Docteur Deep et Mister State

Docteur Deep et Mister State

Faire de la recherche, et c’est le cas de votre serviteur qui y passe de longues heures chaque jour, est un pur moment de bonheur. On enquête, on trouve, on analyse ; parfois, tel un Sherlock Holmes de la chose géopolitique, on met en relation de petits faits apparemment étrangers l’un à l’autre pour en tirer la substantifique moelle venant confirmer ce que l’on sait déjà…

Avant d’y venir, rappelons ce que nous avons montré à plusieurs reprises sur ce blog. Auparavant d’un seul tenant, le Deep State américain a fini par se fractionner en différents courants se crêpant parfois sérieusement le chignon. C’est d’ailleurs ce que j’évoquais dans une récente interview :

Qui est George Soros ? Un Bernard Henri-Lévy milliardaire ?

Rappelons une loi physique élémentaire : tout corps qui prend de l’ampleur finit à son tour par se diviser. Il en est allé de même pour le Deep State. D’abord monolithique, celui-ci a pris tellement d’importance qu’il a commencé à se diviser en chapelles différentes. L’opposition entre les « kissingériens » qui proposaient de jouer la Chine contre la Russie dans les années 70 et les « néo-kissingériens », qui souhaitent aujourd’hui lancer Moscou contre Pékin, n’est que l’un des manifestations de cet éclatement.

Soros, c’est un nom attrape-tout. Ce n’est pas une pieuvre, c’est une des tentacules, une des chapelles du Deep State qui en compte bien d’autres. Parfois, leurs intérêts coïncident ; parfois, elles s’opposent. L’Open Society de Soros est par exemple assez proche des Frères Musulmans, ennemi absolu d’Israël et du lobby pro-israélien, autre chapelle de Washington. Soros est d’ailleurs interdit de séjour en Israël ! Ce qui n’a pas empêché ces deux tendances de se retrouver en Syrie, où Frères Musulmans et Tel Aviv étaient bras dessus bras dessous contre Assad et l’Arc chiite. Moins en Ukraine où la camarilla NED-Soros-OTAN s’est appuyée sur des groupes néo-nazis pendant le Maïdan, ce qui n’a pas été très bien pris, on s’en doute, par Israël, d’où le vote rebelle de ce pays à l’ONU à propos de la Crimée.

Bolton est encore une autre chapelle du Deep State. Avant de devenir secrétaire à la Sécurité Nationale, c’était le patron du Gatestone Institute, think tank très pro-israélien, anti-russe et anti-migrant. Si Bolton et Soros partagent une position commune sur la Russie et, plus généralement, sur l’hégémonie américaine, beaucoup d’autres choses les séparent. Nous pourrions continuer longtemps ainsi… La conclusion qui s’impose est que ce fameux Deep State n’est pas un tout monolithique mais un ensemble polymorphe de plus en plus divisé quant aux moyens d’enrayer le déclin impérial.

Le fidèle lecteur du livre sait qu’au début des années 2000, déjà, l’invasion de l’Irak avait créé une première grosse rupture :

L’hybris impériale n’a, à ce moment, plus de mesure et Washington s’imagine pouvoir mener de front deux guerres. L’une en Afghanistan, concernant pleinement le Grand Jeu énergético-eurasiatique ; l’autre en Irak où, à la volonté de maîtrise des ressources pétrolières, s’ajoutent des considérations relativement étrangères au Grand Jeu, comme la défense des intérêts d’États clients, Israël et Arabie Saoudite en tête. Les Anciens nous prévenaient du piège de la démesure, mais cette folie des grandeurs américaine est alors dans l’air du temps comme nous l’avons vu plus haut.

Certains esprits voient bien le danger. C’est évidemment le cas de Brzezinski mais aussi de Brent Scowcroft, conseiller à la sécurité nationale de plusieurs administrations, qui s’opposent résolument à l’aventurisme irakien. L’avenir leur donnera raison. La guerre en Irak sera un fiasco stratégique total qui détourne les États-Unis de l’Asie centrale et du Grand Jeu, met à mal les alliances sur lesquelles se fonde l’hégémonie américaine et, de plus, reconstitue l’arc chiite au Moyen-Orient comme nous le verrons au dernier chapitre. Zéro sur toute la ligne.

Un Deep State de plus en plus morcelé, donc, comme le symbolise par exemple l’imminente élection américaine où, pour schématiser, les La-Russie-est-le-principal-ennemi (≃ Démocrates) s’opposent aux La-Chine-est-le-plus-grand-danger (≃ Républicains).

Aussi, votre serviteur n’a-t-il pas été surpris quand il est tombé par hasard sur un remarquable article d’Eurasianet intitulé « Comment l’obsession iranienne des faucons américains met en danger les chrétiens du Moyen-Orient ». Il y aurait pourtant de quoi être déconcerté de prime abord : le site en question est une pure officine impériale, financée par le pervers N.E.D et l’Open Society de Soros, tous deux spécialistes ès révolutions « colorées » et autres joyeusetés putschistes !

Mais ce qui pourrait étonner certains vient au contraire valider notre démonstration ; le Deep State est devenu une créature protéiforme où règne de plus en plus la cacophonie sur les objectifs et les voies à mettre en œuvre. Et comme en 2003, le tropisme moyen-oriental d’une partie de l’État profond exaspère l’autre qui s’arrache littéralement les cheveux.

La première, obsédée par la sécurité d’Israël et de l’Arabie saoudite (pétrodollar et flux énergétiques), est maladivement iranophobe. Certains de ses représentants ont proposé, et c’est ce que dénonce avec véhémence l’article en question, d’aider ouvertement l’Azerbaïdjan dans sa guerre actuelle afin de galvaniser la très importante minorité azérie d’Iran, susceptible de se révolter contre Téhéran et d’entraîner la balkanisation du pays.

« Vœu pieux, inutile et dangereux » clament les tenants de la seconde école, bien moins iranophobes que russophobes, et pour qui les priorités sont tout autres. Obnubilés par le Heartland, à la manœuvre en Ukraine et ailleurs, ils voudraient que l’empire se reconcentre totalement sur le Grand jeu et ne soit pas diverti par les caprices saoudiens ou israéliens.

Ainsi va la vie dans un Washingtonistan à la schizophrénie croissante, où Docteur Deep et Mister State ont de plus en plus de mal à s’entendre…

Source: Lire l'article complet de Chroniques du Grand Jeu

À propos de l'auteur Chroniques du Grand Jeu

« La géopolitique autrement, pour mieux la comprendre... »Présent à l'esprit de tout dirigeant anglo-saxon ou russe, le concept de Grand jeu est étonnamment méconnu en France. C'est pourtant lui qui explique une bonne part des événements géopolitiques de la planète. Crise ukrainienne, 11 septembre, tracé des pipelines, guerre de Tchétchénie, développement des BRICS, invasion de l'Irak, partenariat oriental de l'UE, guerre d'Afghanistan, extension de l'OTAN, conflit syrien, crises du gaz, guerre de Géorgie... tous ces événements se rattachent directement ou indirectement au Grand jeu. Il ne faut certes pas compter sur les médias grand public pour décrypter l'état du monde ; les journaux honnêtes font preuve d'une méconnaissance crasse, les malhonnêtes désinforment sciemment. Ces humbles chroniques ont pour but d'y remédier. Le ton y est souvent désinvolte, parfois mordant. Mais derrière la façade visant à familiariser avec la chose géopolitique, l'information est solide, étayée, référencée. Le lecteur qui visite ce site pour la première fois est fortement invité à d'abord lire Qu'est-ce que le Grand jeu ? qui lui donnera la base théorique lui permettant de comprendre les enjeux de l’actuelle partie d’échecs mondiale.Par Observatus geopoliticusTags associés : amerique latine, asie centrale, caucase, chine, economie, etats-unis, europe, extreme-orient, gaz, histoire, moyen-orient, petrole, russie, sous-continent indien, ukraine

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