YSENGRIMUS — L’acteur et humoriste Robin Williams (1951-2014) reste dans nos mémoires. Impossible de ne pas penser à lui sans se remémorer Good Morning Vietnam (1987). Un film étonnant et incroyablement attachant, revu jadis dans la complète spontanéité du mouvement. Mon fils Reinardus-le-goupil et moi discutions, en mangeant nos nouilles, de la perte de dix soldats français survenue en Afghanistan en août 2008. J’en arrive à dire: «Ils ne tiennent aucun compte de la force constante et solide de l’hinterland, quand l’intégralité de ta population ordinaire est engagée, avec la constance de la vie de tous les jours, dans la guerre. Aucun envahisseur ne peut égaler cela, même avec toute la technologie qu’on voudra. Ils devraient revoir et méditer Good Morning, Vietnam». La curiosité de Reinardus-le-goupil est aussitôt piquée par cette histoire d’hinterland et à l’idée d’une réflexion sur les errements de la guerre animée par un tonitruant humoriste comme Robin Williams. Quand je lui montre notre copie du film, il réclame de le visionner sur le champ. Le temps de rapatrier mon plat de nouilles et mon verre de coca et nous nous installons.
Saigon, 1965. Nous sommes sous la présidence de Lyndon B. Johnson, la guerre du Vietnam en a encore pour dix ans à se traîner et, pour l’instant, c’est la paix armée de l’occupation américaine du Vietnam du Sud. L’ambiance faussement sereine de la «mission accomplie» (pas si accomplie…) sur Saigon ne fait pas oublier que le front est proche. Car, naturellement, dans leur ignorance de la réalité subtile de l’hinterland, les américains croient toujours qu’il y a un front (même si, en fait, ils n’arrivent presque jamais à vraiment trouver l’ennemi et optent pour pilonner des villages civils entiers, au petit bonheur la chance)… Les troupes s’ennuient pour mourir et, pour les dérider, l’armée fait venir de Crète l’animateur de radio Adrian Cronauer (joué, en grande partie all’improviso, par un Robin Williams extraordinairement juste dans la subite alternance de la bouffonnerie et du tragique). C’est un petit sous-off de l’armée de l’air qui est un génie incontesté de l’humour verbal. Sa prestation est à hurler de rire (je recommande fortement les sous-titre en anglais pour malentendants, car là, plus que jamais, l’inextinguible flux verbal se déverse vraiment en mitraille). Cronauer tient le micro de la radio militaire américaine de Saigon deux fois par jour. Une heure, de quatre à cinq heure l’après-midi, mais surtout, une heure, de six à sept heure du matin, où il déclenche le réveil des troupes avec son tonitruant: Gooooood Moooooorning Vieeeetnam!
L’humour verbal désopilant et pétaradant de Williams est mis en contraste très subtilement avec une cinématographie douçâtre et fine, presque glauque, toute en langueur et en tristesse contenue. Tourné en Thaïlande, le film nous présente un Vietnam tout à fait crédible, vivant dans la peur faussement tranquille du danger terroriste permanent et sous la pression sourde et ambivalente de l’occupation. À la fois respectueuse et investigatrice, la caméra nous montre une population affairée, discrète, distante, avenante mais sans plus. Je le dis à plusieurs reprise à Reinardus-le-goupil: c’est lui, l’hinterland. Entre ses prestations radiophoniques, qui lui valent une gloire instantanée auprès des troupes et tous les emmerdements imaginables auprès de ses officiers supérieurs (ils lui reprochent son choix musical tonique, son laxisme avec l’info et ses écarts de langage subversifs), Adrian Cronauer se promène en bécane dans Saigon, populeuse et vernaculaire, en compagnie de son placide compagnon d’arme, Edward Garlick (campé avec beaucoup de sensibilité pas Forest Whitaker). Il faut évidemment que Cronauer tombe subitement amoureux de Trinh (jouée, tout en distance et majesté discrète, par Chintara Sukapatana, une actrice thaïlandaise), qu’il la suive jusque dans ses cours d’anglais lange seconde, qu’il se fasse même enseignant d’anglais langue seconde lui-même, pour la revoir. Et il rêve de Trinh, jusqu’à ce que Tuan (joué par Tung Thanh Tran, un jeune acteur vietnamien très convainquant), le frère cadet de Trinh, s’interpose. Adrian Cronauer comprend alors qu’il faut conquérir le frère pour espérer revoir la sœur et c’est ainsi que la plus improbable des amitiés se noue entre ces deux hommes si différents. Adrian reverra platoniquement Trinh, dans son village natal (et entourée de toute sa famille…). Ce sera pour se faire expliquer calmement par elle que l’amour entre l’américain (clown subitement triste, incarnant intensément tout le paradoxe de l’Amérique) et la vietnamienne (incarnant, elle aussi, le Vietnam tout entier, patient, méthodique, serein dans l’épreuve, sans distinction nord-sud), c’est une pure et simple impossibilité dans les conditions culturelles et politiques actuelles.
Arrivons-en directement à notre affaire d’hinterland. Suite à une série de combines tarabustées dans lesquelles les officiers supérieurs de Cronauer sont mouillés, car ils veulent se débarrasser de lui et retrouver leur station de radio insipide de jadis, Adrian et Edward se retrouvent, sans le savoir, seuls en jeep, sur une route de brousse contrôlée par le Viêt-Cong. La jeep roule sur une mine, capote, éjecte ses occupants miraculeusement indemnes, et voici nos deux olibrius perdus dans la jungle et cernés tout en douceur par une phalange de soldats d’Ho Chi Min qui leur crient calmement en anglais que s’ils se rendent tout va bien se passer. Quand la situation semble parfaitement désespérée, c’est soudain Tuan, le frère de Trinh, ce jeune garçon, presque un enfant, qui a de l’amitié pour Cronauer, qui les tire de la nasse. Comme dans un rêve, il descend de Saigon dans un petit cabriolet bleu piscine au moteur crachotant, apparaît comme une fleur au milieu de la jungle, les prends par la main et les guide vers un improbable hélicoptère américain qui se replie dare-dare sur Saigon. Les soldats du Viêt-Cong, des hommes très jeunes eux aussi, armés jusqu’aux dents, ont subitement disparu dans la broussaille. Que s’est-il donc passé? C’est tout simplement que Tuan, sa sœur, leurs amis, leurs familles villageoises, le gros des étudiants de la classe d’anglais langue seconde, toute la population ordinaire de Saigon et du Vietnam du Sud en fait, est en contact permanent, intime, polymorphe, organique, avec le Viêt-Cong…
C’est à ce moment que notre saltimbanque radiophonique qui prenait un tel plaisir à lire en onde, sur un mode sarcastique, les télex d’informations pessimistes censurés par l’armée, redevient le bon américain obtus, bien pensant, heurté dans sa morale rigide et sa conception manichéenne de la guerre. Il retrouve Tuan dans un sombre quartier populaire de Saigon, et on assiste alors à une scène extraordinaire, tant pour la sensibilité des deux acteurs que pour la cinématographie (Tuan se dissimulant dans les recoins du quartier, on n’entend initialement que sa voix, pendant qu’Adrian le cherche parmi les hommes et les femmes de l’hinterland. Cet espace et ces figurants sont époustouflants). Adrian: «Les américains sont ici pour aider les vietnamiens. Je te faisais confiance. Je t’ai donné toute mon amitié et… tu travailles avec l’ennemi». Tuan, en larmes, dans son anglais approximatif: «L’ennemi… Quel ennemi?… c’est toi l’ennemi!», et il énumère tous les membres de sa famille tués par l’occupant américain. Adrian Cronauer, atterré, voit soudain sous ses yeux, dans le discours spontané et naturel de cet enfant engagé dans la guerre feutrée du désespoir, la dissolution du Nord, du Sud, du Front, du Juste et de l’Injuste, de toute la conception classique de la guerre… L’imbuvable logique rigide des fronts confrontée à la mouvance si fluide mais si puissante de l’hinterland. L’incompatible distinction entre guerre de conquête et guerre de résistance. Cronauer déconnecte alors complètement. Il ne sait littéralement plus sur quel pied danser sa danse de cabotin. Il sera éventuellement muté, et la guerre continuera, avec des gamins américains de plus en plus nombreux et ayant désormais de plus en plus de difficulté à se réveiller à six heures du matin…
Good Morning, Vietnam, est justement, de tous points de vue, le film du réveil abrupt. Il est à revoir impérativement par toute personne vivant dans un pays occidental entretenant des troupes «aidant» à l’étranger… Tout y est, patent, limpide. Et, devant cette incroyable capacité des américains à inscrire, dans leurs productions culturelles, une si subtile compréhension historique des erreurs politiques et militaires qu’ils referont de toutes façons, comme si de rien était, Reinardus-le-goupil aura ce mot: «Ils sont intelligents, mais ils sont cons»… Oh oui… et c’est en cela aussi que l’Adrian Cronauer brillamment campé par Robin Williams dans Good Morning, Vietnam les incarne si profondément.
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Good Morning, Vietnam, 1987, Barry Levinson, film américain avec Robin Williams, Forest Whitaker, Tung Thanh Tran, Chintara Sukapatana, Cu Ba Nguyen, 121 minutes.
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Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec