par Katya Bohdan.
Le journaliste plein d’expérience m’a donné une importante leçon : « Rapportez les faits, quelles qu’en soient les conséquences ». Le seul livre que Robert Fisk m’ait recommandé de lire est le roman satirique sur le journalisme – Scoop – de Evelyn Waugh – l’histoire du malchanceux écrivain William Boot qui, en raison d’une tournure inattendue des événements, est envoyé dans le pays africain fictif d’Ismaëlie pour y faire un reportage sur un conflit en tant que correspondant étranger.
Lorsque j’ai appris sa mort, des scènes de mes échanges avec lui se sont rappelées à mon esprit. D’une certaine manière, le jour où il m’a recommandé le roman Scoop a été l’un des plus brillants souvenirs parmi tous les autres – et il est devenu depuis l’un de mes livres préférés.
Le roman est une pure satire qui s’adresse à l’industrie de la presse et à la profession de journaliste. C’est une lecture assez intéressante à recommander à un jeune journaliste en herbe. Mais cela est en soi emblématique de la façon dont il était en tant que personne, ou du moins de la façon dont je l’ai connu : un homme au grand cœur, avec un grand sens de l’humour, souvent sarcastique, un homme empathique, rayonnant et intelligent.
J’ai rencontré Fisk pour la première fois à Beyrouth en avril 2017, alors que j’étais en deuxième année d’université et que je venais de terminer un stage de journalisme à Téhéran, en Iran. J’avais changé de spécialité pour le journalisme après avoir lu son livre, La grande guerre Pour la civilisation, et je sais que je ne suis pas la seule à avoir été inspirée à entrer dans la profession par ses reportages détaillés et primés.
Au cours de ma première année d’études de journalisme, je savais deux choses : que je voulais travailler au Moyen-Orient et que je voulais rencontrer Fisk. Donc au moment où – pendant mon stage en Iran – j’ai réussi à trouver son adresse électronique personnelle, je lui ai envoyé un message. Je lui ai écrit que je serais bientôt à Beyrouth pour une semaine ; serait-il prêt à me rencontrer ?
À ma plus grande surprise, il m’a répondu. Il en serait heureux, m’a-t-il dit, et il m’a demandé de l’appeler dès mon arrivée.
Fisk a été l’un des premiers journalistes occidentaux à se rendre sur les lieux du massacre de Sabra et Chatila à Beyrouth en septembre 1982.
Il est recommandé de « ne jamais rencontrer ses héros ». Mais c’est un sentiment auquel je n’ai jamais adhéré. En tant qu’étudiante en journalisme et aspirante journaliste, j’ai pris contact avec plusieurs des miens – pour leur demander des conseils, une éventuelle interview ou simplement pour essayer d’élargir mon réseau professionnel. La plupart d’entre eux ont rapidement fait en sorte de détruire l’image idéalisée que je m’étais faite d’eux dans mon esprit.
Mais Fisk était tout le contraire – et pas seulement pour moi. Il parlait souvent en termes élogieux des collègues plus jeunes avec lesquels il avait travaillé ou qu’il avait rencontrés lors de ses reportages. Et pour un journaliste aussi chevronné et acclamé, il était étonnamment accessible. Quelle que soit sa charge de travail – reportage, conférences, écriture de livres – il trouvait toujours du temps pour moi lorsque je souhaitais le revoir.
La première fois que je l’ai rencontré, il m’a invitée à prendre un café avec lui et un artiste de Beyrouth qu’il interviewait pour un article pour The Independent dans un restaurant sur la Corniche à Beyrouth.
Quelques jours plus tard, lorsque, en le prévenant avec un très court délai, je lui ai demandé si je pouvais l’interviewer sur la politique du président américain Donald Trump au Moyen-Orient pour une publication belge pour laquelle je travaillais alors en free-lance, il m’a immédiatement répondu par l’affirmative.
Plus tard dans l’année, lorsqu’il est venu en Belgique pour donner une conférence sur la crise des réfugiés, il m’a invitée et a gentiment consacré son après-midi ce jour-là pour répondre à toutes les questions que j’avais à lui poser. J’en ai eu pour quatre heures. Et maintenant, je me rends compte qu’il m’en reste beaucoup que j’aimerais pouvoir encore lui poser…
Lorsque j’essayais de trouver un moyen d’aller au Yémen – pour ma thèse de fin d’études – pour réaliser un reportage sur la crise humanitaire qui y sévit là-bas, il ne m’a jamais découragée dans mes ambitions. Au contraire, il m’a conseillée sur la meilleure façon de procéder, sur les personnes à contacter et sur la manière de rester en sécurité.
Il m’a donné des conseils – véritable accumulation de dizaines d’années d’expérience – que j’ai pris à cœur et que j’essaie toujours d’appliquer à ma façon de travailler.
En 2017, lorsque je l’avais interviewé pour le journal belge, dans un restaurant italien situé au-dessus de la Corniche – qui a malheureusement fermé ses portes – j’avais intégré dans mon article son choix de boisson. Sa réponse : « Je suis également reconnaissant que, même si je bois du gin-tonic au restaurant, je suis aussi « énergique, alerte et vif » – ce qui est vrai !
Mais malgré son énergie, sa vivacité et son humour, il y avait chez lui un certain cynisme et une certaine lassitude. « J’ai à peine le temps d’aller au Yémen, je suis épuisé », m’avait-il dit. « Je suis encore fatigué par la Syrie, vous savez. Nous le sommes tous, peu importe notre âge, et nous n’avons pas assez de reporters. »
Fisk pensait qu’il était important que les journalistes soient « consumés » par une « détermination rigoureuse à dire la vérité » et il était un mentor compréhensif et d’un grand soutien.
Lorsque j’ai eu du mal à trouver un débouché pour mes reportages au Yémen, que certaines organisations de presse ont refusé en invoquant des « raisons de sécurité », il a écrit dans un courriel : « Je suis vraiment désolé d’apprendre que votre reportage sur le Yémen a suscité une réaction scandaleuse et je peux imaginer votre dégoût pour le journalisme. Je n’ai pas besoin d’ajouter que tout le monde ressent la même chose, surtout au début ».
Bien qu’il soit issu d’une génération de journalistes très différente, il comprenait les difficultés auxquelles sont confrontés les journalistes indépendants dans le monde d’aujourd’hui.
J’ai persévéré et le reportage a attiré l’attention de mon pays sur la catastrophe qui se déroule au Yémen. Je l’ai remercié pour son soutien dans un SMS, auquel il n’a pas répondu.
Lorsque je faisais mon stage chez Al Jazeera en 2018, il m’a appelé plusieurs fois pour me demander comment ça se passait. Même si nous ne nous parlions pas souvent, j’ai essayé de rester en contact et de lui écrire régulièrement. Je le tenais au courant des événements de la vie – trouver un emploi, être acceptée pour ma maîtrise – et chaque réponse de sa part avait une grande valeur.
« Je ne t’oublie pas, Katya – mais je croule sous le travail. Ta demande figure dans mon journal intime (écrite à la main bien sûr) », a-t-il répondu après que je lui ai demandé, il y a quelques mois, s’il voulait bien m’écrire une lettre de recommandation pour la faculté de droit.
Il écrivit une belle lettre, avec tout un paragraphe auquel je pense souvent quand j’évoque les critiques qu’il a dû affronter au cours de la dernière décennie de sa vie, accusé qu’il était de se ranger du côté du gouvernement du président syrien Bachar al-Assad dans ses reportages sur la guerre en Syrie.
Voici ce qu’il a écrit :
« En particulier maintenant – et surtout dans la région du Moyen-Orient – les journalistes subissent une pression toujours plus forte pour adopter une perspective ‘sûre’ afin d’éviter les critiques des gouvernements, des groupes de pression et des lobbyistes. Le reportage de Mme Bohdan au Yémen, qui a demandé du courage et une grande ingéniosité, a été la preuve de son désir de ‘raconter les faits’ quelles qu’en soient les conséquences ».
Je ne peux pas en être sûre, mais je pense que cela résume ce qu’il a pu penser des critiques dont il a fait l’objet. Et bien qu’il y ait eu des points sur lesquels lui et moi étions ouvertement en désaccord, je l’ai toujours trouvé partisan du dialogue et de la saine discussion. Il était attentif et je ne l’ai jamais vu dénigrer une opinion contraire. J’ai toujours pensé que la façon dont un professionnel de haut niveau traite un collègue de rang inférieur est un signe d’intégrité ou de manque d’intégrité. Pour moi, son intégrité n’a jamais été mise en doute.
Il était respectueux, réceptif, compréhensif et encourageant. Il donnait toujours des conseils lorsqu’on le lui demandait, mais ne les donnait jamais sans avoir été sollicité pour cela. En bref, c’était un véritable mentor, même si je ne le lui ai jamais dit, de peur que cela n’ait l’air d’un cliché. J’espère vraiment que cela ne le dérangerait pas si je le lui disais maintenant.
source : Al-Jazeera
traduction : Chronique de Palestine
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