Roman sur la quête de soi, Monsieur le Président (Sémaphore, 2020) de Danielle Pouliot explore le courage d’une femme dans un monde professionnel déshumanisant.
Dans son cinquième ouvrage, l’écrivaine, qui a notamment travaillé comme criminologue à l’Institut Philippe-Pinel et directrice aux communications dans divers organismes dont le Cirque du Soleil, s’inspire de réalités qu’elle a côtoyées ou observées. Au bout du fil, elle raconte que la « première pulsion créatrice » de sa plus récente œuvre lui est venue de l’affaire France Télécom, un scandale connu aussi sous le nom d’affaire des suicides.
Entre 2006 et 2011, l’entreprise nouvellement privatisée avait aboli 22 000 emplois ; plus d’une trentaine de personnes se sont suicidées. En 2019, un procès a eu lieu : l’électrochoc a révélé publiquement l’ampleur du harcèlement moral institutionnel. « Ce fut une catastrophe, certains se sont même jetés par les fenêtres. Une telle tragédie a exposé la souffrance en milieu de travail », explique une Danielle Pouliot qui a effectué bien des recherches pour dresser un portrait plausible des enjeux de son bouquin.
Monsieur le Président s’inscrit dans le créneau littéraire socio-politique de Sémaphore, une maison d’édition fondée en 2003 qui se démarque par ses prises de paroles souvent percutantes (soulignons le propos coup-de-poing du Ludo de Patrick Straehl en 2018). Danielle Pouliot scrute le destin de Léa, une orpheline qui trouve enfin « la famille de ses rêves » chez Kaffa (où elle se considère immédiatement comme une « Kafkaïenne »).
L’entreprise florissante de cafetières est fondée par un certain Émile, un être qui représente pour elle une figure de substitution paternelle. « Et voilà qu’un jour, contre toute attente, le destin nous réunit, Émile le Magnifique et moi, Léa, la femme blessée. Tout allait remarquablement bien jusqu’à ce qu’un Homme d’expérience entre dans la danse et fasse tout foirer », peut-on lire dans la première page du récit. En raison de sa santé déclinante, Émile vend la compagnie, alors lucrative, à un être cupide et sans scrupules (surnommé entre autres Caius Julius Caesar IV en écho à un album d’Astérix) attiré par les profits rapides au détriment de la qualité qui a fait la réputation de Kaffa.
S’ensuivent des licenciements massifs (« de nouvelles têtes ont tombé »), des jeux de coulisses et l’obligation de produire deux nouveaux modèles de cafetière par année pour déjouer la concurrence. La bonne volonté (ou la naïveté) de Léa entraîne son congédiement. Elle s’enferme chez elle, broie du noir, avant de reprendre peu à peu goût à la vie. Une occasion de se venger de cet échec se présente à elle. Y succombera-t-elle?
En parallèle des soubresauts de l’intrigue, se répand le parfum de la boisson à grains torréfiés qui devient presque un personnage en soi. L’écrivaine accorde ainsi une importance particulière à la dimension olfactive. « Dans Lettre à Justine (Art Global, 2014), Olivier, le protagoniste, travaille dans une boutique d’épices, alors que dans mon précédent livre de fiction, Le Chat (Art Global, 2011), l’héroïne, Viviane, est lampiste. Elle travaille quotidiennement avec de la colle et des dissolvants. Pour Monsieur le Président, j’aimais l’idée de l’odeur du café, qui, bienveillante au départ, se métamorphose pour accentuer un climat de peur, de transpiration, de souffrance. »
Par sa plume, mais aussi en regard de son cheminement professionnel, Danielle Pouliot s’intéresse aux êtres plus en marge du système. Elle a cosigné en 2014 avec le docteur Frédéric Millaud Institut Philippe-Pinel : 50 ans d’histoires (Art Global) pour exposer le courage d’individus qui ont passé dans les murs de ce haut-lieu de la psychiatrie québécoise. La même année, Lettre à Justine aborde avec finesse la résilience et la santé mentale. Son Monsieur le Président est dédié « à toutes les Léa de ce monde », ainsi qu’aux « oubliés et portés disparus ». Sa Léa, « une bonne tête, fait partie des petits salariés souvent laissés dans l’ombre et à qui personne ne demande jamais son opinion. Fragilisée par son legs générationnel, elle sent un puissant sentiment d’appartenance à l’entreprise même si elle se retrouve, comme préposée à l’entretien, au bas de l’échelle à enlever les tâches et à faire disparaitre les microbes ».
Pourtant, l’admiratrice d’auteurs aussi différents que Laurent Gaudé et Émile Zola constate également les illusions et vulnérabilités de son personnage principal. « À la belle époque d’Émile, Léa sentait qu’elle faisait partie d’une famille. Pourtant une entreprise n’est jamais une famille, c’est un travail équipe. Quand Léa est remerciée, il n’y a personne autour d’elle pour la soutenir ».
Par ailleurs, au fur et à mesure des pages, Kaffa se rapproche de « l’atmosphère anxiogène de l’œuvre de Kafka » avec un patron surnommé méchamment « suce la cenne ». Les produits alors de luxe deviennent de banales « machines de pacotille ». Les ingénieurs sont obligés par la direction de remplacer certaines pièces par des composantes de moindre qualité pour accentuer les profits. Le patron a transformé un fleuron de l’économie québécoise en entreprise purement capitaliste. La hausse des revenus passe par « une habile fourberie », soit le prélèvement dans le portefeuille du personnel : consommations payantes lors des fêtes, café (autrefois gratuit) désormais vendu au prix coûtant. « L’air vicié s’installe, les apparences de camaraderie disparaissent. »
Malgré les drames qui s’y déroulent, des pointes d’humour se pointent à l’horizon. Léa y lance même sa répartie préférée d’un album de Garfield : « Odile a une personnalité unique. Faut dire que personne d’autre n’en voulait ». Des citations du peintre Vincent Van Gogh, des écrivains Mark Twain et Franz Kafka, de Martin Luther King, ou encore une du Théo du film Les Tontons flingueurs (« qui, selon moi traduit avec la plus grande acuité la notion de vengeance ») permettent à ce Monsieur le Président de ne pas tomber dans un pessimisme sans issu.
Tout au long de son parcours pluriel, tant auprès des vies souvent difficiles qu’elle a connues à Pinel que dans la composition de ses anti-héros résilients, Danielle Pouliot persiste toujours à croire en l’espoir. « Je voulais une fin heureuse pour Léa, qu’elle brise sa solitude et qu’elle retrouve sa dignité. Que de la douleur naisse la créativité. »
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