Guy est géographe, spécialiste de la Turquie. En juin 2015, il est invité par un collègue spécialiste des migrations à participer à une journée scientifique à Paris. La journée commence à 9h, Guy arrive un peu en avance et la salle est quasiment vide. Il salue et cherche à installer son ordinateur pour projeter son diaporama, car c’est le premier intervenant de la journée. Il s’adresse poliment à une personne de l’université qui l’a accueilli, pour lui demander un câble adapté. Mais celui qu’il prend pour l’appariteur chargé de l’équipement de la salle est en fait l’organisateur de la journée scientifique. Bien que portant un patronyme français et né dans le département des Deux-Sèvres, le spécialiste des migrations n’est pas blanc – enfin pas tout à fait, pas suffisamment pour que Guy l’identifie comme un collègue.
Le même jour, dans un quartier bobo de São Paulo, Bianca rentre chez elle. Elle appelle l’ascenseur dans le hall de son immeuble, où se loge typiquement la classe moyenne supérieure de la métropole brésilienne. Une jeune femme entre derrière elle – visiblement un peu effrayée – et lui indique l’ascenseur « de service » destiné au personnel de maison qui travaille dans les appartements de la résidence. Elle craint sans doute que Bianca n’ait pas repéré ces ascenseurs. Malgré son style soigné et son aisance, Bianca n’est à ses yeux pas suffisamment blanche pour être une copropriétaire ou même une visiteuse.
Nulle intention raciste dans l’avertissement de cette jeune femme employée domestique, ni dans la demande polie du géographe Guy, ne permettrait d’établir leur procès et d’entreprendre leur rééducation morale à « ne pas voir les couleurs ». Au-delà des consciences et des efforts personnels que chacun peut faire à partir de la place singulière qu’il occupe, nous partageons une perception qui fait système, à laquelle nous donnons inconsciemment un sens. Nous attribuons, en permanence, des couleurs au travail. Or, si l’on reprend son histoire, c’est le travail lui-même qui produit des couleurs.
Les couleurs du travail
Les associations que nous formons entre des phénotypes, des accents, des vêtements, et des emplois ou des places nous viennent largement de la formation de l’économie coloniale que les Européens ont développée, à partir du XVe siècle, en recourant à l’esclavage. Aux premiers temps de l’expansion européenne, l’esclavage, pour les Européens, n’était pas associé à un type de population – même si les filières sahariennes et soudanaises de traite fournissaient déjà depuis plusieurs siècles des esclaves, pour l’économie méditerranéenne en particulier.
Ces derniers côtoyaient, sur les marchés du Caire ou de Byzance, des esclaves d’Asie Mineure, d’Europe du centre et de l’est aux confins des empires chrétiens. En arrivant sur le continent américain, à la fin du siècle, les conquérants espagnols et portugais ont fondé leur colonie sur la mise en esclavage des indigènes.
Ce n’est qu’à la fin du XVIe siècle et surtout au milieu du XVIIe siècle, avec l’arrivée des Anglais et des Français dans l’espace caraïbe, que les Européens ont eu systématiquement recours à la traite atlantique pour leurs colonies américaines, et que le mot « negro », « nègre », « neger » a commencé à signifier à la fois Africain et esclave, dans une cristallisation qui nourrit encore nos préjugés actuels. Les millions de déportations, et autant d’individus forcés au travail et soumis à une violence sans li
mite pendant au moins un siècle et demi ont donné son épaisseur tragique au terme qui aujourd’hui encore suscite la stupeur.
Au moment où la France – et l’Europe en général – a dû envisager d’en finir avec l’esclavage, le poids économique de la production coloniale correspondait à celui qu’occupe actuellement l’industrie dans les revenus nationaux (entre 12 et 15 %). De même qu’aujourd’hui la fin de la production industrielle française pose des questions économiques, mais aussi de profonds enjeux de société, la fin de l’esclavage a suscité des débats de fond, des clivages qui ont été l’origine de nos catégories politiques et économiques modernes.
Désocialiser les individus
Dans le contexte des révolutions démocratiques, on s’est demandé si les affranchis ou leurs descendants appartenaient eux aussi à la nation. Cette question quasiment insoutenable pour les élites des sociétés coloniales est à l’origine du succès de la notion de race, et a construit notre conception de la citoyenneté. Autre problème au moment de l’abolition de l’esclavage : comment maintenir et développer la production issue du travail forcé – centrale dans les circuits économiques atlantiques et européens – sans l’esclavage ?
Ce travail esclave, c’est en fait le travail moderne, que l’on a peu à peu appelé « libre ». Car l’institution de l’esclavage procède à la désocialisation des individus, extraits de leur société d’origine dans lesquels ils ont des liens, des devoirs, des engagements de réciprocité de tous ordres. Sur un plan anthropologique cela les exclut de tout système de parenté. Ne pas pouvoir être parent, c’est ne pas pouvoir engager des liens sociaux de réciprocité : pas d’enfants à nourrir, pas de parents à soigner, mais rien non plus à attendre de la société qui les emploie.
En conséquence, les activités humaines de ces individus, à commencer par leur activité productive, peuvent ainsi être « libérées » des liens sociaux qui les engagent normalement dans leur communauté. Il s’agit, par définition, d’une production « pour autrui », qui a pour destination une autre société que celle dont l’esclave est extrait.
C’est cette extraction même que l’on nomme « travail » : un travail foncièrement objectivable et aliénable.
Produire pour autrui
Le travail pour autrui a été particulièrement important dans l’entreprise de colonisation des terres américaines, notamment dans l’effort nécessaire pour l’installation des Européens sur place.
La main d’œuvre esclave africaine a assuré cet effort de colonisation, que les Européens ne pouvaient ni ne voulaient fournir à eux seuls. Les esclaves africains ont été ainsi particulièrement importants pour la construction des villes, des ports, pour le transport, l’entretien des infrastructures coloniales, ainsi que les services domestiques auprès des colons. Liés à l’appareil colonial européen, ils constituaient la moitié de la population des villes dans l’empire espagnol et portugais jusqu’au XVIIIe siècle.
Ce travail pour autrui est nécessaire pour les productions coloniales qui sont par définition destinées au marché européen. Il faut en effet que les cultivateurs dans les plantations destinent tout leur temps et leurs efforts à cette activité intense – notamment pour la culture de la canne à sucre – sans produire pour leur subsistance. C’est pourquoi le Code noir des colonies françaises oblige les planteurs à les nourrir et à subvenir à leurs besoins vitaux.
Le travail pour autrui est enfin celui de l’esclave domestique, celui par exemple de la nourrice qui nourrit les enfants de la maison de son maître alors que ses propres enfants sont décédés, ou travaillent déjà au linge ou à la cuisine. Puisqu’elle n’est pas dirigée vers la subsistance des producteurs ni celle de leurs enfants, la production pour autrui ne contribue ni ne permet le renouvellement des générations. C’est par définition une production destinée à une autre société, acquise par la traite et obtenue par la violence.
L’émergence du citoyen libre propriétaire
À la fin de l’Ancien régime, lorsque de nouveaux États souverains s’établissent, les nations américaines et européennes se fondent sur un élargissement des membres du groupe, les hommes libres et égaux, qui sont précisément des producteurs « pour soi ». Liberté et égalité naturelle sont liées à la possibilité de ce travail pour soi, dont la condition est la propriété (d’une terre, d’un commerce, d’une licence) et dont l’intérêt personnel et individuel conduit à intensifier l’exploitation, à multiplier les opportunités économiques, et ainsi à assurer la prospérité du groupe. Dans le contexte esclavagiste, cette figure est naturellement réservée au « blanc ».
Alors même que cette figure du citoyen libre propriétaire, producteur pour lui-même et ses dépendants, détermine politiquement ce nouvel ordre occidental, le travail pour autrui est plus que jamais nécessaire. Il faut d’abord continuer à assurer le service domestique et productif auprès de ces citoyens, mais aussi poursuivre et augmenter partout la production commerciale. Dans d’anciennes ou nouvelles villes coloniales et de nouvelles plantations, pour la construction et l’exploitation des ports, des routes, bientôt des chemins de fer, et de la production qui ne cesse de s’étendre avec le capitalisme atlantique au XIXe siècle.
Au tournant du XIXe siècle, ce travail pour autrui est également nécessaire pour la manufacture. C’est le travail « libre » offert par le migrant, le paysan qui quitte son village, sa province, son pays pour affluer vers les premiers centres industriels, et dont le salaire suffit à peine à assurer la subsistance. De même que les travailleurs dits « engagés » qui remplaceront parfois les esclaves dans les plantations coloniales, l’ouvrier des industries européennes offre du travail pour autrui à durée déterminée. Il subit, comme les affranchis des Amériques, des législations répressives qui le contraignent à travailler (livret de travail, répression du vagabondage).
Des rôles sociaux racisés
Les économistes et philosophes engagent une réflexion rationnelle sur ce travail pour autrui, dans la perspective d’une abolition de l’esclavage. Ils calculent le coût de la contrainte, le coût de la traite (comment faire venir une nouvelle main d’œuvre ?), le coût de la violence (la surveillance, les intermédiaires contremaîtres, l’organisation du travail). Certains pointent l’avantage d’un travail qui s’appuierait sur la « liberté » du travailleur : la possibilité de nourrir une famille, éventuellement d’acquérir une propriété, de la transmettre à ses enfants, c’est-à-dire rendre au travailleur une sorte de parenté.
Cette réflexion s’étend aussi aux nouvelles entreprises de colonisation : pour remplacer les esclaves, il faut des relais, de l’autodiscipline, de l’investissement. Il faut occuper des espaces, bâtir des villes, bref on a besoin de colons : des « travailleurs », mais qui soient aussi des « blancs ».
Ils sont envoyés dans les colonies africaines françaises, allemandes, en Australie, en Nouvelle-Zélande, et ou en Afrique du Sud britanniques. Ouvriers réprimés des révolutions européennes, juifs de la diaspora européenne, Polonais dans les colonies allemandes, des presque-blancs, qui servent sur place le projet colonial tout en étant écarté de la citoyenneté ; métayers ou presque propriétaires qui occupent le terrain et peuplent les villes.
L’expansion des colonies européennes, mais aussi de la production de plantation augmente également, dans les villes, coloniales ou nouvelles capitales, la nécessité des travailleurs pour autrui, non blancs, au service des propriétaires ou des commerçants, des fonctionnaires, considérés comme blancs.
Tandis que s’éteint l’esclavage, ces esclaves, qui louent leur propre service (de ganho comme à Rio ou Bahia), ont été souvent les premiers à s’affranchir. Mais leur travail, fondamentalement pour autrui, les assigne à la même place sociale. La race les distingue des migrants européens qui arrivent, à la fin de l’esclavage, comme des travailleurs blancs. Les Irlandais, les Italiens deviennent blancs en débarquant en Amérique et beaucoup mourraient plutôt que d’être assimilés à des affranchis, des nègres.
L’économie occidentale fondée sur l’expansion du capitalisme industriel mobilise toute une palette de catégories de populations, déterminées par leur place dans le système productif. On voit ainsi se déployer une gradation de positions qui va de l’esclave au citoyen-propriétaire.
Dans les espaces coloniaux, nous trouvons pour chacune de ces situations des appréciations des colonisateurs, des administrations, des militaires, que les anthropologues traduisent, collectent, interprètent en fonction d’une large grille raciale.
Le travail resocialisé… mais pas pour tous
En Europe, dans les villes industrielles, la situation a évolué : le travail industriel est désormais censé se reproduire lui-même, au sein de la nation. Surtout les « travailleurs », sous-entendu, producteurs pour autrui, par leurs combats, leur organisation, se sont constitués comme sujets politiques et ont conquis une nouvelle place. Leur travail, qui définit leur identité sociale, sera resocialisé. Le travail, au fil des luttes sociales, reconstituera des engagements sociaux, des réciprocités collectives, redessinant une appartenance à la société qui sera, au vingtième siècle, garantie par l’État : par la sécurité sociale, l’impôt, les droits du travail et tous les piliers de la démocratie sociale, le travail, l’emploi, devient même la principale modalité d’appartenance sociale et ouvre l’exercice réel de la citoyenneté.
Mais ceci ne concerne pas les espaces coloniaux qui sont pourtant l’espace économique dans lequel se déploie la nation, et ne concerne pas non plus les partenaires commerciaux de cette colonisation européenne ou nord-américaine (protectorats, comptoirs, etc). Le travail pour autrui, celui des Mossis, Algériens, Indochinois, travailleurs sri-lankais dans les années 1930, celui des Jamaïcains, Barbadiens, dans les plantations de bananes et d’ananas centraméricaines, est toujours nécessaire à l’économie nationale. Il est encore nécessaire pour la domesticité, notamment pour remplacer le travail féminin blanc resocialisé par l’emploi. Dans les années 1920, en France, au Canada, [on fait venir des « bonnes antillaises »], dont on suppose qu’elles sont acclimatées par trois siècles de colonisation à ces formes de travail et de disciplines, à qui l’on ne verse pas de salaire car elles, toujours et encore, travaillent pour autrui.
Pour reconstruire l’Europe après la guerre, on fait aussi venir des travailleurs pour autrui depuis les colonies, pour soutenir toute l’économie urbaine informelle qui assure les services de la vie quotidienne – garde d’enfant, femmes de ménage, portiers, gardiennes, concierges, porteurs et livreurs de courses, magasiniers, etc.
Bien après la décolonisation, ce travail non blanc fait partie de l’économie européenne, dans des secteurs spécifiques : les emplois non déclarés, celui des travailleurs sans-papiers, ou avec des droits partiels et limités, continuent d’assurer l’entretien de la voirie, des infrastructures, les travaux domestiques, de livraison et multiples services urbains. Bien après la colonisation, on ne se surprend pas de retrouver leurs enfants ou petits-enfants dans ces secteurs. Quelle est la couleur des nounous, des aides-soignantes et agents de nettoyage, des livreurs, des chauffeurs, des magasiniers des plates-formes, des ateliers textiles ? C’est la couleur de leur travail, qui les laisse hors de la communauté nationale. C’est un travail qui reste fondamentalement « pour autrui ».
La discrimination raciale dont de multiples travaux en sociologie ont montré qu’elle agit au niveau de l’emploi et du logement, détermine des trajectoires de vie. Elle détourne les parcours scolaires, les parcours de santé, elle affaiblit aussi la participation à la communauté, par les cotisations sociales par exemple ou l’impôt. Elle détériore les grands leviers de la construction de notre communauté : l’école, la mixité urbaine, l’emploi, qui sont des étapes concrètes, mais aussi symboliques par lesquelles nous appartenons à une société.
Reproduction d’un système inique
Quand une politique gouvernementale se limite à encourager l’esprit d’entreprise dans les quartiers d’immigration, il encourage de fait ce travail pour autrui, typique des villes postcoloniales (livreurs, chauffeurs, baby-sitting, ménage, bricolage, service à la personne), dont les revenus sont souvent détournés vers des sociétés externes, via des groupes qui ne paient pas d’impôts en France (Airbnb, Uber, Amazon, Deliveroo, etc.).
Dans l’état actuel du capitalisme et de la démocratie sociale, il est habituel de retrouver des migrants sans-papiers, qui ont survécu à la traversée de la Méditerranée et aux violences des polices européennes, dans les emplois rejetés par les libres, car ces emplois ne renvoient pas vraiment à une appartenance au groupe, à la citoyenneté.
Ces emplois ont une couleur, et c’est celle d’enfants de quinze ans qui, après leur journée au collège ou au lycée, avec le compte détourné d’un grand frère sur une plate-forme, louent un vélo et prennent des livraisons jusqu’à minuit, ou celle des mêmes qui dès dix-huit ans, travaillent vingt heures le week-end dans les entrepôts d’Amazon, et qui parfois, réussissent leurs études et qu’on aperçoit distinctement dans les amphithéâtres d’université.
Nous connaissons l’ordre et la disposition de chaque couleur, suffisamment pour être parfois choqués, parfois émus, par l’image un corps blanc noyé sur une plage, celle d’un corps noir devenu président ou, plus discrètement, universitaire, qui prend l’ascenseur principal pour rentrer chez lui.
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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