par Hajnalka Vincze.
Qui peut oublier cette scène surréaliste d’une fin de dîner de l’OTAN en mai 2015 à Antaliya, où à l’invitation du ministre des Affaires étrangères turc, hôte de l’événement, des responsables de l’Alliance et de ses Etats membres entonnent tous ensemble, bras dessus bras dessous, le tube de Michael Jackson et de Lionel Richie : « We are the world » ? Deux ans plus tard, lors d’un exercice OTAN en Norvège, l’ambiance est beaucoup plus morose. Les quarante militaires turcs y participant viennent d’être retirés, à effet immédiat, par leur gouvernement. La cause ? Suite aux initiatives individuelles d’un technicien et d’un officier norvégien, l’image d’Atatürk (fondateur de la République de Turquie) fut projetée comme cible ennemi, et de faux messages au nom du président Erdogan ont été diffusés sur les réseaux sociaux internes de l’OTAN.
Si, malgré les excuses publiques à profusion, l’incident a autant marqué les esprits, c’est parce qu’il a eu lieu à un moment où les points de friction divers et variés s’étaient déjà considérablement accumulés entre Ankara et ses alliés. Une tendance qui n’a fait que de s’accentuer depuis. Des incursions en Syrie aux ingérences répétées dans les affaires internes des pays européens à travers les communautés turco-musulmanes, en passant par l’envoi de djihadistes en Libye et dans le Haut Karabakh, la violation de l’embargo sur les armes à destination de Libye (au point de frôler l’accrochage militaire avec la frégate française Courbet), le chantage migratoire fait à l’Union européenne, l’achat controversé d’un système de défense anti-aérienne russe, et la révision unilatérale des zones maritimes en Méditerranée orientale, les « sujets irritants, voire conflictuels »[1] ne manquent pas.
Sans surprise, des questionnements auparavant inimaginables apparaissent en Europe et aux Etats-Unis sur la place de la Turquie dans l’Alliance, et l’hypothèse d’une suspension de son statut de membre est évoquée parfois au plus haut niveau.[2] Toutefois, il importe de faire la part des choses. L’OTAN n’est pas un bloc monolithique, tous les alliés ne sont pas concernés au même degré par les agissements et les menaces de la Turquie. Les réactions varient, ne serait-ce qu’en fonction des positions géographiques. Des divergences notables se dessinent entre l’Amérique et l’Europe, mais aussi entre alliés européens. L’attitude ouvertement défiante d’Ankara peut-elle aussi être un révélateur utile, un catalyseur pour faire bouger les rapports de force ? Et si oui, dans quelle direction ?
L’utilité multiforme de l’allié turc
La Turquie est un des très rares pays de l’OTAN à avoir gardé un certain degré d’indépendance. Comme l’a expliqué récemment le Secrétaire général adjoint de l’Alliance, Camille Grand : « c’est frappant lorsqu’on arrive dans l’OTAN en tant que Français que pour 26 alliés sur 29, la politique de sécurité et de défense se fait à l’OTAN à 90 % ou à 99 %. Il y a trois exceptions : les États-Unis, la France, et la Turquie qui a toujours gardé la volonté de disposer d’un outil de défense qui puisse fonctionner en dehors de l’Alliance atlantique – on le voit aujourd’hui ».[3] C’est à l’aune de cette spécificité que l’on peut décrypter le rôle de la Turquie comme allié – un curieux mélange de défiance et d’utilité.
Utilité directe
Dès son adhésion à l’Alliance, en 1952, la Turquie est considérée comme un allié précieux, au flanc Sud de l’URSS, une sorte de « pilier oriental de l’OTAN ». Avec son armée qui occupe une position clef dans le pays et cultive d’étroits liens avec l’armée américaine, sa politique étrangère était strictement alignée sur celle des Etats-Unis, comme lors de la crise de Suez en 1956. Ankara faisait figure, à l’époque, de « meilleur élève de la classe atlantique ».[4] Malgré ses tentatives pour mener une politique plus autonome ici ou là, et en particulier depuis l’invasion du nord de Chypre en 1974, la Turquie a toujours bien tenu son rôle dans l’Alliance, qui n’est rien d’autre que « la fonction géopolitique de l’Empire ottoman depuis la guerre de Crimée : faire obstacle à la poussée russo-soviétique vers la Méditerranée orientale et le Moyen-Orient (stratégie dite ‘des mers chaudes’) ».[5]
De surcroît, l’armée turque est l’une des plus solides de l’OTAN, la seconde en effectifs avec 750 000 hommes. L’ancien chef de l’état-major des armées français, le général Henri Bentégeat a noté que « Pour l’avoir bien connue, c’est l’une des rares armées européennes qui soit capable de se battre ».[6] Elle ne rechigne pas non plus aux tâches. L’armée turque est parmi les cinq premiers contributeurs aux opérations de l’Alliance, a perdu 15 hommes en Afghanistan, elle participe aux missions de formation en Irak et de stabilisation dans les Balkans. La Turquie prendra également la tête d’une VJTF (force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation) en 2021. Elle est aussi l’un des cinq pays européens de l’Alliance qui abritent des engins nucléaires tactiques américains sur son territoire, à la base d’Incirlik, dans le cadre du dénommé partage nucléaire de l’OTAN (sous contrôle opérationnel exclusif des Etats-Unis). Le pays accueille aussi le Commandement terrestre allié à Izmir, de même que le Centre d’excellence de défense contre le terrorisme (un choix quelque peu ironique compte tenu des âpres disputes qui l’opposent à d’autres alliés ne serait-ce que pour définir le périmètre de ce sujet). La Turquie abrite également, pour le compte de l’OTAN, une base avancée des avions de surveillance AWACS à Konya, ainsi qu’une station radar d’alerte précoce à Kürecik. Forte de tous ces atouts, elle se permet de plus en plus facilement de mener une politique autonome.
Utilité fortuite
Par le plus pur des hasards, certaines manifestations de cette autonomie peuvent parfois utilement coïncider avec les positions défendues par la France. C’était notoirement le cas pour refuser de participer à l’invasion américaine d’Irak, en 2003. Plus généralement, les deux pays partagent des réticences quant à voir l’OTAN s’impliquer trop, qui plus est militairement, au Moyen-Orient. Ni Ankara ni Paris ne souhaitent y apparaître comme un simple exécutant de l’agenda des Etats-Unis. Dans le même esprit, les deux préfèrent éviter que l’OTAN, par sa rhétorique, contrarie et provoque les puissances dans leur proximité (voisinage national pour la Turquie, européen pour la France). Les deux s’opposent donc aussi, autant que faire se peut, à ce que l’Alliance désigne nommément des adversaires à tout bout de champ.
Un autre dossier sur lequel les intérêts d’Ankara et de Paris convergent objectivement est celui des politiques d’armement. Non pas que la France soit un grand fournisseur de l’armée turque, elle ne l’est pas. Leurs approches sont néanmoins proches dans le sens où les deux sont conscients de l’importance primordiale d’une industrie de défense nationale. Ils partagent aussi l’expérience d’être pris en otage, de temps à autre, par la régulation américaine ITAR qui exige une autorisation, au cas par cas, pour exporter tout équipement qui contienne ne serait-ce qu’un demi-clou d’origine américaine. Le blocage du Congrès, en réponse à l’achat du système russe S400 par la Turquie, met en péril une affaire de 1,5 milliards de dollars de vente d’hélicoptères (de fabrication turque mais dont l’engin est sous licence US) au Pakistan, avec son corollaire de dommages pour Ankara en termes de crédibilité et d’image. Une situation bien connue de la France, qui a vu récemment sa vente de Rafales supplémentaires à l’Egypte freinée par l’Amérique, idem pour les satellites d’observation militaire à destination des Emirats arabes unis. Une convergence de vues pourrait donc s’esquisser entre la France et la Turquie, à un moment où une poussée américaine forte s’exerce dans l’OTAN pour favoriser les programmes « en commun », par définition dépendantes, plutôt que les apports nationaux.
Utilité paradoxale
Il existe une troisième façon pour la Turquie d’être utile, et ce bien malgré elle. En effet, c’est l’invasion turque dans le Nord-Est de la Syrie, sans consultation ni préavis, qui a servi d’ultime déclencheur au président Macron pour exposer sa vision sur « la mort cérébrale » de l’OTAN, dans un entretien polémique accordé à l’hebdomadaire britannique The Economist.[7] En lisant bien les propos du président français, il est évident que les agissements turcs n’étaient qu’un prétexte. Une occasion en or pour attirer l’attention sur les dysfonctionnements de l’Alliance, sur la non-fiabilité des garanties américaines, et sur la nécessité pour les Européens d’assumer leur autonomie. Ce n’est pas non plus la première fois que la Turquie, involontairement, sert sur un plateau les arguments pour renforcer la ligne française au sein de l’Alliance atlantique.
Au tout début des années 2000, au moment du lancement de la politique de défense de l’UE, Ankara a rendu un énorme service à Paris, alors même qu’il espérait faire le contraire. Une des premières questions à l’époque fut l’articulation entre la nouvelle politique européenne et OTAN. La Turquie, de même que la Norvège, tous deux soutenus par les Etats-Unis, se sont battues, menace de veto à l’appui, pour obtenir une participation maximale des alliés non membres de l’Union européenne dans cette nouvelle politique de l’UE. La Norvège s’est vite rendu compte du caractère contre-productif d’une telle approche. En revanche, la Turquie est restée sur cette position, face à ce qu’elle regardait comme une énième injustice et humiliation de la part de l’Europe. L’obstructionnisme turc dans l’OTAN a porté ses fruits : il a réussi à bloquer les accords formels avec l’UE, les échanges d’information, parfois même la coopération sur un même théâtre d’opération. Ankara empêche également les Européens de faire appel aux moyens communs de l’OTAN pour mener une opération. Ce qui « ne gêne pas du tout la France ou l’Union européenne, pour être honnête », d’après le général Bentégeat, ancien Président du comité militaire de l’UE. En effet, le comportement de la Turquie sur ce dossier (aussi) est une démonstration grandeur nature des inconvénients de miser sur le tout-OTAN et, normalement, une incitation de plus pour les Européens afin qu’ils s’en émancipent progressivement.
Montée des hostilités entre alliés
Les désaccords sont multiples, et vont aujourd’hui croissant, dans les relations entre la Turquie et le reste de l’OTAN. Au fil des années, des mécontentements divers et variés se sont accumulés des deux côtés. Jusqu’ici, toutefois, leurs intérêts respectifs faisaient en sorte que les deux parties sont passées outre les différends et ont privilégié le maintien de cette étrange alliance.
Les griefs de l’OTAN
Les relations sont marquées d’abord par une longue série d’ambiguïtés turques, très peu appréciés des partenaires de l’OTAN. A commencer par l’offensive turque en Syrie contre les milices kurdes alliées de la coalition anti-Daesh, laquelle coalition est dirigée par les Etats-Unis et compte parmi ses membres l’OTAN en tant que telle (qui lui apporte le soutien de ses avions AWACS). Une autre épine dans le pied des relations avec l’Alliance, et en particulier avec les Etats-Unis, est l’achat par la Turquie du système de défense anti-aérienne russe S400. Malgré les mises en garde répétées des alliés occidentaux la Turquie persiste et signe, tout en réclamant de leur part le déploiement de batteries Patriot lorsque les relations avec Moscou traversent une phase de tension. Finalement, que dire d’une situation où la marine turque participe un jour dans un exercice OTAN conjoint avec la frégate française Courbet, en ravitaillant celle-ci, mais deux jours plus tard elle illumine le même Courbet, en mission OTAN, par son radar de conduite de tir?[8]
Plus globalement, les divergences turco-otaniennes sont flagrantes sur le plan politico-stratégique. Alors même que l’Alliance atlantique se positionne traditionnellement face à la Russie et de plus en plus face à la Chine, Ankara n’hésite pas à flirter avec l’Organisation de Coopération de Shangai (OCS), créée en 2001 comme une sorte de pendant sino-russe de l’alliance occidentale. Depuis 2012, la Turquie y a un statut de « partenaire de dialogue » et Ankara avait plusieurs fois exprimé son intention de devenir un jour membre à part entière de l’organisation. Le ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu est allé jusqu’à affirmer : « Avec ce choix, nous déclarons partager le même destin que les pays de l’OCS. La Turquie fait partie d’une famille composée de pays qui vivent ensemble non pas depuis des siècles, mais depuis des millénaires. » Ceci étant dit, la Turquie n’entend pas changer une alliance pour une autre, mais espère plutôt élargir sa marge d’autonomie. Toujours est-il que les alliés de l’OTAN ne voient pas d’un très bon œil les exercices militaires conjoints d’Ankara, dans l’espace turc, tantôt avec les Chinois, tantôt avec les Russes.
Un certain nombre de sujets techniques, à dimension hautement politique, viennent aussi perturber régulièrement les relations OTAN-Turquie. Au moment de la mise sur pied du bouclier anti-missile de l’OTAN, la Turquie s’appuyait sur la position géographique idéale de Kürecik, une station radar d’alerte précoce, pour imposer ses conditions: l’Alliance ne nommera pas l’Iran ou la Syrie (ni aucun autre pays voisin de la Turquie) comme menace explicite; les données collectées ne pourront pas être transmises à des pays tiers (Israël en l’occurence); et un officier turc haut gradé sera posté en permanence au Centre de commandement OTAN. Quant à l’autre grand dossier « technique », le système russe S400, l’Alliance met en avant les problèmes d’interopérabilité avec les systèmes otaniens, mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Les inquiétudes portent sur la présence de conseillers russes, sur la compromission des liaisons sécurisées de l’Alliance et sur l’éventuelle fuite des données techniques des systèmes occidentaux, en premier lieu l’américain F-35 dont les livraisons vers la Turquie ont été gelées par Washington justement pour cette raison.
La Turquie n’hésite pas non plus à prendre en otage les politiques de l’Alliance si elle estime ses intérêts lésés d’une manière ou d’une autre. Elle a parfois recours aux menaces de fermeture, ou de restriction d’accès à des bases américaino-otaniennes sur son territoire. Dans d’autres cas, Ankara paralyse pendant des mois la mise en oeuvre du plan de défense pour la Pologne et les pays baltes, bloque tous les programmes du Partenariat pour la Paix impliquant l’Autriche, restreint singuièrement les domaines possibles de consultation et de coopération entre l’UE et l’OTAN, quitte à générer des couacs opérationnels (comme au Kosovo ou Afghanistan). Cerise sur le gateau, lors de la grande purge de 2016, suite au coup d’Etat avorté, Erdogan révoque du jour au lendemain la moitié des 300 militaires turcs postés dans les commandements européens (ce qui n’était pas sans poser des problèmes de gestion et de compétence, si on en croit le SACEUR de l’époque, le général américain Curtis Scaparotti). Et encore, la liste est loin d’être exhaustive.
Les griefs d’Ankara
Du côté turc, l’image de l’Alliance n’est guère plus reluisante. D’après le dernier sondage transatlantique Pew publié début 2020, la Turquie est l’Etat-membre où l’OTAN est, de loin, la plus impopulaire, avec seulement 21% d’opinions favorables (contre 82% en Pologne).[9] Le fond des mécontentements turcs est, depuis fort longtemps, le sentiment d’être un allié de seconde zone. Les Turcs ont l’impression que les politiques et manœuvres des autres alliés les exposent et les mettent en danger, sans qu’ils aient toujours leur mot à dire et sans qu’ils soient défendus le cas échéant, par l’OTAN, de manière fiable et crédible.
Dans ce contexte, les alliés ont l’air d’être insensibles aux préoccupations turques face à ce qu’Ankara considère comme une menace existentielle pour le pays : le défi kurde. D’où l’extrême tension, au sein de l’OTAN, lors de la guerre en Syrie, au sujet de la définition du terrorisme. Aux yeux de la Turquie, la situation est grotesque : les Etats-Unis ont armé et formé des milices syriennes kurdes affiliées au PKK (reconnu comme organisation terroriste à la fois par l’UE et l’Amérique), juste pour se faciliter la tâche en les utilisant comme supplétifs dans les combats. Pour les alliés occidentaux, l’obsession kurde d’Ankara affaiblit la coalition anti-Daesh et met ainsi en danger la lutte contre le « vrai » terrorisme. La bureaucratie OTAN, pour sa part, se réfugie derrière la formule passe-partout : « Nous combattons le terrorisme sous toutes ses formes ».
Face à la montée des menaces et la déstabilisation de son voisinage, la Turquie a le sentiment de jouer, une fois de plus, le rôle de l’allié fiable qui va finir en dindon de la farce. Lors de la première guerre du Golfe en 1991, Ankara s’est plié aux demandes de Washington et lui a accordé le libre usage de la base d’Incirlik pour les opérations aériennes contre l’Irak. Et ce malgré l’opposition massive de l’opinion publique et la démission du ministre des Affaires étrangères, du ministre de la Défense, ainsi que du chef d’état-major des armées. Malgré cela, des réticences – en particulier allemandes – se sont exprimées à l’OTAN quant à défendre la Turquie (en cas de contre-attaque irakienne en riposte aux bombardements américains). A la fin, l’Alliance a pris cette décision, mais sa crédibilité, aux yeux des Turcs, a subi un sérieux revers.
Rebelote en 2003, lors des préparatifs de l’invasion américaine de l’Irak. La Turquie a cette fois-ci décidé de ne pas mettre à la disposition de Washington l’usage de ses bases. A l’OTAN, les Etats-Unis veulent faire adopter un plan de défense pour la Turquie, que la France, l’Allemagne et la Belgique refusent, au motif que dans les circonstances cela équivaudrait à cautionner d’avance l’aventure belliqueuse de l’Amérique. Une fois de plus, l’affaire sera résolue sous pression américaine, et la Turquie va recevoir les renforts alliés – mais non sans un petit goût d’amertume. Depuis, et à mesure que la région s’est effectivement enflammée suite à cette invasion, l’invocation par la Turquie de l’article 4 du traité de Washington et la demande de déploiement de batteries Patriot sont devenues un exercice quasi régulier. Une manière aussi, pour Ankara, de tester ses alliés.
L’Alliance malgré tout
Entre Ankara et l’OTAN « cela a toujours été un mariage de raison », d’après James Jeffrey, ancien ambassadeur américain en Turquie. D’un côté, la position géopolitique unique de la Turquie (au carrefour entre l’Europe, le Moyen-Orient et le Caucase, contrôlant l’accès vers la Mer Noire) a fait d’Ankara un allié pratiquement irremplaçable à qui on pardonne quelques incartades. De l’autre côté, cette même position si facile à monnayer signifie que la Turquie se trouve au milieu d’une poudrière. Elle a donc besoin, elle aussi, de cette alliance occidentale pour se prémunir contre des voisins puissants, et comme un levier supplémentaire pour peser face à eux. Pour l’OTAN, l’intensification, et en nombre et en nature, des agissements turcs ces dernières années pose une question délicate. Comme le dit Muriel Domenach, ambassadrice de la France à l’OTAN : « Comment garder à bord un allié aussi indispensable qu’indépendant, pour ne pas dire incontrôlable » ?[10] Cela revient, au final, à une question de dosage.
Trublion, mais à quel dessein ?
D’après le secrétaire général adjoint de l’OTAN, Camille Grand, « en réalité, l’opinion de tous les alliés est de dire que garder la Turquie à bord de l’OTAN présente aujourd’hui beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients ».[11] Il a également noté : « A Bruxelles, certains disent que c’est un peu comme l’était la France, c’est-à-dire un allié qui dit souvent non, qui pose des questions, qui défend ses intérêts avec beaucoup d’énergie ». On apprécie, au passage, l’emploi du passé pour ce qui est du panache de la France… De toute manière, la comparaison s’arrête là. Dans le cas français, les prises de position solitaires, « peu orthodoxes » s’inscrivaient le plus souvent dans une ambition européenne, alors que dans le cas turc l’Europe fait plutôt figure de cible.
L’Europe en ligne de mire
Il serait difficile d’ignorer que, dans leur très grande majorité, les visées turques heurtent au premier chef les intérêts européens. Le rapport 2020 de la Commission de Bruxelles ne dit pas autre chose lorsqu’il constate : « La politique étrangère de la Turquie est de plus en plus en contradiction avec les priorités de l’UE ».[12] Cela est spectaculairement vrai pour la crise en Méditerranée orientale. La Grèce et Chypre étant membres de l’Union européenne, toute tentative de grignotage sur leurs frontières, maritimes ou autre, revient à mettre en cause celles de l’UE. C’est exactement ce qu’a souligné Clément Beaune, secrétaire d’Etat français des affaires européennes : « La Turquie mène une stratégie consistant à tester ses voisins immédiats, la Grèce et Chypre et, à travers eux, l’ensemble de l’Union européenne ».[13] Dès le départ, la France y voit un enjeu crucial de politique européenne de solidarité « envers tout Etat membre dont la souveraineté viendrait à être contestée ».[14] Le ministre grec des Affaires étrangères lui emboîte le pas en insistant que « La Grèce défendra ses frontières nationales et européennes, la souveraineté et les droits souverains de l’Europe ».[15]
De la même manière, du fait de l’ouverture des frontières internes en Europe, le chantage migratoire concerne, in fine, l’ensemble de l’Union. Menacer, comme le fait le président Erdogan, de « lâcher » sur l’Europe les près de 4 millions de migrants sur son sol est un instrument de pression particulièrement puissant – et Ankara est prêt à le ressortir au moindre désagrément. En particulier pour éviter toute sanction sérieuse que l’UE pourrait prendre en réponse à ses activités hostiles en Méditerranée, que ce soit la prospection d’hydrocarbures dans les eaux territoriales grecques et chypriotes, ou son soutien actif à la violation de l’embargo sur les armes à destination de la Libye.
Au-delà des transferts d’armes, la Turquie y envoie également des hommes. Comme l’explique le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian : « les forces qui soutiennent le président al-Sarraj sont organisées par les Turcs autour des milices de la région ouest de la Libye. Il s’agit de combattants pro-turcs rémunérés et transportés en avions de la zone d’Idlib pour combattre en Libye, encadrés par des officiers turcs ». Et le ministre de tirer la sonnette d’alarme : « Il importe que l’Union européenne prenne conscience que la maîtrise de cette partie du nord de l’Afrique sera assurée par des acteurs qui n’ont pas les mêmes normes de sécurité que nous ni les mêmes intérêts. Il y a là pour l’Europe des risques en termes de sécurité et de souveraineté, qu’il s’agisse des flux migratoires incontrôlés ou de la menace terroriste ».[16] Inutile de préciser le danger pour l’Europe d’être à la merci de puissances étrangères qui seraient en position d’ouvrir ou fermer à volonté ces sources d’instabilité. Ultime pied de nez, Ankara a pris en main la formation des garde-côtes libyens : un projet dans lequel l’UE avait déjà mis des années d’efforts et près de 50 millions d’euros.[17]
Finalement, les Européens subissent l’ingérence turque dans leurs affaires intérieures, qui prend comme relais les communautés turco-musulmanes installés sur leur sol. Les gouvernements qui tentent de résister, par exemple en interdisant sur leur territoire les campagnes de politique intérieure turque, sont qualifiés par Ankara de fasciste, nazi, raciste et islamophobe. C’est en raison de telles « frictions » en amont du référendum constitutionnel turc de 2017 que l’Allemagne, la France, le Danemark et les Pays-Bas ont empêché que le sommet de l’OTAN de 2018 soit tenu en Turquie. Si les saillies d’Erdogan ne sont que la pointe émergée de l’iceberg, elles n’en sont pas moins instructives. Que dire, en effet d’un allié, qui appelle les immigrés d’origine turque de faire beaucoup d’enfants pour se venger des injustices et devenir « l’avenir de l’Europe » ?[18] Ou qui lance des mises en garde hasardeuses : à moins de changer d’attitude envers la Turquie, les Européens ne pourront pas se promener en sécurité dans les rues…[19]
La prétention du président turc à se poser en fer de lance du monde musulman l’avait déjà amené à importer ces questions « civilisationnelles » dans le cadre de l’Alliance. Alors même que les alliés étaient engagés contre des terroristes de Daesh, les officiers turcs, sur instruction de leur gouvernement, passaient leur temps à empêcher que dans les documents de l’Alliance il puisse y avoir un quelconque lien entre terrorisme et islam.[20] Dans le même esprit, Erdogan avait tenté de bloquer, en 2009, la nomination d’Anders Fogh Rasmussen au poste du Secrétaire général de l’OTAN. Son crime ? Après la publication de caricatures de Mahomet dans un journal danois, Rasmussen, alors Premier ministre, ne s’est pas (suffisamment) excusée auprès du monde musulman. Il eut notamment l’outrecuidance d’affirmer : « Au Danemark nous attachons une importance fondamentale à la liberté d’expression ». Même s’il s’est empressé d’y ajouter « Ceci étant dit, je respecte profondément les sentiments religieux des autres. Pour ma part, je n’aurais jamais choisi de dessiner des symboles religieux de cette façon ». Il aura tout de même fallu l’intervention du président Obama pour qu’Ankara lève son veto.
Européens aux abonnés absents
Certes, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, elle-même fait le constat à propos de la Turquie : « si nous sommes géographiquement proches, la distance entre nous semble ne cesser de croître ». Pour le cas de figure le plus clair, celui où la Turquie menace explicitement les frontières européennes, elle assure : « Nos États membres, Chypre et la Grèce, pourront toujours compter sur une solidarité totale de l’Europe pour protéger leurs droits légitimes en matière de souveraineté ». Il n’empêche que même sur ce dossier, peu d’Etats membres, hormis la France, répondent présent lorsqu’il s’agit de traduire en actes cette solidarité proclamée. Que ce soit par l’imposition de sanctions, ou par des déploiements militaires en bonne et due forme, comme avec l’envoi de navires de guerre et d’avions de combat français dans la zone. Les partenaires européens habillent leur inertie derrière la formule facile selon laquelle « il ne faut surtout pas s’aliéner la Turquie ». On ne doit pourtant pas creuser trop profond pour y trouver d’autres motifs.
L’Allemagne est un cas d’école. Elle est d’une discrétion de violette sur les sujets les plus fâcheux impliquant la Turquie, tout en proposant ses services de « médiation ». Etrange confusion des rôles de la part de Berlin qui, tout en assumant la présidence tournante de l’Union européenne, préfère ne pas prendre position lorsqu’un allié non-membre de l’UE, la Turquie, fait des manœuvres d’intimidation à l’égard de deux pays de l’UE, Chypre et la Grèce. Qui plus est, plutôt que de se prononcer en soutien de ses partenaires de l’UE, l’Allemagne semble biaisée en faveur de l’autre côté. Du fait des liens économiques et migratoires très étroits qui se sont tissés entre Berlin et Ankara, elle est aujourd’hui trop exposée aux pressions turques pour pouvoir poser en arbitre impartial. Elle héberge une diaspora turque de quelque 4 millions d’individus, particulièrement attachés à leur pays d’origine, et elle est aussi la destination de choix pour les millions de migrants retenus, pour l’heure, sur le sol turc.
Pour couronner le tout, l’Allemagne, et la plupart des pays européens, ont encore une autre considération en tête lorsqu’ils se montrent réticents pour répondre sérieusement aux provocations du président Erdogan. La chancelière Merkel est arrivée à un sommet de l’UE dédié à la réponse aux provocations turques, en indiquant d’emblée qu’elle n’avait aucunement l’intention de frapper trop fort en matière de sanctions car, tenait-elle à rappeler : « La Turquie est un allié dans l’OTAN ». Le désir de ne pas semer la zizanie dans l’Alliance prime, comme souvent, sur les intérêts proprement européens. Les alliés européens ne souhaitent surtout pas affaiblir encore davantage une OTAN déjà chancelante (dernièrement sous les coups du président Trump) mais qu’ils considèrent toujours, à tort ou à raison, comme la garantie ultime de leur défense.
L’Amérique avec ses propres priorités
L’Alliance, par définition, n’a jamais été l’enceinte la plus à même d’endiguer les velléités turques, pour la simple raison que la Turquie, en tant qu’Etat membre, y dispose d’un droit de veto. Au-delà de ce truisme, c’est la position des Etats-Unis qui explique en grande partie le silence et les tergiversations de l’OTAN sur les nombreux dossiers contentieux impliquant l’allié turc. Parmi ceux-ci, seuls deux sont considérés par l’Amérique comme des problèmes sérieux. Le premier, c’est la question kurde, Washington n’appréciant guère que les inquiétudes d’Ankara viennent contrecarrer ses plans et activités dans la région, que ce soit en Irak ou en Syrie. Le second concerne l’achat du système russe S400 de défense anti-aérienne par la Turquie. Une décision inacceptable pour Washington qui ne tolère pas une situation pouvant mettre en cause le superbe avantage opérationnel qu’est censé assurer leurs avions F-35 dernier cri.
Ironie de l’histoire, même sur ces deux sujets qui opposent avant tout Turcs et Américains, ce sont encore les Européens qui risquent d’en payer les frais. Quand l’OTAN a refusé de désigner les milices kurdes syriennes comme groupes terroristes, c’est le plan de défense pour les pays baltes et de la Pologne qui fut pris en otage, pendant de longs mois, par la Turquie. De la même façon, si les Etats-Unis poussent à l’imposition de sanctions à l’encontre des Turcs en raison de l’achat de matériel russe, une des premières ripostes d’Ankara contre « l’Occident » sera nécessairement de recourir au chantage migratoire aux frontières de l’UE, une fois de plus. L’Europe, géographiquement exposée et politiquement paralysée, est la cible idéale pour la Turquie.
La question kurde et le S400 mis à part, les Etats-Unis regardent les autres sujets de loin, ayant en tête leurs propres priorités à eux. Tout ce qui contribue à isoler la Russie, à endiguer la Chine et à maintenir l’Europe sous tutelle est le bienvenu. La Turquie occupe une position clef sur les trois tableaux : gardien sur le flanc Sud de la Russie, tenant les détroits du Bosphore et des Dardanelles ; un chaînon crucial dans les plans chinois de la Nouvelle route de la soie ; et un facteur de trouble permanent dans les ambitions européennes de défense, Ankara a donc toujours de multiples cartes en main.
***
De ce panorama complexe une évidence se dégage : l’OTAN et l’Europe ne se confondent point. La présence de la Turquie dans l’Alliance atlantique, et l’éloignement géographique des Etats-Unis, font que pour les Européens l’OTAN n’est pas, loin de là, l’enceinte idéale pour traiter des sujets impliquant Ankara. C’est par ailleurs avec cette idée à l’esprit que la Grèce avait insisté sur un détail significatif dans le traité de l’UE. Notamment pour inclure, parmi les objectifs de la politique étrangère et de sécurité, la « sauvegarde de l’intégrité de l’Union », autrement dit la défense des frontières extérieures. Cet élément – par ailleurs souvent ignoré, et pourtant plein de ramifications possibles – fut ajouté dans le traité d’Amsterdam de 1997, à la demande explicite d’Athènes, ce qui n’a nullement échappé aux dirigeants turcs.
Dès que la Turquie eut la main, les accords OTAN-UE étant suspendus à l’approbation de tous les alliés, une des conditions posées par Ankara était la promesse que les forces de l’Union européenne ne seront jamais employées contre un Etat-membre de l’Alliance. La Turquie voulait éviter que la Grèce, rejointe plus tard par Chypre après l’adhésion de celle-ci à l’UE, ne puisse impliquer l’ensemble de l’Union, de manière militaire, dans leurs disputes. Au bout de deux ans de négociations, la promesse a été faite, avec l’engagement étrange, exigé par la Grèce au nom du principe de réciprocité, que l’OTAN non plus n’attaquera jamais un pays de l’Union européenne. Quoi qu’il en soit, ces détails en disent long sur la nette distinction entre les deux organisations, et ce malgré le fait que 21 Etats sont membres des deux à la fois. Sur le dossier turc, cette distinction a tout lieu d’être non seulement parce que la Turquie a une voix à l’OTAN et pas dans l’UE, mais aussi en raison de l’attitude des Etats-Unis, leader de l’Alliance atlantique.
Pour Washington, contrairement à l’Europe, l’importance de la question turque est toute relative. L’Amérique peut se permettre une approche plus détachée, plus libre. Certes, Ankara est un allié de premier ordre pour contrer les velléités russes, iraniennes ou chinoises, ou encore les timides ambitions européennes d’autonomie stratégique. En revanche, les Etats-Unis ne risquent pas de se retrouver sous pression sécuritaire directe à la fois sur leurs frontières et à l’intérieur de celles-ci, du fait d’éventuelles animosités de la Turquie. Leur adversaire principal, c’est la Chine, et dans une certaine mesure encore la Russie. L’Amérique observe les manœuvres au Moyen-Orient à travers ce prisme, en termes de compétition, d’isolement et d’endiguement par rapport à Moscou et, surtout, Pékin. Tant que la Turquie y contribue, elle aura toute sa place dans l’OTAN, elle restera un allié utile. Mais il ne faut pas que ses agissements perturbent trop la discipline de l’Alliance, qu’ils poussent les Européens à prendre leur distance, ce qui empêcherait leur embrigadement derrière Washington, sous bannière OTAN, dans la compétition entre grandes puissances. Vers où penchera la balance ? Harold Macmillan, Premier ministre britannique à la fin des années cinquante, répondit un jour au journaliste qui lui demandait ce qui influence le plus la politique des gouvernements : « Les événements, mon cher garçon, les événements »…
source : https://www.iveris.eu
Source: Lire l'article complet de Réseau International