par M.K. Bhadrakumar.
Dans un discours prononcé à Moscou le 8 décembre, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, s’est attardé sur les récentes tentatives occidentales de maintenir le modèle d’un ordre mondial unipolaire. Il a déclaré que le flirt de l’Union européenne avec l’idée d’être elle-même un pôle dans un système multipolaire se dissipe et a mis en garde contre les récentes politiques de l’Allemagne visant à préserver « ses prétentions à la pleine direction » de l’UE.
En effet, avec la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE et l’enlisement de la France dans une crise intérieure, le temps est venu pour l’Allemagne d’assumer le leadership de l’Europe. Le retour agressif de l’Allemagne au militarisme en est une illustration déconcertante. Pas plus tard que le mois dernier, la ministre allemande de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, a appelé à une augmentation importante des dépenses militaires.
Le militarisme allemand était resté en sommeil pendant des décennies. Il ne faut pas oublier qu’à sa création en 1955, la Bundeswehr (forces armées allemandes) comptait 44 généraux et amiraux assermentés qui appartenaient tous à la Wehrmacht d’Hitler, et surtout à son état-major. Sur les 14 900 soldats professionnels qui composaient le corps des officiers en 1959, il y avait 12 360 officiers de la Wehrmacht, dont 300 venaient de la direction de la redoutable SS.
Sans doute l’Allemagne a-t-elle bien fait de garder la tête sous le parapet et de dissimuler le fait que la Bundeswehr est une continuité de la Wehrmacht. En 2005, le magazine Der Spiegel écrivait : « Aujourd’hui, la Bundeswehr est devenue l’un des outils les plus puissants dont disposent les responsables allemands de la politique étrangère. Depuis la réunification, l’organisation, autrefois lourde, a fait l’objet d’un processus constant de rationalisation, de modernisation et d’amélioration technique… La Bundeswehr… passe d’une force de défense à une armée interventionniste ».
En effet, ces dernières années, les traditions de l’élite dirigeante allemande et son militarisme ont commencé à se manifester. Nous assistons à la transformation de la Bundeswehr en une machine de guerre capable de défendre les intérêts allemands dans le monde entier.
Dans un discours prononcé le mois dernier pour commémorer le 65e anniversaire de la fondation de la Bundeswehr, le président Frank-Walter Steinmeier a déclaré que même sous la prochaine présidence de Joe Biden, l’Europe ne sera plus aussi importante pour les États-Unis qu’elle ne l’était auparavant et, par conséquent, « je considère que notre pays a une double responsabilité » – le leadership allemand de l’Europe et un rôle plus important pour Berlin au sein de l’OTAN.
Le budget allemand de la défense a déjà été augmenté de 10% l’année dernière. Steinmeier a justifié cette augmentation en disant que les soldats ont « le droit d’être équipés du meilleur matériel possible que ce pays peut leur fournir, un matériel qui leur assure la meilleure protection possible et leur permet de remplir la mission définie par la sphère politique ».
Steinmeier a déclaré : « Les expériences des soldats qui … ont servi au combat, où ils ont été blessés physiquement ou psychologiquement … sont aussi nos expériences. Leurs combats sont nos combats, même si la paix prévaut ici en Allemagne. Ce n’est pas quelque chose que l’on attend d’une société comme la nôtre. Cela devrait également être important pour notre société. La société vous doit cette empathie et cet intérêt ».
Des traditions rappelant froidement les années 1930 refont surface – l’élite dirigeante incitant toute la nation allemande à s’identifier au militarisme. Les implications de tout cela se feront sentir clairement dans la politique allemande.
Dans l’immédiat, la position de l’UE sur la situation en Iran devient cruciale. L’attitude de l’Allemagne vis-à-vis de la question nucléaire iranienne a changé, laissant entrevoir une éventuelle nouvelle politique de l’UE qui chercherait à réaliser ce que le président américain Donald Trump n’a pas réussi à faire par la campagne dite de « pression maximale ».
Dans une interview accordée à Der Spiegel au début du mois, le ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas a déclaré : « Un retour à l’accord précédent (nucléaire iranien de 2015) ne suffira pas de toute façon. Il faudra une sorte « d’accord nucléaire + », ce qui est également dans notre intérêt. Nous avons des attentes claires vis-à-vis de l’Iran : pas d’armes nucléaires, mais aussi pas de programme de missiles balistiques qui menace toute la région. L’Iran doit également jouer un rôle différent dans la région. Nous avons besoin de cet accord précisément parce que nous nous méfions de l’Iran. J’ai déjà discuté avec mes homologues français et britanniques à ce sujet ».
C’est la première fois qu’un ministre allemand des Affaires étrangères appelle explicitement à un « meilleur » accord avec l’Iran. Entre-temps, Miguel Berger, secrétaire d’État du Ministère allemand des Affaires étrangères, a renforcé le message de Maas en promettant une « réaction ferme » au rôle de l’Iran dans la région « avec des sanctions si nécessaire ».
De manière significative, ces remarques ont également été faites dans le contexte de la nécessité d’un accord nucléaire « actualisé » avec l’Iran. Il s’agit d’une position hypocrite, puisque l’Allemagne n’a pas respecté ses engagements de l’accord de 2015 et qu’elle est bien consciente de la prudence de l’Iran à entamer de nouveaux pourparlers avec l’Occident en raison de son expérience des autres signataires reniant l’accord nucléaire.
Fondamentalement, l’Allemagne semble appréhender un Iran fort, qui pourrait faire obstacle à son propre expansionnisme futur dans les régions entourant l’Iran. L’Allemagne sait parfaitement que l’Iran ne cherche pas à acquérir des armes nucléaires, alors qu’au contraire, les plans de l’Allemagne pour aller dans le sens du développement de missiles nucléaires à un moment donné restent une question ouverte.
Non seulement l’Allemagne n’est pas prête à s’engager de manière substantielle avec l’Iran, mais elle ne semble pas non plus désireuse de faire pression pour un retour rapide des États-Unis à l’accord nucléaire iranien. Il n’y a pas d’autre explication logique à la récente déclaration commune du 7 décembre des E3 (Allemagne, France et Royaume-Uni), qui n’est d’aucune utilité dans les circonstances actuelles où la priorité est que la prochaine administration américaine prenne des mesures tangibles pour sortir de l’impasse et permettre aux négociations de commencer le plus tôt possible.
Sans aucun doute, l’Allemagne a encore compliqué la situation en exigeant de nouvelles concessions de l’Iran concernant d’autres questions « non nucléaires » telles que le programme de missiles balistiques de l’Iran et son influence régionale qui ne faisaient pas partie de l’accord de 2015. Si l’Allemagne avait agi de bonne foi, elle aurait dû concentrer son message sur l’encouragement des États-Unis à rejoindre l’accord de 2015 rapidement et sans condition.
Entre-temps, le 3 décembre, l’Allemagne a livré à Israël le premier de quatre navires de guerre perfectionnés de fabrication allemande équipés de systèmes de défense antimissile et antiroquettes, de missiles antiaériens et antinavires, de torpilles et d’une plate-forme de lancement améliorée pour les nouveaux hélicoptères d’attaque israéliens. Le chef militaire israélien, le lieutenant général Aviv Kohavi, les a qualifiés de « l’une des machines de guerre les plus avancées au monde, ce qui représente un bond en avant significatif dans la capacité de l’armée israélienne à assurer notre force en mer et dans les opérations navales ».
En fin de compte, l’Allemagne rejette les tendances objectives à la formation d’un monde multipolaire. Son plan de match consiste d’une part à diriger l’UE avec pour devise la souveraineté européenne, et d’autre part à renforcer le pilier européen de l’OTAN, qui permet à l’Allemagne de mener une politique de sécurité dans des zones allant du Sahel à la Méditerranée et au Proche et Moyen-Orient. L’Allemagne définira ses intérêts en matière de politique régionale avec les États-Unis, mais dans le cadre d’un partenariat équilibré, avec un rôle accru dans la prise de décisions politiques.
illustration : Le président israélien Reuven Rivlin a assisté à la cérémonie d’arrivée de la première des quatre corvettes de fabrication allemande, Haifa, Israël, 2 décembre 2020
source : https://indianpunchline.com
traduit par Réseau International
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