L’offensive planétaire du capital afin d’étendre son hégémonie et tenter de surmonter la baisse tendancielle de son taux de profit est appelé couramment de nos jours « mondialisation ». Il est vrai que ce processus s’accompagne de mutations multiples sur le plan culturel donnant l’impression que la planète a été saisie d’une véritable danse de saint guy. La mondialisation fait l’objet de critiques où l’on s’accorde à condamner, pêle-mêle, l’argent, la finance, la marchandise, etc. Parfois, cela se fait sans grande rigueur conceptuelle. De surcroît, si l’on adopte une perspective socialiste afin de combattre les causes réelles de ce phénomène, il nous semble nécessaire d’aborder la question de la valeur qui est au cœur du capital. En ce sens, la réflexion de Marx à ce sujet est fondamentale et constitue le noyau dur de ses travaux. Nous proposons une étude synthétique de ses recherches sur le sujet.
La fatalité inhumaine du devenir de la valeur d’échange à son autonomisation à l’égard de la communauté a été un long processus contre lequel beaucoup d’hommes se sont rebellés au cours de l’histoire (voir les imprécations des penseurs de la Grèce antique à l’encontre du pouvoir corrosif de l’argent sur les cités).
« Mais il restait à créer l’universalité réelle de la valeur d’échange tant du point de vue de la substance que de l’espace » (1) pour que la compréhension de l’aliénation des forces sociales apparaisse. Pour Marx le mystère de ce procès d’autonomisation gît dans la forme simple de la marchandise (n’oublions pas qu’invariablement à la base de l’analyse, l’activité humaine y est conçue). Son point de départ est la forme sociale simple que prend le produit du travail dans la marchandise. La difficulté n’est pas tant de comprendre que celle-ci est valeur d’usage satisfaisant un besoin, et valeur d’échange exprimant le rapport de quantité selon lequel elle peut s’échanger contre d’autres marchandises. Il faut saisir que les valeurs d’échange représentent quelque chose qui leur est commune : la valeur. En effet, Marx analyse la forme- valeur et en explique l’essentiel en disant que le secret du développement de la valeur d’échange aboutissant à la forme argent réside dans le fait que la valeur d’une marchandise s’exprime dans « une chose différente de sa propre forme naturelle ». D’autre part, Marx a bien précisé que chez lui « seule est sujet la marchandise ». (2). La double existence de celle-ci reflète le double caractère du travail : travail utile producteur de valeurs d’usage et travail abstrait. Ce dernier est dépense de force de travail quelle que soit la manière dont elle est utilisée. La forme valeur se gonfle de ce contenu qu’est le travail abstrait. Le développement de cette forme est en même temps, son extériorisation dans la valeur d’échange. Celle-ci est la forme phénoménale propre de la valeur, c’est la « représentation autonome de la valeur contenue dans la marchandise » (3). Cette représentation autonome est nécessaire pour que les produits du travail humain puissent s’échanger comme matérialisation d’une même quantité de travail humain, selon une commune mesure. Lorsque les marchandises s’échangent, c’est la valeur qui apparaît dans leurs valeurs d’échange qui la représentent. L’équivalent général abstrait (l’argent) ne fait qu’exprimer le fait que le temps de travail social, général, s’attache à une marchandise exclue, particulière, à laquelle se rapportent toutes les autres marchandises, fractions du temps de travail général abstrait de la production sociale. Dans cette confrontation générale des marchandises s’expriment leurs valeurs d’échange. Dans l’argent marchandise universelle, toutes les valeurs d’échange des marchandises se rapportent les unes aux autres. Aussi « la valeur d’échange forme la substance de l’argent » (4). Lorsque les produits du travail sont des marchandises, la valeur d’échange est la richesse. L’argent est la forme corporelle de cette richesse et représente en même temps sa généralité. Il s’incarne en toutes les richesses particulières, il est la richesse par excellence, mais il les représente toutes en étant le « représentant matériel universel » (5) de celle-ci. Maintenant la richesse se matérialise donc, dans un objet extérieur (richesse abstraite, totale, dans un objet particulier concret) en excluant les autres marchandises qui aspirent toutes à se métamorphoser en lui. Cela explique la divinité de l’argent, Dieu des marchandises. Plus la production marchande se développe, plus l’instrument de la circulation (l’argent) s’émancipe de sa fonction pour devenir souverain des marchandises.
« Il représente l’existence céleste des marchandises, tandis qu’elles représentent son existence terrestre » (6).
Il est l’existence matérielle de ce rapport apparemment abstrait de la valeur. C’est-à-dire un rapport abstrayant réellement les hommes de leur communauté qui est un résultat historique aboutissant à la perte des forces sociales pour ceux-ci. En germe dans la valeur, il y a déjà le travail humain abstrait et l’homme abstrait de ses conditions de production, de reproduction, vitales et essentiellement humaines. Le procès de reproduction sociale des communautés ne peut que reproduire cette autonomisation de la valeur d’échange devenant elle-même la communauté, qu’en élargissant le processus.
Ainsi de la circulation simple va rapidement surgir l’argent comme but en soi. Il devient le sujet de la richesse générale. L’idée de compendium de la richesse sociale, précis de toutes les choses, est courante dans l’économie politique classique, mais celle de « spécification historique » (Karl Korsch) de ces notions appartient à Marx, au mouvement pratique qui remet en cause les fondements de la société capitaliste. En effet, l’argent est objet et source de la soif de s’enrichir, mais celle-ci « est le produit d’un long développement social déterminé, elle n’est pas naturelle, mais historique ». (7).
Quand la valeur d’échange devient le but de l’activité humaine, la soif de jouissance sous sa forme générale est poursuivie et s’oppose aux jouissances particulières, primo parce qu’elle s’incarne dans un objet particulier dont la valeur d’usage est de tout acheter et secundo parce que celui-ci est la condition de ces jouissances. L’avarice manifeste le fait qu’il est possible de retenir la forme générale de la richesse face aux marchandises.
Arrivé à ce niveau de développement, la richesse sociale concentrée dans l’argent n’est pas directement la richesse humaine. Les vieux rapports tissés par les hommes et qui représentent leur communauté comme leur présupposition se dissolvent sous l’effet de la valeur d’échange. La communauté s’autonomise dans l’argent et l’activité humaine se particularise, non pas au sens où elle est activité attachée à une position particulière comme dans les anciennes communautés, mais où cette activité ne porte plus sa validité sociale en elle-même – puisque celle-ci n’est plus enracinée dans la communauté – mais ne l’acquiert que par le détour de la valeur d’échange, expression de la généralité autonomisée, la valeur. Aussi, Marx revient souvent sur le fait que l’argent, la soif d’enrichissement est la ruine des communautés antiques, car l’argent ne peut tolérer d’autre communauté face à lui que la sienne.
« Mais cela suppose le plein développement des valeurs d’échange, et donc une organisation correspondante de la société ». (8).
Le capital marchand ou usuraire n’a qu’une action négative, dissolvante sur la société. Le capital usuraire, par exemple, ne transforme pas le mode de production, n’en crée pas un autre, il ne fait que le ruiner, paralyser les forces productives. Il adhère au mode de production, rend les conditions de reproduction de plus en plus misérables, sape la petite production, détruit la propriété antique et féodale. Ainsi pendant longtemps, c’est un parasite dans la société ; de la même façon, la valeur d’échange n’a toute son importance durant un certain temps que chez les peuples marchands. A Rome, l’action dissolvante de l’argent se fit sentir avec l’apparition du capital marchand et usuraire. L’argent qui y était apparu dans ses deux premières fonctions d’étalon et de moyen de circulation, se mua peu à peu en sa troisième fonction (l’argent comme but en soi), avec l’extension du commerce, les rentrées de flots d’argent, etc. Cependant l’argent n’y influença pas encore la production. Pour cela, il faut qu’il soit non seulement le résultat de la circulation mais aussi sa condition préalable en tant qu’élément qui lui est immanent. Il devient ainsi un facteur de la production. En tant que capital, l’argent se trouve toujours en rapport avec lui-même grâce à la circulation. Mais la condition essentielle réside dans le fait de l’existence du travail salarié. Ce n’est que si ce dernier se développe que l’argent est un élément important de la production. A ce niveau l’argent nr dissout plus les formes sociales. Il achète la force de travail, seule valeur d’usage capable de produire de la valeur. L’argent devient donc, lors de l’épanouissement du capitalisme, un rouage de l’essor des forces productives, matérielles et intellectuelles.
Avec le capital, l’activité humaine est orientée vers la production de valeur. La communauté devient celle du capital et de la valeur.
« Pour représenter matériellement la richesse générale et individualiser la valeurd’échange, l’argent doit être directement l’objet, le but et le produit du travail général, du travail de tous les individus. Le travail doit produire directement la valeur d’échange, c’est-à-dire l’argent : il doit donc être du travail salarié ». (9).
Le travail salarié ne peut exister à grande échelle que lorsque le producteur est totalement séparé de ses moyens de production, de cette façon s’instaure le travail forcé de celui-ci, vendant sa force de travail libre. Le travail devient ainsi une activité au sein de laquelle l’individu ne peut se reconnaître, parce que le produit du travail et cette activité même lui sont étrangers, l’argent devient le moyen de rendre l’homme zélé au travail. De cette manière le « zèle se fait inventif et crée des objectifs nouveaux pour le besoin social, etc. » (10). Sur la base du travail salarié, l’argent agit donc comme un élément productif.
« Il ne peut y avoir d’industrie universelle que si chaque travail produit la richesse, non pas sous une forme déterminée, mais générale ». (11).
La forme générale de la richesse est le produit de la forme valeur. C’est avec la valeur qui est le contenu de la communauté, que la richesse universelle est créée ; mais cela encore dans une forme contradictoire, hostile et antagonique aux hommes. Le rapport social capitaliste réalise pleinement la communauté de la valeur, le capital est la valeur en procès, despotisme de la production pour la production. L’analyse de l’argent aboutit donc sur celle du capital. D’ailleurs, dès le départ de son analyse, Marx étudie la valeur, contenu et forme sociale des produits du travail et au bout du compte, nous comprenons que ceux-ci tiennent leur empreinte sociale du rapport social de la valeur, trouvant sa forme achevée dans le capital.
Celui-ci engendre l’autonomisation des rapports sociaux par rapport aux individus, et ce, sous l’empire de la valeur d’échange. Cela caractérise la nature des liens sociaux dans la société bourgeoise où les individus sont à la fois dépendants mutuellement, universellement ; et indifférents les uns aux autres. En effet ces liens s’expriment dans la valeur d’échange. Celle-ci constitue la médiation de l’activité des hommes, c’est uniquement grâce à elle que leurs produits deviennent réellement des produits. Ce que les individus doivent produire c’est ce produit général qu’est la valeur d’échange qui sous sa « forme autonomisée et individualisée » est l’argent. Pour Marx l’activité humaine est éminemment sociale, ainsi que le produit qui en découle et la participation de l’homme à la production. Ainsi le travailleur aliène ces caractères à l’argent lorsque les produits de son travail font le détour par la valeur d’échange, mais il perd également toute relation humaine à autrui. C’est ce que Marx appelle réification du rapport social qui apparaît comme une chose étrangère.
Les simples relations subsistant entre les hommes s’expriment dans leur commune subordination à ces rapports étrangers qui sont pourtant le fait des producteurs, mais en tant qu’ils sont indifférents les uns aux autres. L’indifférence couve dans les travaux privés des individus qui ne peuvent se manifester qu’indirectement par l’échange.
« Il en résulte que pour ces derniers les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu’ils sont, c’est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses ». (12).
Donc, sous l’empire de la l’argent, les rapports sociaux engendrés par les hommes n’apparaissent pas comme des rapports immédiats des personnes entre elles dans leurs travaux. L’activité courbée sous le joug de la valeur d’échange, n’est pas véritablement libre et humaine. Elle n’est activité que par une chose étrangère et indifférente au contenu de cette activité. Ce qui accroît la démence du rapport, c’est que la condition vitale de chaque individu est devenue étroitement dépendante de l’activité de tous, des échanges universels de ces activités ; que n’existent que par ceux-ci les rapports de particulier à particulier, ce qui ne les empêche pas de se présenter à ces particuliers comme puissance chosifiée et autonome.
C’est donc un moment historique au plus haut point contradictoire que nous vivons. Avec l’argent, cette puissance étrangère, Marx peut donc dire que l’on détient tout pouvoir sur autrui, la société, etc. vu que la richesse ne devient sociale que par son intermédiaire. Mais à ce niveau. Marx approfondit ce concept de richesse sociale, et ses liens avec la communauté des hommes. A cause de la valeur d’échange autonomisée, les rapports humains sont changés en « rapport social des objets », rapport entre les marchandises, leur détermination de valeur ; les hommes ne connaissent que l’activité productive de valeur. Mais plus profondément « la richesse personnelle est changée en richesse matérielle ». Disons que ma production n’est pas production humaine, production pour l’homme.
L’activité vitale aliénée nous donne pour résultat l’abaissement de l’existence humaine au rang de simple moyen. L’essence humaine devient moyen de l’existence. La richesse de ma production devient un simple moyen pour me survivre dans la société de classes. Elle n’a pas directement sa fonction de richesse sociale dans la communauté, et ce, jusque dans l’activité productive. C’est pourquoi ma « richesse personnelle » m’apparaît comme un objet extérieur, écorce inanimée enserrant ma substance, comme « richesse matérielle » dans l’argent ou le capital. Face à celle-ci, je suis dépossédé, je suis la pauvreté absolue. Marx développe ce thème du capital faisant face à l’ouvrier dans le « chapitre du capital » des Grundrisse et dans le « chapitre inédit du capital » où il insiste sur le fait que les forces productives sont pour le capital, et non pour les hommes. L’argent comme le capital ne tolèrent pas d’autres communautés face à eux que la leur. L’homme est donc pauvreté absolue parce qu’il est réifié, dépouillé de son essence humaine.
« En conséquence, l’argent est directement la communauté réelle de tous les individus puisqu’il est leur substance même, ainsi que leur produit commun ». (13).
L’homme s’est donc perdu dans l’errance de la séparation d’avec sa communauté. Il ne s’agit d’ailleurs pas de lire l’histoire à travers le mythe du communisme originel, sorte de paradis perdu dont la nostalgie serait récurrente chez l’homme. Simplement, dans les communautés précapitalistes la valeur ne domine pas. Les médiations entre les particuliers et la communauté (symboliques, religieuses, politiques, etc.) ne sont pas aliénantes, au sens que Marx donne à ce terme et qui n’est compréhensible que dans le contexte de l’analyse de la valeur devenue dominante et autonomisée dans le figure du capital. L’aliénation n’est pas propre à l’histoire en général, chez Marx. En fait ce dernier utilise un terme, « Entfremdung », qui rend mieux compte du phénomène du capital et qu’il faudrait traduire par extranéation en français. C’est l’idée d’une puissance étrangère qui domine et qui s’éloigne de façon croissante de la source qui l’a engendrée.
L’universalisme de Marx n’est somme toute, pas véritablement abstrait comme dans l’idéologie mondialiste. Il tente d’accéder à l’universel concret. Il faut se réapproprier, cela à l’échelle du monde technique moderne, l’essence commune, que Marx désigne du terme, provenant du vieil allemand, de « Gemeinwesen ». C’est une aspiration à la fois individuelle et commune. Nous pensons que cette aspiration est compatible avec un mode vie enracinée dans notre histoire et nos traditions les plus profondes qui ne sont pas celles héritées de la philosophie bourgeoise des Lumières. Le socialisme n’est pas compatible avec la domination de la valeur.
« Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1° Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2° Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité. 3° J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4° J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine [Gemeinwesen]. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre ». (14).
Jean Galié
NOTES.
Grundrisse, chapitre de l’argent. P.266. Coll. 1018.
Notes critiques sur le traité d’économie politique d’Adolph Wagner. Pléiade. Tome II, p. 1533, 1543.
Ibidem.
Grundrisse, chapitre de l’argent. P.259.
Ibidem.
Ibidem.
Ibidem, p.261.
Ibidem, p.262.
Ibidem, p.263, 264.
Ibidem, p.263, 264.
Ibidem, p.263, 264.
Le Capital, le caractère fétiche de la marchandise et son secret. Pléiade. Tome I,
p.607.
13) Grundrisse, chapitre de l’argent. P.267.
14) Economie et philosophie (manuscrits parisiens) (1844). Notes de lecture. Pléiade. Tome II, p.33.
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