Le 29 novembre 2010, dans l’un de ces scoops qui restent trop clandestins, sur la base du travail de Julien Assange et ses « Wikileaks », le journaliste du « Monde » Piotr Smolar largue un missile de lumière sur les relations liant les Etats-Unis à certains magistrats « antiterroristes » français. En relisant aujourd’hui les télégrammes diplomatiques publiés par Smolar, on comprend que plaire à Washington est l’objectif prioritaire de ses fonctionnaires français. On apprend même -merci Assange- que certains juges se vantent d’être capables d’obtenir la condamnation de prévenus dont le dossier est, en fait, trop léger. L’un de ces visiteurs de l’ambassade américaine à Paris, est aujourd’hui le nouveau patron du Parquet antiterroriste. Soyons certains qu’il parle anglais.
Il me semble qu’il y a un siècle, avec la régularité de ces drames qui encombrent les éphémérides, que je rédige des articles sur le terrorisme. Longtemps les tueries furent assez claires : d’un état l’autre on communiquait par le truchement de bombes ou mitraillages. Une façon de faire la guerre sans la peine de la déclarer. Avec le temps, en France, les choses sont devenues plus compliquées. Loin de leur patrie -ou patrie rêvée-, des groupes politiques ont revendiqué leur liberté, ou, au contraire, la volonté de maintenir leur joug, à coups d’explosifs ou de rafales. A Paris le Mossad a liquidé des chefs de la résistance palestinienne. Le tout dans l’horreur des voitures piégées ou le chuintement jamesbondien des silencieux. Des Israéliens restant sur la ligne de leurs ancêtres de l’Irgoun et la Haganah, milices qui, à coup de meurtres et de pains de TNT, ont contribué à l’implantation d’un état juif en Palestine. L’oubli conduisant aujourd’hui Netanyahou, et ses amis, à qualifier de « terroriste » tout citoyen du monde réclamant l’application de la loi internationale, les décisions de l’ONU qui condamnent la politique de colonisation et de répression de l’état hébreu. On a donc oublié ces épisodes où la France était un OK corral du macadam international. Avec « Carlos » dans le rôle de l’épouvantail, trop souvent convoqué pour donner un sens à tous ces morts. On oublie que c’est un français, en Corse, qui a tué un préfet de la République. Ces meurtres ne s’éteindront jamais, la mécanique de réciprocité voulant que l’un soit toujours un terroriste pour l’autre.
Cette digression n’a pas pour but d’enfermer dans le même tombeau le guillotineur de Conflans et les héros de « l’Affiche rouge », eux aussi qualifiés de « terroristes » en 1943, alors que l’on célèbre (ou devrait célébrer) en ce mois de novembre, l’arrestation qui a conduit ses hommes, debout, au poteau. Manouchian et les siens étaient des soldats sans uniforme, faisant la guerre à l’occupant et au nazisme. Le Tchétchène du Val d’Oise ne revendiquait ni liberté ni territoire, juste son droit à un intégrisme divin. Nous sommes passés de l’attaque ou de la défense de territoires, de pays, de « racines » à celle de l’Inquisition islamique ou d’une Croisade à rebours. Cette guerre universelle, où Dieu est grand, a été initiée par l’Occident, qui l’a installée. Les canons de l’islam étaient bienvenus quand ils pointaient l’URSS, puis ont été mobilisés pour détruire -ou tenter de- le Proche et Moyen Orient, l’Algérie, la Libye, le Yémen, pays au parfume de pétrole. Mais, tant pis pour Washington, Ben Laden, créature américaine, a enseigné à ses ouailles un djihad total, ne devant cesser qu’avec l’avènement d’un califat universel. Les tueurs aux couteaux, ceux à kalachnikovs, qui prennent d’assaut nos trottoirs, ont bien compris la consigne du fondateur d’al Qaeda : conduire la guerre à l’extrémité du bout. Et oubliés les ordres des maîtres occidentaux et intérimaires : ne combattez que des « cibles » désignées par Washington et l’OTAN. Mais les jeunes « rebelles » grillent la consigne. Hors contrôle ils s’en viennent, au « Bataclan », liquider les amateurs d’un concert donné par un fasciste américain, décapiter un professeur exemplaire, égorger femmes, hommes, prêtre et sacristain. Frankenstein a perdu sa liaison wifi.
Par le message donné le 11 septembre, les Américains ont compris que ses alliés musulmans étaient bien infidèles. Il faut donc combattre ceux avec lesquels on dînait à la même table. Enfin, n’exagérons pas non plus les contraindre, tout en les gardant au chaud en cas d’urgence. Ainsi, par la grâce de l’aiguilleur US, tout djihadiste un peu perdu, un peu chômeur, rossé en Syrie, est aujourd’hui orienté vers le nord de l’Afghanistan. Recréer là-bas un califat-bis peut être une arme frontalière efficace contre Poutine ou l’Iran, et pourquoi pas la Chine via les djihadistes Ouïghours.
En accumulant des années de compagnonnage avec les guérilléros du djihad, les services de renseignement américains ont été guère vigilants sur la vraie nature de leurs compagnons mahométans, entre religieux on se fait confiance, « In god we trust ». Et la CIA, tous les « services » étasuniens, la diplomatie ont soudain sollicité l’aide de tous les pays amis, pour en savoir plus sur la vraie nature d’amis si pieux. Avec peu de succès. Sauf du côté de la France, du fait de sa confrontation au terrorisme très ancienne, aux liens avec son ancien empire colonial, à son implantation historique au Moyen Orient. Et c’est ici que les câbles « Wikileaks », révélés par Julien Assange, ont mis à jour cette aide des services antiterroristes français apportée à Washington. Aide de fonctionnaires non mandatés par l’administration de la République, et qui a dépassé l’utile coopération pour devenir une soumission aux hommes de la Maison Blanche. Ainsi des magistrats bleu-blanc-rouge sont devenus, dans les faits, des agents américains. Un téléguidage, depuis Washington, qui se poursuit encore, par exemple en Afrique de l’ouest où le plus souvent, les services américains désignent les « cibles » que « Barkhane » doit « traiter »
Grâce lui soit rendu, c’est donc Julien Assange et ses « Wikileaks » qui nous à mis noir sur blanc cette complaisance pour George W. Bush et autres. Coopération sauvage, en douce en direct avec l’ambassade des Etats-Unis à Paris. En escamotant les autorisations et les comptes rendus vers le Quai d’Orsay ou l’Elysée. Le contenu des révélations d’Assange, les liens « Wikileaks », donnent un éclairage effarant sur l’année 2005. C’est Piotr Smolar, valeureux journaliste du Monde (où ils ne sont guère), qui réalise le scoop. C’est lui qui publie les liens explosifs piochés dans la mine d’or d’Assange. Ils démontrent la vraie nature de la relation qui lie l’administration américaine à quelques juges antiterroristes français.
Dans une dépêche, envoyée à Washington le 7 avril 2005, les diplomates américains en poste à Paris résument cet amour clandestin entre leur pays et quelques magistrats de pointe. Tout cela alors que, faute d’avoir accepté de détruire l’Irak aux côtés de la « coalition » en 2003, Jacques Chirac est en froid avec Bush et sa cohorte de « néoconservateurs ». La relation est, dixit les fonctionnaires US dans leurs télégrammes, « mature et étendue (…) largement hermétique aux bisbilles politiques et diplomatiques quotidiennes qui peuvent faire de la France un allié souvent difficile ». En décembre 2004, ces mêmes excellences avaient déjà bien noté que, dans notre pays, il n’existe pas de réelle « supervision législative des agences de sécurité et de renseignement. » En un mot les agents des services et magistrats français chargés du contre-terrorisme font ce qu’ils veulent. Et ces juges et procureurs, toujours vus par les yeux américains, « opèrent dans un autre monde que celui du reste de la justice. » Ceux-ci n’ont besoin que de suspicion et non de preuves estiment ces professeurs de démocratie : « les critères de preuve pour conspiration terroriste sont bien plus faibles que ceux dans les autres affaires criminelles ».
C’est à ce point-là que nous rencontrons le juge Jean-François Ricard, devenu aujourd’hui le patron du Parquet Antiterroriste français. Le 9 mai 2005, ce fonctionnaire -de sa propre initiative- se rend à l’ambassade amie proche de la Concorde. Toujours selon le compte rendu lu grâce à Wikileaks, Ricard explique sans frémir que les magistrats de haut calibre, tels que lui, bénéficient d’un principe de « bénéfice du doute ». Il suffit donc que lui et autres bénis des dieux désignent un quidam comme « terroriste », pour qu’il le devienne vraiment, dans les PV. Il prend comme exemple le dossier Djamel Beghal, arrêté en 2001 et soupçonné d’un projet d’attentat contre l’ambassade américaine à Paris. « Ricard dit que les preuves [contre lui et ses complices] ne seraient pas suffisantes normalement pour les condamner, mais il estime que ses services ont réussi grâce à leur réputation. »
Vous ne rêvez pas, l’actuel patron du parquet d’exception a bien dit que c’est sa réputation qui a fait condamner un homme alors que « les preuves n’étaient pas suffisantes ». Imaginez un scénario semblable chez Poutine, où en Chine… Les concertistes de la sauvegarde des droits de l’homme auraient déjà sommé le hautbois de donner le « la ». Il est utile d’en dire un peu plus sur cette affaire Djamel Beghal. Français par mariage cet algérien séjourne en 2001 en Afghanistan où il dit « s’occuper d’une école ». Le 28 juillet 2001, via Abou Dhabi, il prend un avion pour la Maroc afin d’y « accompagner une veuve malade ». La CIA l’attend à l’escale. Il est arrêté, on lui retourne les doigts avec un ouvre bouteilles, il est soumis à des séances d’exposition au soleil de désert puis au gel d’un congélateur. Et il avoue. Il avoue qu’il a pour objectif de faire sauter l’ambassade des Etats-Unis à Paris. Dans la foulée il livre les noms de quelques complices, par exemple « Charles Aznavour, Johnny Hallyday » … Et les as, maîtres tortureurs de la CIA, prennent des notes, c’est le cas de le dire, et les identités de ces djihadistes d’opérette.
Quand Beghal est extradé en France, en dépit de son incroyable prestige, le juge Bruguière ne parvient pas à faire tenir cet extravagant dossier d’attentat musical. Pire, la torture est avérée grâce à une expertise médicale… Pas grave, on va saisir ce Beghal par un autre bout en l’impliquant dans un dossier de droit commun. Au total Beghal va faire dix années de prison sans que nos extra-lucides de l’antiterrorisme aient pu l’impliquer dans le moindre attentat ou action djihadiste. Intelligent, cultivé, doté d’un pouvoir de subjugation le franco-algérien est peut-être un puzzle dans le djihadisme… C’eut été mieux de le prouver.
Le 24 janvier 2005, Jean-Louis Bruguière déjeune à l’ambassade américaine, espérons d’un peu plus qu’un hamburger… Il « évoque un certain nombre d’enquêtes en cours qu’il conduit ». Un Bruguière « au rapport » se moque du secret de l’instruction, de l’équité du juge face à son dossier. Trois mois plus tard, le 9 mai 2005, le même Ricard qui semble avoir son rond de serviette à l’ambassade, vient détailler un réseau d’acheminement de djihadistes vers l’Irak, mission normalement dévolue aux Affaires étrangère ou à la DGSE. Peut-être par crainte de ne pas être apprécié à sa vraie hauteur, Ricard s’auto glorifie, il explique qu’en France : « les agences de renseignement l’ont autorisé à voir l’éventail complet de leurs données brutes. De tous les juges antiterroristes seul lui et Bruguière ont cette possibilité. » Ricard c’est James Bond. En plus, bon copain quand il suggère aux USA de pistonner Bruguière qui cherche « un poste dans une future administration Sarkozy », comme ministre. Mauvais plan puisque Bruguière ne sera qu’un recalé aux législatives suivantes. Mais « l’Amiral », inquiet pour sa retraite et le dépérissement de son talent, sera chargé de vérifier l’utilisation du réseau de transfert interbancaire SWIFT dans le programme américain de traque du financement du terrorisme (TFTP). C’est toujours ça.
La seule montagne que Ricard et Bruguière ont été incapables de déplacer, c’est de réussir à ce que Paris couche le Hezbollah sur la liste des organisations terroristes. Et, notent les experts US, on remarque cette « intransigeance française dans l’UE sur le Hezbollah ». Dans le même temps, nous rapporte Piotr Smolar dans cet article historique du Monde, dans un câble du 17 aout 2005, les diplomates posent la question de la minorité musulmane. La France « doit veiller à accorder une place aux musulmans dans l’identité française (qu’ils soient des immigrés de la première génération, leurs enfants de la seconde ou de la troisième génération, ou un nombre croissant de convertis). » Pour une bonne gestion du « séparatisme », il serait utile qu’Emmanuel Macron convoque les experts de l’ambassade amie. Ou plutôt Julien Assange : il est mieux informé.
Jacques-Marie BOURGET
http://cablegate.wikileaks.org/cable/2006/03/06PARIS2069.html
http://cablegate.wikileaks.org/cable/2005/03/05PARIS1807.html
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir