Diplômée de philosophie et professeur de culture religieuse, Camille Mordelynch a travaillé sur les structures des premières communautés chrétiennes. Cherchant à démontrer l’influence de l’héritage chrétien dans les valeurs que le socialisme et le communisme convoquent, elle remonte à l’origine de l’Eglise dans une nouvelle brochure des Editions des Livres Noirs.
Comment avez-vous découvert cet aspect oublié de l’histoire du christianisme ?
En voulant réfuter certains discours fallacieux ! A titre personnel, il m’a toujours semblé évident que ma foi chrétienne et mon combat politique anticapitaliste se conciliaient sur fond d’une sensibilité commune, bien que de l’extérieur, l’incompatibilité des deux semblait quasi dogmatique. Dans mon parcours universitaire, il paraissait même légitime de soutenir que le christianisme avait pu constituer l’origine du libéralisme philosophique (hautement discutable, même quand il s’agit de la naissance des libertés individuelles) et politique. Pourtant, les Ecritures me semblaient plus proches d’un manifeste socialiste : la virulence de nombreux passages évangéliques professant des anathèmes contre les riches et les possédants, l’exigence de pauvreté, l’attention portée aux plus faibles et à l’intérêt collectif sont sans appel. Sans oublier le cœur éminemment subversif du christianisme : la foi révolutionnaire en un Dieu qui n’est plus du sacré cloisonné, un absolu résolument transcendant, mais au contraire volontairement transparent, incarné dans l’imminence de la chair comme un parmi nous, à l’intérieur de nous. Là est contenu tout le prodigieux chambardement des hiérarchies, culminant dans la figure du Christ qui « Déployant la force de son bras, il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. » (Lc 1 : 51-53)
J’ai donc tenu à déterrer toute la radicalité originelle de ce message aux antipodes de la prédation capitaliste, bien qu’hautement travesti par l’Eglise et une partie de ses fidèles acoquinés à l’esprit bourgeois, dépossédés de tout sentiment de lutte contre l’iniquité du monde. La solution fut alors de remonter aux origines de la foi chrétienne et d’approximer, non sans une certaine émotion, le mode de vie communautaire des premiers fidèles au contact des apôtres.
Comment se structurent les premières communautés chrétiennes ?
Il faut d’abord relever la difficulté d’étude de ces premières communautés chrétiennes : entre la mort du Christ et l’écriture des premiers Evangiles, environ vingt ans s’écoulent, sans qu’aucun témoignage, à ma connaissance, ne nous soit parvenu. En ce qui concerne leur formation donc, on ne peut regrouper que des écrits grecs, canoniques ou extra-canoniques, qui rapportent le parcours de groupes de prédicateurs comme celui, éminemment important, de Saint Paul, rassemblant les fidèles dans les villes qu’il parcourt. Les missionnaires suivant la génération des apôtres perpétueront cette charge de témoignage, ensemençant l’empire romain d’assemblées de croyants. Ces communautés forment alors un réseau diasporique hétéroclite mais solidaire, des collectes y étant notamment organisées en faveur de la communauté primitive de Jérusalem. Cette première assemblée, formée vers 37 à Jérusalem par les apôtres (cf. livre des Actes des Apôtres), se caractérise par une structure communautaire forte, édifiée sur le partage des repas, des biens, et certainement des habitations, dénotant la conscience de la dimension sociale de la propriété. Les croyants vendaient effectivement leurs biens, et l’argent qu’ils en tiraient était remis aux apôtres pour être redistribué entre tous.
Antérieurement donc à toute unification doctrinale (le premier concile de Jérusalem datant de 48), et avant même qu’une théologie chrétienne ne se constitue (se résumant certainement à une simple dévotion au Christ), c’est le besoin d’un vivre ensemble, étendu à tous les aspects de la vie quotidiennes, qui caractérise le christianisme primitif. Les premiers chrétiens sont disciples du Christ non seulement en esprit, mais avant tout en acte, rassemblés selon un mode de vie conforme aux enseignements de Jésus et des apôtres. La communauté chrétienne est une communauté de foi, mais la communion des âmes en Dieu s’accomplit socialement au travers de pratiques communautaires poussées.
D’où vient le modèle de société fondé sur la mise en commun des biens du christianisme primitif ?
Le christianisme né à la confluence de deux mondes qui déjà s’interpénétraient : le monde gréco-romain, et le monde juif dont il se séparera plus nettement. J’ai donc tenté de retracer la généalogie du modèle sociétal chrétien en étudiant les idéaux communautaires théorisés ou appliqués dans la civilisation grecque et dans le judaïsme tardif : d’un côté, dans la philosophie, l’école pythagoricienne pratiquait une mise en commun des biens qui inspirera très certainement le modèle de cité idéale de Platon dans la République, qui alla jusqu’à proposer une communauté de biens étendue au partage des femmes et des enfants; d’un autre côté, on trouve dans les sectes juives hellénisées en rupture avec le temple, les esséniens et les thérapeutes, la pratique d’un ascétisme poussé, passant par le renoncement aux richesses et à la propriété privée. Compte tenu à la fois de l’hellénisation de la Judée (les Evangiles étant d’ailleurs écrits en grec), et du foisonnement judaïque (surmontée de la proximité géographique des esséniens dans le désert de Qumran), il est fort probable que ces modèles de société aient influencé les premiers chrétiens dans leur organisation communautaire.
Vous donnez aussi la piste d »influence gréco-latine. Existe-t-il une pensée « communautaire » dans le monde antique ?
Comme évoqué précédemment avec Pythagore et Platon, l’Antiquité témoigne de nombreuses théories ou pratiques communautaires nées d’une réflexion incessante sur les moyens de faire société le plus harmonieusement possible. Après Platon, Aristote entendait la communauté politique comme l’association la plus aboutie, lieu d’accomplissement du bien-vivre : « Une cité est la communauté de la vie heureuse ». La finalité de koinônia politikê est donc le bonheur de ses membres, atteint seulement si l’unité de la cité est assurée, ou comme le dit Socrate : « Existe-t-il un plus grand bien que ce qui en assure le lien et l’unité ? » (Rép. V, 462b). Or, depuis Pythagore, à qui on doit la maxime « entre amis tout est commun », koina ta philôn, il est admis que l’unité n’est garantie que si lien social suppose la philia, c’est-à-dire l’amitié entendue au sens large de sentiment d’attachement mutuel, réprimant maximalement les intérêts égoïstes. Cet idéal communautaire, basé sur l’amitié, est un lieu commun de la sagesse antique. On le retrouve notamment dans la littérature au travers du mythe de l’âge d’or, état de grâce des débuts de l’humanité. Hésiode, Ovide ou encore Virgile, dépeignent cette première génération d’hommes vivant en harmonie, épargnés de tous les maux, se substantant sans pénibilité des fruits d’une nature abondante offerte à l’usage de tous ; mais voués à déchoir, la sortie de l’état d’innocence se traduit par l’irruption de la propriété privée et la corruptibilité de l’avarice. Les hommes déclinent alors jusqu’à l’âge de fer, gangréné par le mal.
Il est donc possible de déceler, dans les utopies communautaires de l’Antiquité, une dimension édénique, réminiscence d’un âge d’or présenté dans l’hellénisme comme un état de perfection sur le plan de la sociabilisation des hommes.
Comment l’Eglise va intégrer la dimension « communautaire » dans la suite de son histoire ?
Le récit de la communauté de Jérusalem, présenté dans les Actes des Apôtres, incarnera un modèle de vie apostolique tout au long de l’histoire du christianisme. Objet de nostalgie pour les Pères de l’Eglise, certains comme Basile de Césarée inviteront les chrétiens à renouveler l’expérience communautaire et à faire revivre ecclesia primitiva : « […] imitons la première organisation des chrétiens, comment ils avaient tout en commun, la vie, l’âme, la concorde, la table commune, une fraternité indivisible, une charité sans hypocrisie, laquelle ne faisait qu’un corps de plusieurs, et unifiait les différentes âmes en une seule unanimité. » (Homélie sur le temps de famine et de sécheresse). Mais par la suite, la communauté de Jérusalem se réduira à un idéal communautaire destiné aux minorités cénobitiques du monachisme, inspirant de nombreuses règles de vie pour les ordres religieux, et notamment au Moyen-Âge (songeons par exemple à l’Ordre des Frères Mineurs).
Par la suite donc, l’Eglise privilégiera globalement sa vocation spirituelle de corps mystique du Christ, en communion sur-individuelle avec Dieu, au détriment de l’aspect interpersonnel et communautaire de son origine. L’Eglise primitive se présentait indéniablement comme un phénomène social… Auquel elle renoncera.
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