Le 9 novembre 2020, les représentants d’Arménie, Azerbaïdjan et Russie ont signé un « cessez-le-feu total ». Une défaite pour l’Arménie, qui voit la République du Haut-Karabagh dépecée en faveur de l’Azerbaïdjan. La victoire des Azerbaïdjanais et de leurs alliés turcs demeure cependant mitigée en raison de la présence de presque deux milles soldats russes, qui occupent à présent ce qui reste de cette enclave arménienne revendiquée par les autorités de Bakou. Moscou y intervient en guise de force d’interposition, renforce sa présence militaire au Caucase, évite l’effondrement totale du front arménien et tente de se positionner une fois de plus comme arbitre des conflits du Caucase. Le tout aux dépenses des Arméniens. Quels seront les conséquences de cette « pax russica » ?
L’Arménie sacrifiée
L’Arménie est tombée, avec un poignard planté dans le dos et d’autres dans le ventre. Il y a plus d’une lame qui a transpercé son corps, le mutilant presque entièrement de son honneur, le Haut-Karabagh.
Ces poignard port les couleurs de plusieurs pays. Celui de l’Azerbaïdjan, l’ennemie direct de l’Arménie, vaincu au terme de la longue guerre de 1992-94, lorsque les troupes arméniennes du Haut-Karabagh repoussèrent celles azerbaïdjanaises en dehors non seulement des frontières de l’enclave, mais parvinrent en plus à envahir sept districts azerbaïdjanais adjacents afin de sécuriser le territoire. Celui de la Turquie, deuxième armée de l’OTAN, candidate à l’Union européenne, héréditaire négationniste du génocide arménien (outre qu’assyro-caldéen et grecque) de 1915, et alliée de l’Azerbaïdjan. Celui d’Israël, qui a fourni les drones Harop à l’Azerbaïdjan, dictature avec laquelle elle a nouée des forts liens politiques et économiques en fonction anti-iranienne. Celui de Moscou, qui a abandonné son principal allié pour des calculs politiques qui risquent de se retourner contre eux avec un terrible effet boomerang. Et celui de l’étoile mourante de l’Occident, devenu désormais un hospice de mourants en pleine sénilité, réduit à attendre le résultat des élections américaines et à se demander si les chaussettes et les livres sont ou pas un bien de première nécessité en temps de pandémie.
Ces traités du 9 novembre furent une immense spectacularisation, un enfumage. Les regards ont été détournés grâce à des sophismes et à des jeux de prestidigitation. Ils ont agité les doigts d’une main afin d’attirer l’attention et pouvoir accomplir leur tour de magie avec l’autre. Tout le monde a menti. L’Azerbaïdjan, qui a érigé le mensonge à vérité d’Etat, limitant à l’impossible la présence de journalistes internationaux sur leur territoire, bloquant internet à ses citoyens et propageant des fausses nouvelles à répétition. Niant qu’ils avaient utilisé des mercenaires syriens au front et bombardé des cibles civiles : zones résidentielles, hôpitaux, écoles, centrales hydroélectriques. Et refusant de divulguer les chiffres de leurs pertes, immenses, et qu’il sera difficile de justifier au vue des gains territoriaux somme toute décevants par rapport aux objectifs qu’ils s’étaient fixés au départ.
Les autorités arméniennes aussi ont menti : sur l’état de préparation des défenses, sur le nombre de morts au front, qui serait officieusement proche des quatre mille, sur l’ampleur du désastre. Il était clair que sans l’intervention russe et une coordination impeccable des troupes arméniennes, le Haut-Karabagh n’aurait pas pu résister à cette offensive internationale et surarmée. Déjà nombre de soldats qui étaient au front témoignent d’ordres contradictoires et absurdes, d’absence de coordination, d’honteuses défections, de moyens militaires bloqués et jamais parvenus au front. Le poignard qui a fait définitivement tomber l’Arménie porte, selon certains, les couleurs du drapeau arménien. Ils les appellent « nos Turcs à nous », ces cinquièmes colonnes qui visaient à se défaire du Haut-Karabagh, le rendre à l’Azerbaïdjan et ainsi se libérer de ce qu’ils considéraient un « poids » qui aurait empêché tout développement de l’Arménie. Le mot « traître » a été prononcé dès la signature des accords, et est dirigé vers plusieurs personnages, de la vieille garde tout comme de l’actuelle.
Pour une fois, la Turquie n’a pas menti, et elle a soutenu directement et sans langue de bois son allié azerbaïdjanais. Où il compte s’installer durablement en une optique panturque qui devrait alarmer au plus haut point non seulement Moscou mais également Téhéran, Pékin et les chancelleries européennes. Du camp soi-disant occidental, seul trois pays ne semblent pas se préoccuper de cet expansionnisme touranien que seul l’avenir nous dira s’il était sérieux ou en carton. Tout d’abord, les États-Unis, que le panturquisme arrange dans la mesure où il empêche toute cohérence eurasiate entre l’Europe, la Russie et la Chine, semant le trouble et les conflits. Ensuite, le Royaume-Uni, puissance thalassocrate qui investit dans le pétrole azerbaïdjanais depuis la fin du 19ème siècle, et qui est resté très discret tout au long du conflit arméno-azerbaïdjanais. Et enfin, l’un des grands alliés de l’Azerbaïdjan, Israël, qui a fourni en armements les troupes de Bakou, et qui ne serait pas malheureuse d’assister à la dislocation de l’Iran à cause des révoltes de ses minorités turcophones, tels les Afchars, les Azerbaïdjanais et les Kachkaïs.
Quelles conséquences ?
Le Haut-Karabagh est en train d’être démantelé. Les accords du 9 novembre entérinent la rétrocession d’un grand nombre de ses territoires à l’Azerbaïdjan, laissant aux Arméniens seulement quelques régions autour de la capitale Stepanakert, et au nord. Le statut définitif de ce qui reste du Haut-Karabagh est à déterminer. Le risque d’une disparition pure et simple des Arméniens locaux n’est pas à exclure sur la longue période si ces territoires tomberont sous le contrôle des autorités azerbaïdjanaises, dont les sentiments envers les Arméniens ne sont pas un mystère.
Autre point fondamental de ces accords est la création d’un couloir entre l’Azerbaïdjan et son exclave du Nakhitchevan à travers le territoire arménien du Syunik méridional. Le Nakhitchevan étant frontalière avec la Turquie, c’est l’un des vieux rêves panturques qui se réalisera dans les prochaines années : créer une continuité entre la Turquie, donc ses côtes méditerranéennes et de la mer Noire, et l’Azerbaïdjan, donc la mer Caspienne et ses riches gisements d’hydrocarbures. Ici la réponse à pourquoi l’Arménie et le Haut-Karabagh sont fondamentaux et devaient à tout prix être préservés et soutenus : ils sont les seuls deux états qui brisent la continuité territoriale turcique entre Istanbul et le Xinjiang. Cette barrière est en train de disparaître, ce qui risque de bouleverser profondément le Caucase, l’Asie centrale et les Balkans.
Il est avec toute évidence trop tôt pour tirer des conclusions définitives de ces accords, car la situation sur le terrain demeure fragile et changeante. En revanche, si l’on s’arrête aux faits et au contexte régional, il est néanmoins possible de concevoir des possibles conséquences pour les acteurs principaux de ce conflit qui dure depuis trente ans.
Tout d’abord, la vie politique et internationale de l’Arménie. Celle-ci risque d’être profondément bouleversée, y compris chez la diaspora, notamment en France et aux États-Unis. Si la défaite arménienne trouve ses sources dans un ensemble de causes, il est indéniable que l’actuel gouvernement du premier ministre Nikol Pashinyan porte des lourdes responsabilités. Issu de la société civile et du journalisme, il arriva au pouvoir en 2018, à la suite de protestations massives qui ont provoqué les démissions de l’ancien président controversé Serzh Sargsyan. Celui-ci assurait l’alliance militaire, économique et politique du pays avec la Russie, mais était également le garant du système oligarque arménien et de sa corruption. Pashinyan a toujours été perçu par Moscou comme excessivement pro-européen et libéral. Une large partie de ses supports et membres du gouvernement, souvent formés dans des ONG européennes et issus, comme Pashinyan, de la société civile, ont à plusieurs reprises et ouvertement critiqué les alliances avec les Russes, y compris sa présence militaire, souhaitant un virage philo-occidental et libéral. Discours inaudible de la part de Moscou, qui a déjà dû faire face aux « révolutions colorées » de Géorgie, Ukraine et Serbie, avec les résultats que l’on sait, et qui est profondément préoccupée par les contestations en Biélorussie. Lors des premiers jours de la guerre, Pashinyan a téléphoné à plusieurs reprises à Poutine, qui ne lui a pas répondu, lui signifiant par-là que Moscou ne serait pas intervenue dans le conflit. Les errances et l’inexpérience, voir l’incompétence, d’une grande partie de l’entourage de Nikol Pashinyan et de Pashinyan lui-même, facteurs qui avaient déjà déstabilisé les institutions du pays, ont fait le reste. Il est de conséquence légitime de supposer que le premier ministre arménien devra choisir entre les démissions et l’assujettissement complet à Moscou, ce qui signera en tout cas la fin de sa carrière politique.
La Russie a été le maître des jeux de ces accords faits sur le dos des Arméniens. Celle-ci a évincé les autres membres du Groupe de Minsk, montrant par-là la décrépitude des institutions internationales, incapables à résoudre quoi que ce soit, et négocié directement avec les contendants. La Turquie, qui s’est fortement impliquée dans le conflit et dont la victoire renforcera le pouvoir de Recep Tayyp Erdogan, n’a pas pour autant été invitée à la table des négociations et ne figure pas dans les accords. Ce qui a soulevé ses protestations, car elle souhaitait envoyer des « pacekeepers » au Haut-Karabagh, afin d’accentuer son activisme militaire1. Ces accords ne peuvent en tout cas être vus comme une victoire russe. Ils marquent au contraire un recul de la part de Moscou, qui renforce certes sa présence militaire au Caucase, mais provoque en même temps la désaffiliation de l’ensemble des Arméniens, pourtant traditionnellement alliés de Moscou, l’ultérieure éloignement des Géorgiens, dont les régions d’Abkhazie et Ossétie du Sud sont sous le contrôle des Russes, et de l’Azerbaïdjan, qui se sont vus empêchés de « récupérer » le reste des territoires et d’expulser l’ensemble de la population arménienne. Ces accords laissent également l’axe panturque se renforcer dans le Caucase, ce qui ne manquera pas de créer des nouvelles tensions entre Moscou et Ankara.
Pour ce qui concerne l’Azerbaïdjan, la présence militaire russe n’arrangera guère les autorités de Bakou. Derrière les déclarations tonitruantes des autorités, il y a en réalité un sentiment de « victoires mutilée » qui pourrait mettre à dure épreuve le régime du clan du président Ilham Aliyev, dont la famille est au pouvoir depuis 1969. Son régime n’a plus le prétexte de la guerre aux Arméniens pour légitimer son pouvoir et son système kleptocrate, surtout en une période marquée par la chute de la monnaie locale, le manat, et du prix du pétrole, seule richesse de l’Azerbaïdjan. Le régime risquera de conséquence de devoir choisir entre la réforme, donc le risque d’effondrement, et le soutien des Turcs, déjà très (excessivement, pour certains) présents dans les institutions politiques et militaires azerbaïdjanaises.
La victoire azéro-turque bouleverse la géopolitique du Caucase sous différents points de vue, notamment celui démographique. Les territoires annexés à court et à long terme par les Azerbaïdjanais seront rapidement repeuplés par des colons turcophones, comme ce fut le cas pour le Nakhitchevan, où l’élément arménien fut quasi totalement évincé pendant la période soviétique, ou dans le cas de Chypre du Nord, où environ le 30% de la population turcophone est originaire d’Anatolie. Ce programme devrai alarmer au plus haut point la Russie, l’Iran et la Chine, car cela pourrait donner des prétextes à leurs nombreuses minorités turciques, et créer des troubles en Asie centrale, où Ankara tente de s’infiltrer depuis la dislocation de l’URSS. Et où la Chine est en train d’investir des moyens colossaux dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie.
L’Iran, grande absente du jeu caucasien, sort berné de la capitulation arménienne et de la victoire azerbaïdjanaise, où les drapeaux israéliens étaient brandis aux côtés de ceux turcs et nationaux. Téhéran entretien d’excellentes relations avec Erevan, qui lui permet de contourner en partie le blocus imposé par les USA et ses alliés à la traîne. Il supporte les chiites de Syrie, tandis que les Turcs lui font la guerre. La victoire de l’Azerbaïdjan risquera de nourrir les velléités autonomistes, voire sécessionistes, de la nombreuse communauté azerbaïdjanaise située au nord de l’Iran. En outre, la création d’un couloir reliant l’Azerbaïdjan à son exclave du Nakhitchevan et passant par l’Arménie défavorisera inévitablement l’économie frontalière de l’Iran du nord, car auparavant les autorités de Bakou devaient passer par là pour arriver au Nakhitchevan. En dernier lieu, la présence de mercenaires syriens et libyens acheminés par les autorités turques pour combattre inquiète profondément les autorités iraniennes.
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Pour approfondir :
Eric Hoesli : A la conquête du Caucase. Épopée géopolitique et guerre d’influence, éd. Syrtes
Markar Melkonian : La route de mon frère, éd. Thaddée
Taline Papazian : L’Arménie à l’épreuve du feu, éd. Karthala
Maxence Smaniotto : L’Arménie au-delà des clichés, éd. Thaddée
1 La Turquie occupe le nord de l’île de Chypre depuis 1974 et a des bases militaires en Somalie, Kurdistan irakien, Qatar, Lybie, Syrie du nord, Albanie et, bientôt, Azerbaïdjan. Elle est parvenue néanmoins à faire accepter une postation russo-turque de monitorage au Haut-Karabagh.
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