup moins contribué au changement climatique
Nicholas Stern a participé à la création en 2013 de la Commission globale sur l’économie et le climat (Global Commission on the Economy and Climate) qui est à la fois un think tank et un groupe de pression dédié à la promotion d’un capitalisme vert. Nicholas Stern qui co-préside cette commission est accompagné de dirigeant-e-s de grandes entreprises privées particulièrement polluantes comme le cimentier HolcimLafarge, ou le pétrolier Shell (dont le président est membre de cette commission). Participent également à la direction de cette commission privée : la directrice générale du FMI, un directeur de la banque HSBC, une ancienne dirigeante de la Banque mondiale, un ancien président mexicain, un ancien dirigeant de la Banque de développement de Chine, un dirigeant de la Banque asiatique de développement [11].
La Banque mondiale s’auto félicite pour l’action qu’elle prétend mener à bien pour lutter contre le changement climatique
Sur le site de la Banque mondiale, on trouve à de multiples endroits des affirmations sur son extraordinaire effort en termes de lutte contre le changement climatique et en faveur des populations.
« Dans le sillage de l’adoption de l’accord de Paris sur le climat, le Groupe de la Banque mondiale a présenté en 2016 un ambitieux Plan d’action sur le changement climatique (a) afin d’intensifier le soutien financier et technique aux pays en développement et, ainsi, renforcer leur action pour le climat. L’institution internationale, qui s’était engagée à porter ses financements climatiques à hauteur de 28 % de ses prêts d’ici 2020, contre 20 % en 2016, a systématiquement dépassé cet objectif au cours de ces trois dernières années ».
« Conformément au Plan d’action, tous les nouveaux projets de la Banque mondiale sont passés au crible du risque climatique. »
« Le soutien de la Banque s’étend maintenant au-delà des secteurs traditionnellement associés à l’action climatique, tels que l’énergie, l’agriculture et l’environnement, pour au contraire élargir la palette de projets « climato-intelligents » »
« Aujourd’hui, la reprise après Covid-19 exige de prendre en compte le climat, il n’y a pas d’autre choix possible ».
« Il est évident que les bouleversements dus à la pandémie soulignent toute l’importance de se protéger contre des risques environnementaux qui ont des conséquences graves et systématiques sur toute l’économie. »
« Grâce à son Plan d’action, le Groupe Banque mondiale a aidé des pays à réduire les risques de catastrophe en combinant des mesures qui renforcent à la fois la résilience des populations, des infrastructures et des économies. »} {« Le Groupe de la Banque mondiale a donné la priorité aux investissements dans les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique, des leviers essentiels pour aider ses clients à réduire leurs émissions. »} {« Notre prochain plan pour la période 2020-2025, déjà lancé, entend amplifier le soutien aux pays pour qu’ils prennent des mesures ambitieuses en matière de climat, en augmentant les financements en faveur de l’adaptation et en encourageant une action systémique renforcée à l’échelon des pays. » [12]
Du discours de la Banque mondiale à la réalité de ses actions, le fossé est énorme
Du discours de la Banque mondiale à la réalité de ses actions, le fossé est énorme, en faisant la promotion des énergies fossiles et/ou polluantes, la Banque mondiale va à l’encontre des engagements pris aux Nations unies. C’est ce qui ressort d’une investigation menée par le consortium international auquel participent notamment trois médias allemands : le NDR, la Süddeutsche Zeitung et la Deutsche Welle [13]. En 2021, la plus grande raffinerie de pétrole au monde doit voir le jour au Nigéria. C’est Aliko Dangote, l’homme le plus riche d’Afrique [14] qui la fait construire. En dépit des engagements mondiaux sur le climat, la Banque mondiale soutient le projet d’Aliko Dangote, en finançant au moins cinq des banques qui ont prêté de l’argent à l’entrepreneur. Et Aliko Dangote a obtenu de la Banque mondiale un crédit supplémentaire à hauteur de plus de 150 millions de dollars.
En faisant la promotion des énergies fossiles et/ou polluantes, la Banque mondiale va à l’encontre des engagements pris aux Nations unies
Selon la journaliste Sandrine Blanchard, lors de l’enquête des journalistes du consortium international, la Banque mondiale a justifié son action en affirmant que « Le crédit a été accordé pour aider le Nigeria à améliorer la revalorisation de ses activités dans le domaine des ressources naturelles, notamment la production d’engrais ». Mais en réalité, Sandrine Blanchard affirme qu’il est difficile de séparer cette usine du reste du projet pétrolier [15].
Selon le consortium de journalistes d’investigation (The International Consortium of Investigative Journalists), il ne s’agit là que d’un exemple parmi d’autres investissements de la Banque mondiale dans des énergies fossiles. Parfois, elle investit même directement dans l’extraction de charbon, de gaz naturel ou de pétrole. C’est le cas notamment au Kenya, au Mozambique ou en Guyane. En tout, la Banque mondiale prête plus de moyens financiers aux énergies fossiles qu’aux énergies renouvelables, ce qui inquiète Uwe Kekeritz, député au parlement allemand (Bundestag) et responsable de la politique de développement au sein du parti écologiste allemand. « L’influence de la Banque mondiale est gigantesque et ses investissements continus dans les énergies fossiles ont des répercussions catastrophiques sur le climat. C’est inacceptable car il s’agit d’une banque vouée au développement et qui devrait mettre le développement du monde au cœur de sa politique, ce qui n’est pas le cas. »
De son côté, l’ONG allemande Urgewald a affirmé que la Banque mondiale a octroyé des crédits pour plus de 12 milliards de dollars pour des projets de combustibles fossiles entre 2015, année de l’adoption de l’accord de Paris sur le climat et 2020.
L’influence de la Banque mondiale est gigantesque et ces investissements continus dans les énergies fossiles ont des répercussions catastrophiques sur le climat
Comment se fait-il que la Banque mondiale puisse affirmer qu’elle a mis fin depuis 2019 au financement des énergies fossiles ? La réponse est simple : officiellement elle se limite à octroyer des crédits pour apporter une assistance technique aux autorités des pays qui souhaitent développer l’exploitation de combustibles fossiles. Elle ne finance plus officiellement l’exploration et l’exploitation directe de ces combustibles mais en réalité, par ses crédits en matière d’assistance technique elle joue un rôle indispensable pour permettre aux États d’exploiter les combustibles fossiles qui se trouvent dans le sous-sol du pays.
Voici une série d’exemples qui montrent le rôle néfaste des prêts de la Banque mondiale en matière d’assistance technique.
Mozambique : Le méga projet d’exploitation de gaz naturel liquéfié cofinancé par la Banque mondiale
En juillet 2020, le géant pétrolier français Total et ses partenaires ont signé des accords de financement d’une valeur de 14,9 milliards de dollars US pour le mégaprojet projet de gaz naturel liquéfié (GNL) de la zone 1 au Mozambique. Cet accord est salué comme le plus grand financement de projet jamais réalisé en Afrique. Il implique 19 banques commerciales et des financements publics de 8 agences de crédit à l’exportation, de la Banque africaine de développement et de la Banque mondiale.
La contribution de la Banque mondiale consiste en un prêt de 87 millions de dollars pour financer l’assistance technique dans le but déclaré d’améliorer la gouvernance afin d’accroître les investissements dans les secteurs du gaz et de l’exploitation minière pour favoriser une croissance généralisée. Comme le dénonce Heike Mainhardt de Urgewald, une grande partie de l’aide de la Banque s’est concentrée sur le soutien aux zones 1 et 4, qui font du Mozambique l’un des plus grands exportateurs de GNL au monde [16]. Le développement de ce mégaprojet va entraîner plusieurs conséquences très négatives : déplacements forcés de populations, perte des moyens de subsistance des pêcheurs et augmentation de la crise climatique-écologique. Pour de nombreuses raisons, comme le dit Heike Mainhardt, il est important de comprendre le rôle de la Banque mondiale.
Le développement de ce mégaprojet au Mozambique va entraîner des déplacements forcés de populations, perte des moyens de subsistance des pêcheurs et augmentation de la crise climatique-écologique
En pratique, l’assistance technique de la Banque mondiale finance des consultants chargés de conseiller le gouvernement sur des questions telles que les politiques fiscales et réglementaires et la facilitation de grands accords financiers complexes. Les consultants financés par la Banque ont aidé le gouvernement pendant des années à poser les bases juridiques et à négocier les accords permettant d’obtenir le paquet financier de 14,9 milliards de dollars. Au cours de la consultation parrainée par la Banque mondiale, une nouvelle loi couvrant les activités des zones 1 et 4 du GNL a été publiée en décembre 2014. Selon le cabinet d’avocats Shearman and Sterling, parmi les nombreuses concessions, cette loi prévoit qu’aucune préférence ne doit être accordée aux fournisseurs mozambicains pour l’achat de biens et de services nécessaires. Cette concession a considérablement augmenté les opportunités pour les entreprises des pays ayant des Agences de crédits à l’exportation qui prennent part au mégaprojet, et ce, au détriment des entreprises mozambicaines. L’Export Import Bank of the United States(US Exim) a annoncé que son prêt de 5 milliards de dollars pour la zone 1 concerne 68 fournisseurs américains et soutiendra environ 16 400 emplois aux États-Unis. Il est facile de comprendre que cet accord de financement réalisé avec l’aide de consultants payés par la Banque mondiale ne va pas favoriser la création d’un nombre important d’emplois au Mozambique.
Toujours selon Heike Mainhardt, depuis 2012, la Banque mondiale a octroyé des prêts au Mozambique pour plus de 14 millions de dollars afin de financer des contrats du gouvernement avec au moins 12 sociétés de conseil pour l’aider dans les négociations du paquet financier concernant les zones 1 et 4. Nombre de ces sociétés ont des liens avec les compagnies pétrolières et au moins deux d’entre elles ont d’importants conflits d’intérêts. En plus de conseiller le gouvernement du Mozambique, le cabinet d’avocats SNR Denton a également conseillé plusieurs compagnies pétrolières impliquées dans la zone GNL 1 du Mozambique, dont Total, ONGC Videsh Limited (OVL) et Bharat PetroResources.
De plus, en 2016, ExxonMobil a acquis une participation de 25 % dans la zone GNL 4 du Mozambique. En 2018, la Banque mondiale a financé un contrat de 2,4 millions de dollars pour l’assistance aux transactions de GNL impliquant un groupe de consultants, dont le cabinet d’avocats préféré d’ExxonMobil, Hunton Andrews Kurth. Au cours de cette même période, ExxonMobil a versé au cabinet d’avocats 500 000 dollars de frais de lobbying aux États-Unis. Il est évident qu’au lieu de promouvoir une gestion qui mettrait le gouvernement à l’abri de l’influence de l’industrie pétrolière, l’aide de la Banque mondiale la facilite.
En plus de favoriser les compagnies pétrolières et les financiers au détriment des intérêts du Mozambique, les prêts de la Banque mondiale vont à l’encontre de l’engagement du Mozambique et de la BM envers les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat, qui comprennent la limitation du réchauffement climatique à 1,5 °C.
En novembre 2019, des chercheurs de plusieurs organisations d’experts, dont le Programme des Nations unies pour l’environnement, ont alerté l’opinion publique internationale en affirmant qu’au rythme où vont les choses on va produire 120 % de combustibles fossiles de plus en 2030 que ce qui serait compatible avec une trajectoire de 1,5 °C. En d’autres termes, les investissements dans la production de combustibles fossiles sont déjà beaucoup trop importants.
Au rythme actuel on va produire 120 % de combustibles fossiles de plus en 2030 que ce qui serait compatible avec une trajectoire de 1,5 °C : Programme des Nations unies pour l’environnement
Faisant mine de reconnaître le danger, comme je l’ai indiqué plus haut, la Banque mondiale a annoncé en 2017 qu’elle mettrait fin au financement direct du pétrole et du gaz en amont (exploration et production) d’ici la fin de 2019. Toutefois, cet engagement exclut l’assistance technique et les prêts de la Banque pour la politique de développement. Les prêts et les conseils de la Banque mondiale stimulent le pétrole et le gaz, sapant ainsi les objectifs climatiques.
Un domaine particulièrement important que la Banque continue à soutenir est celui des incitations fiscales pour les investissements dans les combustibles fossiles. Au Mozambique, pour attirer de nouveaux investissements au-delà des zones 1 et 4, le prêt de 110 millions de dollars de la Banque mondiale pour la politique de développement en 2014 a obligé le gouvernement à approuver une nouvelle loi sur la fiscalité pétrolière. La nouvelle loi fiscale comprend plusieurs incitations à l’investissement, telles que des taux d’amortissement accélérés pour l’exploration pétrolière et gazière. L’amortissement accéléré des nouveaux investissements en capital permet aux compagnies pétrolières d’amortir rapidement les investissements en capital qui, autrement, se déprécieraient au fil du temps. En d’autres termes, des réductions d’impôt plus importantes sont accordées au début de l’opération, ce qui rend les nouveaux projets plus rentables et augmente les flux de trésorerie qui peuvent être consacrés à un plus grand nombre de forages.
Suriname (Amérique du Sud)
Il est important de noter que le Groupe de la Banque mondiale a approuvé une opération d’assistance technique de 23 millions de dollars pour le Suriname en juillet 2019, visant à développer les industries extractives, qui pourraient contenir du pétrole et du gaz. La Banque mondiale prête des moyens financiers aux autorités du Suriname pour qu’elles ouvrent la voie aux grandes compagnies pétrolières afin qu’elles exploitent les ressources du bassin Guyana-Suriname au détriment de la population et de l’environnement. L’avertissement de la Banque selon lequel la région sera gravement touchée par la crise climatique et l’élévation du niveau de la mer qui en résultera est plus que cynique, comme le déclare Jacey Bingler de Urgewald dans un rapport publié en décembre 2020 à la veille du cinquième anniversaire de l’accord de Paris sur le climat [17].
Un dernier exemple, la Banque mondiale a octroyé en 2019 un prêt de 38 millions au Brésil pour des contrats d’assistance technique pour développer l’exploitation pétrolière.
Les dettes réclamées par la Banque mondiale et le FMI sont odieuses et doivent être annulées
De nombreux pays en développement se voient réclamer par la Banque mondiale et le FMI le remboursement de dettes qui ont provoqué des dommages incalculables aux populations et à la Nature de ces territoires et au-delà, à la planète entière. Elles font partie de la catégorie des dettes odieuses car elles ont été contractées contre l’intérêt des populations. En effet, pour être caractérisées comme odieuses, les dettes doivent avoir été utilisées contre l’intérêt des populations des pays qui les ont contractées, or c’est bien le cas. Un critère additionnel est nécessaire pour caractériser les dettes comme odieuses : les prêteurs savaient ou ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que l’usage de leurs prêts allaient à l’encontre de l’intérêt des populations [18]. Or comme le montre cet article et de multiples études, y compris des documents produits par la Banque mondiale et le FMI, les dirigeants de ces institutions savaient qu’effectivement leurs prêts servent et servaient à soutenir des politiques contraires aux intérêts de la population et de l’environnement. Les peuples sont en droit de réclamer leur annulation. Il en va de même pour les dettes réclamées par des investisseurs privés ou des gouvernements prêteurs.
Conclusion
La Banque mondiale et le FMI savent qu’effectivement leurs prêts servent et servaient à soutenir des politiques contraires aux intérêts de la population et de l’environnement
Les tenants du modèle productiviste dominant et du système capitaliste ont commencé par nier l’existence d’un problème crucial, en l’occurrence celui des dégâts environnementaux et du réchauffement climatique, et continué à promouvoir avec force des politiques qui aggravaient la situation. Puis, quand la situation est devenue intenable, ils ont fait la une des médias internationaux en publiant un rapport sur le sujet, cherchant à accréditer l’idée que les institutions internationales et les gouvernements des pays les plus industrialisés ont pris la mesure de ce grave problème, en fait volontairement occulté pendant des décennies. En fin de compte, les défenseurs du système actuel laissent croire qu’il est en mesure d’apporter une solution à un problème dont il est une des causes fondamentales, permettant ainsi sa propre perpétuation. Il est urgent de comprendre que la seule solution juste et durable passe justement par la remise en cause de ce système capitaliste productiviste, structurellement générateur de dégâts environnementaux et d’inégalités galopantes.
Notes :
[1] Nicholas STERN, Stern Review : The Economics of Climate Change, octobre 2006. Toutes les citations du Rapport Stern dans le présent article sont tirées des conclusions du rapport. Le Rapport complet est accessible sur le site internet du gouvernement britannique.
[2] Nicholas Stern a été économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale de 2000 à 2003.
[3] Lawrence Summers, à l’occasion de l’assemblée annuelle de la Banque mondiale et du FMI à Bangkok en 1991, interview avec Kirsten Garrett, « Background Briefing », Australian Broadcasting Company, second programme.
[4] « Summers on Sustainable Growth », lettre de Lawrence Summers à The Economist, 30 mai 1992.
[5] Nicholas Stern et Francisco Ferreira in KAPUR, Devesh, LEWIS, John P., WEBB, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 2 : Perspectives, p.566.
[6] Le PIB par habitant dépasse 20 000 dollars dans les pays d’Amérique du Nord, d’Europe occidentale, le Japon, l’Australie, la Nouvelle Zélande.
[7] Voir notamment, Éric Toussaint, La Bourse ou la Vie, CADTM-Luc Pire-Syllepse-Cetim, 1998, chapitre 9.
[8] Damien Millet et Éric Toussaint, Les Tsunamis de la dette, CADTM-Syllepse, Liège-Paris, 2005
[9] Cité dans le Financial Times, 22-23 avril 2006.
[10] Cité dans le Financial Times, 22-23 avril 2006.
[11] Voir le site de ce groupe de pression : Members of the Global Commission | New Climate Economy | Commission on the Economy and Climate, http://newclimateeconomy.net/about/members-global-commission consulté le 14 décembre 2020
Voir pour une critique Daniel Tanuro, Trop tard pour être pessimistes ! Ecosocialisme ou effondrement, Textuel, Paris 2020, pp 113-115
[14] Aliko Dangote, né le 10 avril 1957 à Kano, Nord du Nigeria, est un homme d’affaires nigérian, considéré comme l’homme le plus riche d’Afrique. En 2018, lors du passage d’Emmanuel Macron à Lagos au Nigeria, le président français a rencontré ce milliardaire nigérian. Aliko Dangote est tout à fait favorable à la Zone de libre-échange continentale africaine. En janvier 2020 et de nouveau en novembre 2020, Aliko Dangote a annoncé qu’il souhaitait acheter le Club de football britannique Arsenal.
Source: Lire l'article complet de Mondialisation.ca