Si Yukio Mishima demeure une figure incontournable de la littérature japonaise et au-delà, c’est sans doute parce qu’il a su se tisser un costume parfaitement ajusté de samouraï. L’écrivain a rejeté la mécanisation et la modernisation du Japon jusqu’à la mort. Il incarne l’esprit de sacrifice au service d’une esthétique séculaire et d’un nationalisme enraciné dans les ruines fumantes du Japon impérial.
Le 25 novembre 1970, après avoir remis le manuscrit de sa tétralogie à son éditeur, La Mer de fertilité, et son quatrième volet L’Ange en décomposition (traduction quelque peu maladroite d’après Marguerite Yourcenar qui suggère « l’ange pourri »), Mishima se rend au ministère des Armées accompagné de trois de ses disciples. Il prend en otage le général commandant en chef des forces d’autodéfense et fait convoquer les troupes. Il y tient un discours en faveur du Japon traditionnel et de l’empereur Hirohito. Très vite, il est obligé de renoncer devant la réaction hostile des soldats. Il procède alors à son suicide rituel par seppuku, suivant la tradition du bushidô (« la voie du guerrier »), décapité ensuite par un de ses acolytes. Plus qu’un suicide rituel, c’est une véritable mise à mort ritualisée, théâtralisée, car celle-ci est filmée, prise en photo. Jusque dans la mort, Kimitake Hiraoka restera Yukio Mishima, c’est-à-dire un artiste, le « Jean Cocteau japonais », comme il était parfois surnommé. Marguerite Yourcenar dira même que « la mort de Mishima est l’une de ses œuvres et même la plus préparée de ses œuvres. »
Né en 1925 à Tokyo, Mishima apparaît à la fois comme un anachronisme, et comme une synthèse du génie classique européen et japonais. C’est peut être même dans le génie classique européen qu’il va trouver un espoir de redresser un Japon qui se modernise (il écrit essentiellement dans les années cinquante et soixante) et s’américanise à toute vitesse (le pays est un quasi protectorat américain depuis la défaite japonaise consécutive aux bombardements de Hiroshima et de Nagasaki). Mishima est donc à n’en pas douter le dernier samouraï du Japon. C’est ainsi qu’il se pense, en rendant hommage par son livre sur Le Japon et l’esthétique samouraï, essai critique du Hagakure de Yamamoto Tsunetomo. Il est le dernier à avoir cultivé cette synthèse de l’esprit lettré et du culte du corps.
L’obsession de la mort chez Mishima
Mishima était hanté par l’idée de la mort en tant que souvenir. On le voit à travers trois faits majeurs : le premier est le souvenir de Tokyo incendiée qui ne commença à le hanter que bien des années après la fin de la guerre. Cette vision, ainsi que les deux bombardements nucléaires américains sur Hiroshima et Nagasaki, ont influencé toute la génération de Mishima, et jusqu’à nos jours, dans le cinéma, la littérature. Ils ont forgé le rapport des Japonais à la guerre, à l’étranger et à cette énergie nucléaire toute nouvelle, dans les films dekaijû, à commencer par le premier d’entre eux, réalisé par Ishiro Honda en 1954, Godzilla (Gojira/ ゴジラ en japonais).
Ensuite, cette culture de la mort l’irrigue et l’influence également à travers sa fascination pour des figures du classicisme européen : comment oublier la frappante photo de Mishima en saint Sébastien, mains liées, percé de flèches, le corps tendu et musclé ?
C’est au final dans le culte de la voie du samouraï qu’il a pu trouver une issue à un Japon en chute. Mishima, enfant craintif, solitaire, refusant le Japon moderne qui lui était imposé, décide néanmoins d’être un samouraï de son temps, seule façon authentique pour lui de mener sa voie et sa fin ; en refusant la modernisation et la mécanisation, il choisissait le moment et la façon de sa mort. Entre code de chevalerie, philosophie et religion, le Hagakure ne dit-il pas « Je compris que la voie du guerrier, c’est la mort » ? Chaque jour, il « suivait la voie », s’entraînait notamment au sabre et ce, alors que le port du sabre est interdit depuis la fin de l’ère Edo.
Dès lors, comment ne pas comprendre sa détresse et sa colère, à travers notamment son roman Après le banquet, qui dénonce la vanité du comportement de la nouvelle bourgeoisie japonaise et surtout le parlementarisme que Mishima avait en horreur. De même, dans sa nouvelle Le Pavillon d’or, il évoque des thèmes du Japon traditionnel : beauté, laideur et communauté.
En 25 ans, Mishima a écrit une centaine d’œuvres : des pièces de théâtres, des nouvelles, des romans, des essais. C’est là l’œuvre non pas d’un homme perdu dans une époque qui ne serait pas la sienne, errant sans but, mais celle d’un homme qui constate que le Japon féodal et des samouraïs n’est plus.
Le samouraï et le martyr : sens du devoir et dépassement de soi
Mais Mishima est également la synthèse paradoxale entre l’éducation japonaise samouraï et les lettres classiques européennes. Il aimait Racine, Balzac, Shakespeare, Oscar Wilde et tant d’autres. Dans sa quête d’excellence et, là encore, d’idéal perdu puisque l’Europe avait mis les pieds en pleine modernité industrielle et mécanique, Mishima a trouvé un pont dans la figure de saint Sébastien. En effet, le martyr chrétien, comme le samouraï, meurt quand est venue son heure, sans se dérober. Or, Yamamoto Jôchô, dans son Hagakure, écrit : « le vrai courage consiste à vivre quand il est juste de vivre, et à mourir quand il est juste de mourir », insistant précisément sur la nécessité de faire son devoir et de ne pas fuir la mort. Si la raison profonde de la fascination morbide et quasi érotique de Mishima pour saint Sébastien reste à déterminer, le lien entre abnégation et dépassement de soi cher au martyr et au samouraï lui a sans doute permis de créer ce personnage aujourd’hui quasi mythique.
ANTOINE PIZAINE pour la revue Philitt
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