Dans la collection “Tracts”, Régis Debray fait paraître un texte subtil après l’assassinat de Samuel Paty, et le dédicace à son ami l’économiste Bernard Maris, tué dans l’attentat de “Charlie Hebdo”.
Texte paru dans L’Obs du 3 décembre 2020
On peut et doit être fier de notre modèle républicain, sans mettre le poing sur la hanche ni la plume au chapeau, en assurant de notre mépris ceux qui en ont un autre. Le devoir de réserve s’impose tout de même à un président. Il a à charge d’assurer la sécurité physique de nos concitoyens, a fortiori de protéger la vie de celles et ceux qu’on menace. Il n’a pas à prendre fait et cause pour une publication, ni défendre ni attaquer ses contenus, ni ériger en icône une image de parti pris, et encore moins en faire un passage obligé de la catéchèse libérale. Libre à lui de dire le mal ou le bien qu’il en pense, mais entre quatre yeux. Réduire urbi et orbi la liberté républicaine à celle de blasphémer, c’est transformer notre modèle en un contre-modèle pour les quatre cinquièmes de l’humanité, et le faire passer pour ce qu’il n’est pas et n’a jamais été : l’instauration officielle d’un athéisme militant. Le plus meurtrier des quiproquos auxquels le mot a donné lieu. […]
Le « regard éloigné » est parfois décapant. Celui d’un géopoliticien courant le monde et notamment le Moyen-Orient peut aider les indignés que nous sommes à revenir sur terre, moyennant quelques observations rustiques mais désagréables pour l’amour-propre.
La première, c’est qu’on aurait tort, à l’international, de préjuger de nos chances, car le rapport des forces ne joue pas en notre faveur. La France n’a guère d’alliés, même dans son camp. Nous sommes très mal notés à Washington, qui réprouve « le manque de liberté religieuse » et le « New York Times » nous fustige comme « islamophobes » discriminant les musulmans. En Europe, l’appui sera du bout des lèvres, la plupart détourneront la tête (ayant soit une religion d’Etat soit un régime concordataire). Notre laïcité, prenons-y garde, n’est pas en avance sur son temps ni en tête du cortège des nations allant de l’ombre à la lumière. Certes, on n’est pas dans l’erreur parce qu’en minorité – c’est le sort des Justes d’être en ballottage, depuis l’aube des temps. Mais, dans l’immédiat, notre universalisme est à contre-pente d’un monde où le particularisme devient partout la norme. Et le progressisme, en retard sur le mouvement mondial des esprits qui, à l’idée dix-neuviémiste de progrès, préfère le retour à la tradition, réinventée ou non.
La seconde, qui n’a rien à voir avec la morale, touche au moral des troupes. Dans la balance des forces en présence, des individus convaincus que leur mort ne sera pas une porte de sortie mais d’entrée, dans un jardin des délices, où sitôt actionnée leur ceinture d’explosifs, ils pourront jouir, paradoxalement, de tout ce qu’ils disent abominer sur cette terre – le vin, les femmes et la musique – peuvent décupler leur maigre force par une certaine mystique. Un Occident aux croyances faibles, où le principe de précaution fait rêver de guerres zéro mort, doit prendre ce facteur en compte, pour impalpable qu’il soit. On doit donc s’attendre à des retours de flamme. Et ne pas crier victoire trop tôt. La croyance en la vie éternelle assure à un certain fascisme spirituel une longévité que n’ont pas eue les prédécesseurs. Nos sociétés de consommateurs matérialistes et présentistes auraient intérêt à regarder l’avenir à la lumière de leur passé, quand de fortes convictions leur permirent d’aller jusqu’au bout du monde.
La dernière observation de mon lanceur d’alerte, apparemment bien informé de par ses incursions sur le terrain, peut s’apparenter à une mise en garde. Quand on fait la guerre au loin, on ne peut pas s’étonner qu’il y ait, plus ou moins différés, des chocs en retour. Sans doute, ce qui n’est pas visible n’a pas pour nous d’existence, et nous ne voyons pas à la télévision les milliers de morts – femmes et enfants inclus – causés par nos avions de combat et nos missiles en Syrie, en Irak et ailleurs. Nous appelons cela, de loin, des « dommages collatéraux », mais ils n’ont rien de collatéral pour ceux qui sont au sol, et rêvent de représailles. Nos forces armées ont beau jouer, sur le terrain, un rôle de supplétif, le subordonné est à portée de main et on y a de la famille. C’est lui qu’on ira terroriser.
A chacun d’évaluer ces appels à la prudence, qu’on ne peut, en tout cas, évacuer d’un revers de main, et sur un ton accusateur. […]
Chaque jour, je le confesse, je cède au chantage, je réprime pulsions et émotions, j’intériorise des tabous, et cela pour rester plus ou moins fréquentable. Ce n’est pas glorieux, j’avoue. Mais est-ce bien glorieux pour des présidents de région de projeter sur leurs façades, en pleine ville, un Mahomet à poil avec une étoile dans le cul ? Je n’y vois pas une marque de civilité, ni le plaisir esthétique que les passants peuvent en tirer. J’entends bien qu’il n’y a pas de commune mesure entre une violence symbolique et la violence physique et qu’on n’a pas à faire des civilités à des furieux. Ce n’est pas une raison pour leur servir une bonne louche d’humiliation publique, c’est-à-dire, en clair, pour leur servir la soupe. C’est faire office d’idiots utiles. […]
Mais entre des mondes adverses et proches, un utopiste peut se prendre à rêver d’un gentleman’s agreement, d’un accord sur les conditions minimales d’une coexistence de survie dans la cité planétaire, une alliance contre la décivilisation sous les auspices des Nations unies.
Bernard Maris encore : « La civilisation commence avec la politesse, la politesse avec la discrétion, la retenue, le silence et le sourire sur le visage. »
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