La mondialisation libérale, comme l’appelle la gauche antimondialiste ou altermondialiste, entraîne une résurgence du nationalisme qui serait le remède tout usage au chaos économique, politique, diplomatique, juridique, sanitaire et social qui bouleverse la terre tout entière, preuve indubitable que le monde est déjà passé de l’autre côté du miroir de la mondialisation.
Plongeant dans les entrailles du mouvement socialiste-communiste-gauchiste nous allons exhumés quelques textes présentant les théories nationalistes bourgeoises sous un fard «révolutionnaire» parfois même prolétarien. Il nous faut toujours garder en tête que ce ne sont pas ces idées et ces théories qui ont façonné le monde réel, mais que c’est l’histoire – la lutte des classes – qui a engendré ces idées cristallisées sous forme d’un corpus théorique se prétendant au service de la classe prolétarienne, ce que nous contestons.
Comme premier texte nous ferons la critique des Notes de lecture de Pierre Souyri: « LES MARXISTES ET LA QUESTION NATIONALE 1» publiées dans les Annales de juillet 1979, et portant sur le volume de Georges Haupt, Michel Lowy, Claudie Weill, intitulé : «Les marxistes et la question nationale, 1848-1914». Nous émaillons ces notes de Pierre Souyri de nos propres commentaires identifiés par les lettres NDLR-Robert Bibeau.
Pierre Souyri écrivait ceci à propos du marxisme et de la question nationale «En établissant ce dossier qui rassemble quelques-uns des textes dont la publication a jalonné les prises de position, tour à tour complémentaires et opposées, des théoriciens de la IIe Internationale sur la question nationale, G. Haupt, M. Lowy et C. Weill ont pris soin de ne pas privilégier les conceptions des bolchéviques. Ce choix n’a pas seulement l’avantage de faire connaître aux lecteurs des points de vue que l’hégémonie du marxisme russe avait rejetés dans l’oubli ; il permet aussi de rompre avec une représentation banale et pourtant insoutenable qui ordonne l’histoire des théories marxistes, comme s’il existait un marxisme constituant un système cohérent et achevé, dont les bolchéviques se seraient réapproprié la méthodologie et les concepts pour déboucher, enfin, après que tous les autres théoriciens de l’époque de la II° Internationale aient interminablement erré, sur la solution juste et nécessaire de la question nationale, comme du reste de toutes les autres.»
Lorsque les théoriciens qui se réclament de Marx sont contraints par les circonstances – la montée du nationalisme en Europe orientale puis en Asie – de repenser la question des nationalités dont Marx et surtout Engels s’étaient principalement occupés à l’époque des révolutions de 1848, ils ne trouvent dans les écrits des « pères fondateurs » que des indications fragmentaires, parfois contradictoires et en tout cas très fortement datées. Marx et Engels qui pensaient que l’antagonisme du capital et du travail constitue le ressort essentiel du processus historique de la société moderne, n’avaient accordé à la question nationale qu’un statut marginal et subordonné.
Celle-ci ne les intéressait que pour autant que le fait national interférait avec la lutte des classes et que la formation de grandes nations pouvait favoriser la croissance du capitalisme et du même coup celle de la négation prolétarienne de la société bourgeoise. N’envisageant les aspirations nationales que sous l’angle de leurs conséquences éventuelles pour la lutte des classes, Marx et Engels n’accordaient de légitimité qu’aux luttes nationales qui pouvaient affaiblir la contrerévolution européenne. De là leur soutien au nationalisme polonais qui se dresse contre la puissance du tsarisme et, plus tard, au nationalisme irlandais dont la victoire, pensent-ils, favoriserait à la fois l’intensification des luttes sociales en Angleterre et en Irlande. De là aussi leur hostilité furieuse envers les Slaves du Sud qui ont été utilisés par la contrerévolution en 1848 et leur haine du panslavisme qui se fait l’instrument de l’expansion russe. Engels, surtout, a multiplié contre les Slaves du Sud les épithètes injurieuses. M. Lowy, qui a relevé quelques-uns des pronostics les plus malencontreux d’Engels sur l’avenir des nations slaves et de quelques autres, montre, cependant, que les fureurs d’Engels sont les fureurs d’un révolutionnaire et non pas celles d’un chauvin allemand et d’un Slavophobe aveugle. Procédant à une analyse superficielle et erronée des causes de la contrerévolution, Engels en rejette injustement toute la responsabilité sur les Slaves, sans apercevoir que l’échec des révolutions de 1848-1849 a des racines de classe au cœur même des nations révolutionnaires. »
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Quant à nous, contrairement à Souyri nous n’observons aucune « nation révolutionnaire prolétarienne ». Et, s’il existe des nations révolutionnaires, ce sont nécessairement des nations révolutionnaires bourgeoises aspirant au capitalisme comme mode de production, assurant leur plein épanouissement national, jusqu’à sa négation et son dépassement. Pendant deux siècles la gauche s’est refusée à admettre que les « échecs » des révolutions prolétariennes du XIXe et du XXe siècle s’expliquent non pas par des erreurs tactiques, mais par l’incapacité stratégique des forces révolutionnaires prolétariennes d’accomplir leur mission historique. Le mode de production capitaliste n’avait pas atteint son stade ultime – impérialiste – et en conséquence en résultait le sous-développement démographique, économique, politique et idéologique de son fossoyeur, la classe prolétarienne internationale. Il est impossible de mener une révolution prolétarienne anticapitaliste dans une société paysanne féodale (Russie, Chine) ou dans une société capitaliste en plein essor (Allemagne, France, États-Unis). Ce que la société allemande post spartakiste prouva, trébuchant et se relevant jusqu’à l’époque moderne où elle a enfin atteint la maturité révolutionnaire prolétarienne. NDLR-Robert Bibeau.
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Pierre Souyri poursuit « Du reste, le même Engels qui attribue à l’occasion aux peuples slaves une essence réactionnaire, n’en avait pas moins appelé, en 1848, au renversement de l’Empire des Habsbourg qui faisait obstacle à la libération des Slaves et des Italiens. Il reste qu’Engels avait analysé les problèmes nationaux en utilisant à plusieurs reprises le concept hégélien et étranger au matérialisme historique de « peuple sans histoire », sans que Marx formule la moindre critique contre l’hégélianisme pré-marxiste de son compagnon. Lorsque les générations postérieures se trouvent contraintes de réactualiser la question des nationalités dans la théorie marxiste, elles partent d’un héritage qui est des plus incertains et G. Haupt souligne toutes les difficultés auxquelles va se heurter leur entreprise. »
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La position intellectuelle petite-bourgeoise qu’adopte Pierre Souyri pose le problème en termes de « réactualiser la question des nationalités dans la théorie marxiste » comme si un révolutionnaire prolétarien avait à se préoccuper d’une posture théorique marxiste face à un problème que pose la révolution. Pour la classe prolétarienne, la question n’est pas d’être ou ne pas être « marxiste », mais de faire avancer la lutte d’émancipation de la classe ou non. Un révolutionnaire prolétarien n’est pas membre d’une secte marxiste ou autre et il a le devoir de trouver une réponse révolutionnaire prolétarienne à un problème pratique que pose l’organisation de la révolution prolétarienne. Nous verrons plus loin ce qu’un prolétaire doit faire à propos de la question nationale bourgeoise. Ce n’est pas l’enrichissement théorique du marxisme qui nous préoccupe, mais l’avancement de la révolution. NDLR-Robert Bibeau.
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Pierre Souyri ajoute « D’abord des difficultés liées à la terminologie et aux concepts qui ne permettent pas toujours de différencier clairement États, nations et nationalités et qui font surgir des incertitudes et des controverses d’autant plus vives que les marxistes sont captifs des modèles occidentaux de la formation des nations qui ne leur permettent pas de comprendre ce qui est en train de s’accomplir en Europe centrale et sud-orientale à la fin du XIXe siècle. Là, à la différence de ce qui s’était passé dans les pays de l’ouest où les États avaient été les instruments du rassemblement et de l’unification des nations, les États n’apparaissent qu’à la dernière étape, longtemps après que les nations aient commencé à s’affirmer en prenant lentement conscience d’elles-mêmes comme communautés de langue et de culture. Les marxistes devaient, en outre, faire souvent violence à leurs propres habitudes de pensée pour parvenir à admettre qu’il n’y avait pas seulement, comme le disait J. Guesde, « deux nations ; la nation des capitalistes, de la bourgeoisie, de la classe possédante d’un côté, et de l’autre la nation des prolétaires (sic) de la masse des déshérités, de la classe travailleuse » et que le prolétariat pouvait se sentir concerné par des revendications nationales et pas seulement dans ses couches attardées et mal dégagées de l’idéologie bourgeoise. G. Haupt montre comment, vers la fin du XIXe siècle, les progrès de l’industrialisation dans l’Empire des Habsbourg bouleversent la composition sociale et nationale du prolétariat et font surgir au-dessous de la couche des ouvriers qualifiés allemands, une masse de manœuvres issue des diverses nationalités de l’Empire et qui se sentent à la fois socialement et nationalement opprimées. (sic) «Être Tchèque à Vienne, c’est être prolétaire ».
Dès lors, refuser de prendre en considération les aspirations nationales ou ne leur accorder qu’une attention réticente au nom d’un rigoureux internationalisme de principe, revient à enfermer le socialisme dans des positions pétrifiées qui risquent de le rendre étranger au prolétariat réel. À mesure que le socialisme se diffuse vers l’Europe orientale, puis vers les pays extraeuropéens, les marxistes se trouvent contraints à remanier leur problématique de la question nationale et à reconsidérer leur vision du mouvement historique. II leur faut « désoccidentaliser » le marxisme, admettre qu’il n’est pas vrai que l’internationalisation croissante de la vie économique suffise à produire une homogénéisation de la civilisation et des cultures ouvrant la perspective d’un dépassement des particularités nationales et qu’il existe, au moins, des contre tendances qui font que la pénétration du capitalisme chez « les peuples sans histoire » aboutit non pas à leur assimilation, mais à leur éveil national.»
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À force de fouiller pour justifier le nationalisme chauvin Souyri finit par trouver quelques squelettes dans le placard. Il ne fait pas ici œuvre d’originalité. Tous les nationalistes chauvins vous diront qu’il faut être nationalistes puisque le prolétariat est pétri – contaminé – d’idées nationalistes – tout comme il est contaminé d’idées religieuses – d’aspirations bourgeoises – de culture bourgeoise – mêmes que le prolétariat croit très souvent qu’il n’existe pas en tant que classe sociale – puisque toute la propagande des médias bourgeois dénie son existence de classe. Dans une société de classe, les idées dominantes sont celles de la classe dominante. Dans une société capitaliste nationaliste chauvine bourgeoise, les idées dominantes sont celles de la classe bourgeoise, jusqu’au jour où la bourgeoise elle-même est forcée de répudier sa propre idéologie nationaliste pour la faire évoluer vers le mondialisme impérialiste afin de se conformer aux nécessités de la mondialisation des marchés internationaux ; aux migrations des prolétaires en marche vers de nouveaux foyers d’exploitation (les Africains vers l’Europe, les latinos vers les États-Unis ; aux besoins d’expropriation des richesses naturelles ; et aux nécessités de l’importation des marchandises et des capitaux venus d’horizons internationaux.
Souyri n’aurait pas écrit ceci s’il avait simplement compris que les idées internationalistes mûrissent chez les bourgeoisies ex-nationalistes qui deviennent mondialistes et que ces idées contaminent la classe prolétarienne en retour… il suffit de donner du temps au temps. En 1950 par exemple, l’expansion mondialiste du capitalisme libéral était en plein essor et n’avait pas encore contaminé l’Afrique, l’Asie du Sud-Est, la Chine et l’Inde. Par ailleurs, quelle est l’importance que « dans les pays de l’Ouest les États ont été les instruments du rassemblement et de l’unification des nations, alors qu’à l’Est les États n’apparaissent qu’à la dernière étape, longtemps après que les nations aient commencé à s’affirmer en prenant lentement conscience d’elles-mêmes comme communautés de langue et de culture »? Et après ? Aujourd’hui, l’ex-empire soviétique a été balkanisé – fragmenté en États-nations soi-disant « libérés », en fait, dominés et spoliés par une poignée de monopoles impérialistes géants représentés par des marionnettes politiques nationalistes chauvines.
Parfois il suffit d’attendre que la roue de l’histoire ait complété son cycle pour voir le monde sous un jour différent. Il fut un temps où le capital était national, aujourd’hui il est devenu international, comme le prolétariat, la classe qui le renversera. Pour les prolétaires révolutionnaires, il est réactionnaire de s’acoquiner avec la petite bourgeoisie réformiste et avec le petit capital national pour tenter de ralentir la marche de l’histoire mondiale vers l’émergence puis l’effondrement du capitalisme déclinant. NDLR-Robert Bibeau.
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Pierre Souyri poursuivant sa critique écrit : « Dans cette évolution historique du marxisme, la contribution des Autrichiens, de Otto Bauer surtout, constitue une étape capitale. Sans doute les austro-marxistes sont-ils surtout préoccupés d’empêcher l’éclatement de l’empire multinational rassemblé par les Habsbourg et de contenir les forces centrifuges qui menacent de désagréger leur propre parti. Ce souci a conduit Otto Bauer à élaborer une conception de la nationalité qui ampute le problème de sa dimension politique et fait abstraction du caractère de classe des productions culturelles. O. Bauer sera aussi bien attaqué par l’extrême gauche du mouvement socialiste — A. Pannekoek et Strasser qui persistent à considérer qu’il ne peut pas y avoir, pour le prolétariat, d’intérêts nationaux spécifiques —, que par Kautsky qui n’admet pas que l’avènement du socialisme puisse s’accompagner d’un approfondissement des différences nationales et par les bolchéviques qui remettront en question les conceptions « psycho-culturelles » de la nation qu’ont élaborées les austro-marxistes et les solutions que propose la social-démocratie autrichienne pour résoudre la question nationale. Pourtant, les théoriciens viennois ont contribué à secouer l’inertie de la IIe Internationale. Leurs recherches ont ouvert la voie à l’idée que la naissance des nations n’appartenait pas nécessairement au passé de l’Europe et du monde et que l’internationalisme prolétarien ne pouvait pas tourner le dos aux aspirations des nationalités opprimées. »
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On nous pardonnera cette redite, mais l’argument est récurrent. Qu’est-ce que les « aspirations des nations opprimées » ? Quelles nations oppriment les nations opprimées ? Une certaine gauche bourgeoise québécoise est allée jusqu’à inventer «la classe nation québécoise francophone opprimée», par la «classe nation canadienne-anglaise opprimante» (sic), l’appartenance de classe étant fixée selon la langue dominante dans chacune des communautés aux dires des gauchistes. Cette mystique fasciste provient des sociaux fascistes allemands, autrichiens, français et autres. Une nation est composée d’une communauté humaine qui avant que d’avoir des ressemblances linguistiques, morales et culturelles est d’abord mue par des antagonismes de classes, une petite portion (bourgeoise) de la nation exploite une grande portion (prolétarienne) de la nation et ceci est la mère de toutes les contradictions sociales. Une portion de la nation est disposée à mener la guerre nationale, jusqu’au dernier prolétaire si nécessaire, alors qu’une autre portion de la nation aspire à la paix jusqu’au dernier bourgeois si requis. Ainsi, une petite portion de la nation québécoise francophone est devenue riche, prospère, en exploitant le travail salarié des prolétaires québécois francophones et anglophones et en exigeant toujours plus d’aides de l’État des riches – leur État et non pas l’État de la nation toute entière.
Aujourd’hui, cette portion de la nation est propriétaire de grands conglomérats internationaux, tandis qu’une grande partie de la nation québécoise francophone et anglophone est criblée de dettes, vend quotidiennement sa force de travail à vil prix – reçoit toujours moins de service de l’État national québécois et migre hors du «foyer national chauvin» pour trouver à «s’employer» en anglais ou en français, peu importe. Les prolétaires ont abandonné toute religion et se désintéressent de la politique bourgeoise démagogique. La situation est identique entre les deux classes antagonistes qui composent le reste de l’ensemble canadien majoritairement de langue anglaise. La situation est identique pour les nations amérindiennes que la go-gauche idéalise comme les missionnaires idéalisaient les «bons sauvages». Quelles nations sont opprimées – quelles nations sont opprimantes au Québec et au Canada? Aucune. Nous pouvons identifier une classe sociale opprimée – indépendamment de la langue d’usage de ses membres et nous pouvons identifier une classe sociale opprimante – indépendamment de la langue d’usage de ses «adhérents». Un capitaliste anglophone canadien exploite les prolétaires canadiens, il n’exploite pas les capitalistes de la nation québécoise avec lesquels il brasse des affaires et qu’ils concurrencent, et inversement pour les capitalistes québécois en «affaires» avec les capitalistes du reste du Canada et du monde entier. Les intérêts des capitalistes québécois n’ont rien de commun avec ceux des prolétaires québécois. Nous reviendrons sur ces questions. NDLR-Robert Bibeau.
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Revenons aux Notes de lecture de Pierre Souyri « Lorsque, à la veille de la guerre, Lénine aborde à son tour la question nationale, sa réflexion peut prendre appui sur l’ensemble des recherches faites depuis Marx et qui ont largement étendu et transformé le champ théorique du socialisme. Mais il parvient à renouveler presque complètement le problème des rapports entre les aspirations nationales et le socialisme parce qu’il le pense en fonction du thème des inégalités de développement que le capitalisme imprime au processus historique et au télescopage qui se produit dans les pays attardés entre les tâches bourgeoises démocratiques et les tâches prolétariennes de la révolution. L’effacement des particularités nationales par le développement du capitalisme qu’avait longuement souligné Kautsky se poursuit, mais il devient, au XXe siècle, contemporain d’un éveil national que suscite l’expansion du capital impérialiste vers les pays attardés. Ces deux mouvements ne sont pas nécessairement contradictoires dans la mesure où il appartient au mouvement prolétarien de pousser jusqu’à son terme la révolution démocratique dont les aspirations nationales ne constituent qu’un élément. Dans le système théorique de Lénine, le nationalisme des peuples opprimés se trouve ainsi intégré à une stratégie cohérente de la révolution. Il s’insère dans un processus plus général au travers duquel la réalisation des aspirations nationales prépare le dépérissement des particularismes nationaux et en constitue même la condition. Comme pour Marx ou Rosa Luxemburg, les aspirations nationales n’ont pas pour Lénine d’intérêt intrinsèque. Elles ne sont reconnues que pour être utilisées aux fins d’un mouvement qui implique leur dépassement.
Pourtant, il est impossible de ne pas constater aujourd’hui que la conception léniniste n’a pas résisté à l’épreuve des évènements. M. Lowy montre que l’histoire n’a cessé de démentir les conceptions et les pronostics d’Engels. Or, quoique pour des raisons différentes, il en va de même de ceux de Lénine. La plupart des nations qui se sont constituées après 1918, puis après la désintégration des empires coloniaux, ne se sont pas fait sur la base d’une subordination des aspirations nationales au mouvement prolétarien. C’est même l’inverse qui s’est le plus souvent produit : même dans des pays où existait un mouvement ouvrier, celui-ci s’est laissé intégrer à la lutte nationale et a constitué une simple force d’appoint pour le nationalisme qui a abouti à la formation d’États bourgeois ou d’États bureaucratiques qui ont trouvé leur point d’appui principal dans la guérilla paysanne. La grande stratégie conçue par les bolchéviques n’est cohérente que dans l’abstrait ou dans l’imaginaire des théoriciens : elle n’a pas trouvé de répondant dans la pratique. »
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La grande stratégie conçue par les bolchéviques comme l’écrit ici Pierre Souyri ne souffrait pas d’incohérence ni d’un manque de corrélation pratique. Les bolchéviques se sont retrouvés à la tête d’une révolution démocratique bourgeoise antiféodale menée par la bourgeoisie russe dirigée par Kerenski et s’appuyant sur une immense paysannerie asservie et affamée à laquelle les bolchéviques ont apporté le soutien du petit prolétariat russe naissant – tout aussi naissant que fût le mode de production capitaliste industriel en Russie tsariste –. Les bolchéviques ont arraché la direction de cette révolution bourgeoise à Kerenski en se ralliant la paysannerie grâce au slogan réformiste, c’est-à-dire révolutionnaire bourgeois et républicain : «Pain, Paix, Terre». En excellent tacticien, Lénine a forgé une théorie adaptée à cette pratique de lutte de classe dans un contexte de guerre de libération nationale bourgeoise qu’il a affublée des épithètes d’« anti-impérialiste et socialiste », imaginant même un nouveau mode de production à cheval entre le capitalisme et le communisme qu’il a appelé le socialisme de la Nouvelle Économie Politique (NEP). La révolution russe était effectivement une révolution anti-impérialiste, mais non pas contre l’impérialisme moderne, phase ultime du mode de production capitaliste, mais contre l’impérialisme féodal agraire décadent, terminant son existence et devant laisser la place (comme il l’avait fait des années auparavant dans les pays de la vieille Europe) au mode de production capitaliste industriel émergent – une tâche révolutionnaire taillée sur mesure pour la bourgeoisie révolutionnaire, mais certainement pas pour le prolétariat naissant, qui devra attendre encore un siècle que son heure survienne. Nous y sommes aujourd’hui. L’impérialisme moderne (capitaliste) a complété son expansion jusque dans les plaines du Gange et du Yang Tsé. Voici la rose prolétaire du monde entier, à vous de danser. NDLR-Robert Bibeau.
Notes
- Pierre Souyri (1979) Notes de lecture. Nous avons utilisé la version du texte publié sur le blogue Spartacus le 20.07.2016. Url http://spartacus1918.canalblog.com/archives/2016/07/20/34091094.html. Les Notes de lecture de Pierre Souyri portent sur le volume de Georges Haupt, Michel Lowy, Claudie Weill. Les marxistes et la question nationale, 1848-1914. Paris, Maspero. 1974. 391 p. Notes de lecture de Pierre Souyri publiées dans les Annales en juillet-août 1979. Le livre a été réédité par L’Harmattan, Paris, en 1997.
Source : QUESTION NATIONALE ET RÉVOLUTION PROLÉTARIENNE SOUS L’IMPÉRIALISME MODERNE. 142 pages • 15,5 € • EAN : 9782343114743
Amazon : https://www.amazon.ca/Question-nationale-r%C3%A9volution-prol%C3%A9tarienne-limp%C3%A9rialis/dp/2343114749/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1496234995&sr=8-1&keywords=Robert+Bibeau
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Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec