Vous trouverez ci joint un article portant le nom de « Le travail à l’ère du capital fictif » de Norbert Trenkle. Un des animateur de Krisis.
Krisis est un groupe de militants allemands et autrichiens créé en mars 1986 à Nuremberg autour de Robert Kurz, Roswitha Scholz, Ernst Lohoff, Franz Schandl, Norbert Trenkle et Claus-Peter Ortlieb. Entre 1986 et 1989, le groupe publie la revue Marxistische Kritik [Critique marxiste] qui prend en 1989 le nom de Krisis. Contributions à la critique de la société marchande. Si dans le premier numéro de Critique marxiste, le groupe argumentait encore du point de vue de la classe prolétaire, tenait le «travail» pour une catégorie transhistorique et le rapport des sexes comme naturel, toutes ces prétendues évidences étaient renversées au cours des années suivantes, laissant apparaître une nouvelle critique de la société capitaliste-marchande, sous le nom de « wert-abspaltungkritik » (critique de la dissociation-valeur) ou «wertkritik» (critique de la valeur).
Le titre de l’ article est en lui même ambigu, il aurait pu être «Le travail à l’ére de la domination réelle du capital» car le capital fictif seul est la négation de tout travail productif de valeur, puisque son objet est A A’ que l’ argent rapporte de l’argent sans passer par une production d’objets utiles (valeur d’usage). Plus loin Norbert parle de 3éme révolution industrielle, en réalité il n’y a pour le moment qu’une seule révolution industrielle celle de la machinerie, la révolution dont parle Norbert s’inscrit dans ce cadre dans le sens ou la bourgeoisie révolutionne en permanence les forces productives.
Norbert considère que «La production de valeur via l’exploitation de la force de travail a été remplacée par l’anticipation systématique de valeur future sous la forme de capital fictif.» il rejoint ainsi les remarques de Loren Goldner de 1981 :
« Il s’agit maintenant de montrer comment et pourquoi la transformation keynésienne de l’état capitaliste entre 1933 et 1945, était l’expression nécessaire de la domination formelle/ plus value absolue et la domination réelle/plus value relative. L’Etat Schachto-Keynésien (1) de 1933-45, et l’État keynésien mur d’après 1945, apparaît au moment ou la composition organique du capital, globalement, est suffisamment élevée pour que toute innovation technologique visant la plus value relative tend à dévaloriser-transférer en fictivité- davantage de capital fixe qu’elle ne produit de plus value apte à être transformée en profit, intérêt et rente foncière.» Cet État a pour fonction d’organiser la dévalorisation permanente de la force de travail à l’échelle globale, pour empêcher la dévalorisation du capital. (Remarque sur la transformation de l’État capitaliste dans la phase de la plus-value relative, Loren Goldner )
Quand Norbert constate « En effet, comme la force de travail a perdu son importance centrale en tant que marchandise de base pour le mouvement autotélique du capital » ce n’ est pas une nouveauté, la perte de centralité correspond au passage de la manufacture à la grande industrie :
« Par ailleurs, le capital productif, ou le mode de production correspondant au capital, ne connaît que deux niveaux de développement : La manufacture et la grande industrie. La première implique la division du travail ; la seconde, une association des forces de travail ( ayant un mode d’activité uniforme) et l’utilisation des forces de la sciences qui entraîne un transfert de l’association et, pour ainsi dire, de l’esprit collectif du travail aux machines, etc. Dans le premier stade, la masse des ouvriers (accumulés) doit être importante, par rapport à la quantité de capital : dans le second , le capital fixe est important par rapport aux ouvriers associés dans leur travail. » (Marx, « Grundrisse » 3.Chapitre du capital, édt. 10/18, page 136.)
Cette perte de centralité, n’est pas la disparition du prolétariat mais son intégration dans ce que Marx désigne de travailleurs collectif
« Avec le développement de la soumission réelle du travail au capital ou mode de production spécifiquement capitaliste, le véritable agent du procès de travail total n’est plus le travailleur individuel, mais une force de travail se combinant toujours plus socialement. Dans ces conditions, les nombreuses forces de travail, qui coopèrent et forment la machine productive totale, participent de la manière la plus diverse au procès immédiat de création des marchandises ou, mieux, des produits – les uns travaillant intellectuellement, les autres manuellement, les uns comme directeur, ingénieur, technicien ou comme surveillant, les autres, enfin, comme ouvrier manuel, voire simple auxiliaire. Un nombre croissant de fonctions de la force de travail prennent le caractère immédiat de travail productif, ceux qui les exécutent étant des ouvriers productifs directement exploités par le capital et soumis à son procès de production et de valorisation. Si l’on considère le travailleur collectif qui forme l’atelier, son activité combinée s’exprime matériellement et directement dans un produit global, c’est-à-dire une masse totale de marchandises. Dès lors, il est parfaitement indifférent de déterminer si la fonction du travailleur individuel – simple maillon du travailleur collectif – consiste plus ou moins en travail manuel simple. L’activité de cette force de travail globale est directement consommée de manière productive par le capital dans le procès d’autovalorisation du capital : elle produit donc immédiatement de la plus-value ou mieux, comme nous le verrons par la suite, elle se transforme directement elle-même en capital. » (Chapitre inédit du capital)
Tout cela pour vous amener à réfléchir sur la MMT la Modern Monetary Theory –Théorie Monétaire Moderne « néo-keynésienne »
Par Norbert Trenkle – Le travail à l’ère du capital fictif
http://www.palim-psao.fr/2015/09/le-travail-a-l-ere-du-capital-fictif-par-norbert-trenkle.html
La production sociale dans la société capitaliste a lieu, on le sait, sous la forme d’une
production de marchandises. Marx a donc tout à fait raison de voir dans la marchandise la
« forme élémentaire » de la richesse capitaliste et de choisir son analyse comme point de
départ de sa critique de l’économie politique. La plupart des économistes ne savent
absolument pas quoi faire de cette approche théorique. Ils considèrent le fait que les gens
établissent leur socialité par l’entremise de la production et de l’échange de marchandises,
c’est-à-dire par l’entremise de marchandises entrant en relation entre elles socialement,
comme un truisme anthropologique. Pour eux, un être humain n’est jamais rien d’autre qu’un
producteur privé en puissance, qui fabrique des choses dans le but de les échanger avec
d’autres producteurs privés, tout en gardant continuellement à l’esprit ses propres intérêts
particuliers. La différence entre la production de richesse dans la société capitaliste moderne
et dans les communautés traditionnelles devient du même coup une simple différence de
degré, censée se limiter au fait que la division sociale du travail est aujourd’hui infiniment
plus développée, en raison à la fois du progrès technique et de la judicieuse découverte par
les hommes que leur productivité s’accroît à proportion de la spécialisation des tâches.
Ce point de vue est une pure projection visant à légitimer dans leur principe même les
rapports capitalistes en les désignant comme transhistoriques. Certes marchandises et argent
ont existé aussi dans de nombreuses sociétés précapitalistes, seulement leur importance
sociale était tout autre que dans le capitalisme. Comme l’a montré Karl Polanyi, les
interactions avec les marchandises et l’argent étaient toujours enchâssées dans d’autres
formes de domination et configurations sociales existant à l’époque (rapports de dépendance
féodaux, normes traditionnelles, structures patriarcales, systèmes de croyances religieuses
etc.).
Ce qui est historiquement spécifique à la société capitaliste, ça n’est donc pas l’existence
des marchandises et de l’argent en soi, mais plutôt le fait qu’ils représentent la forme
universellement acceptée de richesse, tout en jouant simultanément le rôle de médiateur
social, ce qui veut dire que c’est par l’entremise des marchandises et de l’argent que les
individus établissent le lien avec la richesse qu’ils produisent et avec autrui.
Cependant, dès lors que les choses sont produites en tant que marchandises, les
activités productives correspondantes revêtent une forme tout à fait spécifique. Elles
prennent place dans une sphère spéciale, séparées des diverses autres activités sociales encore
accomplies par les êtres humains, et sont assujetties à une logique instrumentale, une
rationalité et une discipline temporelle spécifiques. Cette forme commune n’a rien à voir avec
le contenu particulier des diverses activités, mais est due uniquement au fait qu’elles sont
exécutées aux fins de la production de marchandises. Au sein d’une société structurée de la
sorte, il est possible de subsumer toutes ces activités sous un seul et même concept : le travail.
* « Labour in the era of fictitious capital », intervention prononcée lors du colloque « Never
Work » à Cardiff (Pays de Galles) le 10 juillet 2015. Traduit à partir des versions anglaise et allemande
données par l’auteur sur le site du groupe Krisis : http://www.krisis.org.
Transformer en argent, le travail abstrait représenté dans la marchandise.
1 -Tout comme la marchandise, cette forme d’activité historiquement spécifique qu’est le
travail possède un double caractère : elle se divise en un côté concret, qui produit la valeur
d’usage, et un côté abstrait, qui produit la valeur. Le travail concret n’a d’intérêt pour le
producteur de marchandises que dans la mesure où seule une marchandise présentant une
utilité quelconque pour l’acheteur est susceptible d’être vendue. Aux yeux du producteur, la
valeur d’usage n’est qu’un moyen en vue d’une fin extrinsèque : réaliser, c’est-à-dire
transformer en argent, le travail abstrait représenté dans la marchandise. L’argent est en effet
la marchandise universelle ou, comme dit Marx, « le souverain et le Dieu du monde des
marchandises », la marchandise qui sert de référence à toutes les autres marchandises.
Formulons la chose autrement : l’argent est l’incarnation de la richesse abstraite de la société
capitaliste, l’incarnation de la richesse universellement reconnue dans cette société.
À cet égard, seul le côté abstrait du travail possède une validité sociale universelle,
puisque lui seul entre en tant que valeur (incarnée par de l’argent) dans la circulation sociale
et s’y maintient comme tel. Le côté concret du travail, en revanche, s’éteint avec chaque
vente, car la valeur d’usage tombe alors hors de la circulation sociale ; son utilisation ne
regarde plus que l’acheteur. La richesse matérielle, qui dans les conditions de la production
marchande revêt la forme de la valeur d’usage, est donc toujours de l’ordre du particulier.
Nous pouvons par conséquent retenir dans un premier temps que non seulement le
travail est une forme d’activité grâce à laquelle la richesse capitaliste est produite dans sa
forme spécifiquement duale, mais qu’il remplit en outre la fonction essentielle de médiation
sociale. Pour être plus précis, c’est le côté abstrait du travail qui remplit cette fonction, tandis
que le côté concret lui reste subordonné.
Caractère fondamental de la médiation
2-Cette forme de médiation par le travail a un caractère fondamentalement
contradictoire. Car tout en produisant en tant que producteur privé et selon ses intérêts
particuliers, chacun est, par le fait même, engagé dans une activité sociale. La nature d’une telle
médiation fait qu’elle ne peut pas être consciente, mais adopte nécessairement une forme
réifiée et, sous cette forme, domine les hommes. Comme l’écrivait Marx dans ce célèbre
passage tiré du chapitre sur le fétichisme de la marchandise : « Les objets d’usage ne deviennent
marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés menés indépendamment les uns des autres.
Le complexe de tous les travaux privés forme le travail social global. Étant donné que les producteurs n’entrent en contact social que parce que et à partir du moment où ils échangent les produits de leur travail, les caractères spécifiquement sociaux de leurs travaux privés n’apparaissent eux-mêmes également que dans cet échange.
Autrement dit : c’est seulement à travers les relations que l’échange instaure entre les produits du travail et, par leur entremise, entre les producteurs, que les travaux privés deviennent effectivement, en acte, des membres du travail social global. C’est pourquoi les relations sociales qu’entretiennent leurs travaux privés apparaissent aux producteurs pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire, non pas comme des rapports immédiatement sociaux entre les personnes dans leur travail même, mais au contraire comme rapports impersonnels entre des personnes et rapports sociaux entre des choses impersonnelles » (Le Capital. Livre I, Quadrige/PUF, 1993, pp. 8384).
L’évocation des producteurs privés ne doit pas être comprise comme visant
directement les petites entreprises, les artisans etc., qui fabriquent effectivement différents
produits dans le but de les échanger ensuite sur le marché contre d’autres produits. C’est un
fait que, dans le capitalisme, la majorité des producteurs de marchandises sont bien
évidemment des entreprises, et que la valorisation du capital investi constitue leur unique
objectif de production. Les marchandises qu’ils produisent ne sont qu’un tremplin ou un
moyen pour atteindre cette fin ; c’est seulement dans l’échange que la valeur des
marchandises reçoit sa reconnaissance sociale, sa réalisation. Sous forme d’argent, elle peut
alors entrer à nouveau dans le circuit de la valorisation.
La médiation sociale par le travail se présente donc différemment selon le point de vue
où l’on se place.
Cela dit, ces entreprises, ou disons plus généralement : ces capitaux individuels
trouvent en face d’eux la grande masse des gens n’ayant rien d’autre à vendre que leur force
de travail. Des gens qui sont aussi, bien entendu, des propriétaires de marchandise : chacun
d’eux est propriétaire de sa force de travail, qu’il doit vendre en permanence pour vivre. En
tant que propriétaires de marchandises, cependant, ils se comportent au plan social
exactement comme les producteurs privés : ils poursuivent leurs objectifs particuliers,
lesquels consistent à vendre leur propre force de travail le plus cher possible et à s’imposer
face à la concurrence des autres vendeurs de force de travail. Seulement, du point de vue du
vendeur de force de travail, la médiation par le travail ne présente pas tout à fait le même
visage que du point de vue de l’entreprise capitaliste. Bien que, pour le vendeur de force de
travail, la vente de sa propre marchandise soit également un simple moyen en vue d’une fin
extérieure, cette fin, en revanche, ne consiste pas à faire fructifier une certaine somme
d’argent, mais à assurer sa propre subsistance.
La médiation sociale par le travail se présente donc différemment selon le point de vue
où l’on se place. Alors que pour les capitalistes, elle apparaît directement sous la forme du
mouvement autoréférentiel du capital – que Marx a résumé dans la formule bien connue AM-A’ –, du point de vue d’un vendeur de force de travail, elle apparaît comme un mouvement
d’échange de type M-A-M. La marchandise force de travail est un objet d’échange que son
propriétaire jette sur le marché afin d’obtenir en retour d’autres marchandises. L’argent n’est
ici qu’un moyen pour atteindre cet objectif, alors que dans le premier cas il représente
l’objectif même. À première vue, ce second mouvement correspond à ce que Marx décrit
comme le simple échange de marchandises. Et pourtant il y a une différence importante. Car
même si le vendeur de force de travail individuel n’utilise sa marchandise que pour l’échanger
contre des biens de consommation et si aucune augmentation de la valeur initiale n’en résulte,
cet acte d’échange fait néanmoins partie intégrante du mouvement d’ensemble de la
valorisation du capital, dont le point de départ et le point d’arrivée sont toujours la valeur
sous sa forme tangible : l’argent. C’est seulement dans la mesure où se poursuit indéfiniment
le bouclage rétroactif de la valeur sur elle-même qu’il peut y avoir accessoirement une
demande pour la marchandise force de travail, seule marchandise capable, lorsqu’elle est
exploitée, de créer plus de valeur qu’elle n’en a besoin pour sa propre (re)production.
En même temps, cette différence de positions au sein du mouvement de médiation
sociale par le travail constitue le conflit d’intérêts entre fonctionnaires du capital et vendeurs
de force de travail. Contrairement à ce que le marxisme traditionnel a toujours prétendu, ce
conflit n’a aucun caractère antagoniste au sens d’une incompatibilité fondamentale, puisqu’en
fin de compte il reste lié à un procès de médiation sociale partagée. Néanmoins, il a souvent
donné lieu à des luttes acharnées ; car au final, du côté des propriétaires de force de travail,
toute leur existence dépend des conditions sous lesquelles et du prix auquel ils peuvent vendre
leur marchandise, tandis que, de l’autre côté, moins le capital a à payer pour la marchandise
force de travail, et plus facilement il peut atteindre la fin en soi de la valorisation.
Jusque dans les années 1970, c’est-à-dire jusqu’à la fin du boom fordiste d’après guerre,
la trajectoire de ce conflit d’intérêts (et, avec lui, du mouvement de médiation sociale par le
travail) fut marquée par une dépendance mutuelle indissoluble : le capital avait besoin de la
force de travail pour pouvoir se valoriser, et les vendeurs de force de travail étaient tributaires
du bon fonctionnement de la valorisation du capital pour vendre leur marchandise.
début de la troisième révolution industrielle
3 -Avec la fin du boom fordiste d’après guerre et le début de la troisième révolution
industrielle, la nature de ce rapport a cependant complètement changé. La disparition massive
de l’emploi dans les secteurs industriels de base, consécutive à la fois à l’automatisation
drastique des méthodes de production et à la réorganisation corrélative des procès de
production et des flux de marchandises sur un plan transnational, a profondément et
irréversiblement affaibli le pouvoir de négociation des vendeurs de force de travail. Plus
fondamentalement, avec la mise en œuvre et la généralisation des nouvelles technologies de
l’information et de la communication, l’application du savoir à la production est devenue la
principale force productive, donnant au capital les coudées plus franches que jamais face au
travail salarié. Cela dit, rendre superflue en masse la force de travail ne fut pas sans
conséquences sur le capital également. Comme en effet la valorisation du capital repose
toujours sur l’exploitation à grande échelle de la force de travail dans le cadre de la production
de marchandises, le début de la troisième révolution industrielle a marqué aussi l’amorce
d’une crise fondamentale.
Cette crise se distingue de toutes les grandes crises capitalistes précédentes en ce qu’elle
ne peut, cette fois, être surmontée par une expansion accélérée de la base industrielle : le
niveau de productivité actuel, qui continue d’augmenter constamment, fait que même
l’ouverture de nouveaux secteurs de production (téléviseurs à écran plat, téléphones mobiles
etc.) ne crée aucun besoin supplémentaire de force de travail, mais permet tout au plus de
freiner quelque peu l’expulsion massive du travail vivant hors de la production.
Si l’on a néanmoins réussi à remettre en train la dynamique capitaliste, on n’y est
parvenu qu’en plaçant l’accumulation de capital sur une base nouvelle. La production de
valeur via l’exploitation de la force de travail a été remplacée par l’anticipation systématique
de valeur future sous la forme de capital fictif. Sur cette base nouvelle, le capital a connu
derechef une ère de gigantesque expansion, même si celle-ci atteint à présent de plus en plus
ses limites et, surtout, se révèle liée à des coûts exorbitants pour la société et pour les vendeurs
de la marchandise force de travail. Pour comprendre cette connexion, il nous faut tout
d’abord examiner de plus près la logique interne du capital fictif.
Le capital fictif consiste en une anticipation de valeur future
4. Comme nous l’avons dit, le capital fictif consiste en une anticipation de valeur future.
Mais que faut-il entendre par là exactement ? Et quelles en sont les conséquences pour
l’accumulation du capital au plan global ? Commençons par la première question.
De manière générale, du capital fictif est créé chaque fois que quelqu’un cède son
argent à quelqu’un d’autre en échange d’un titre de propriété (obligation, action etc.)
représentant la créance que détient le donateur sur cette somme d’argent et sur son
accroissement (sous la forme d’intérêts ou de dividendes, par exemple). Ce processus
dédouble la somme initiale. Elle existe maintenant deux fois et peut être utilisée par les deux
parties. Le bénéficiaire peut dépenser l’argent en achetant des biens de consommation, en
investissant dans l’économie réelle ou encore en acquérant des actifs financiers, et pour le
donateur cet argent est devenu du capital-argent qui lui procure un profit régulier.
Ce capital-argent, toutefois, ne consiste en rien de plus qu’un titre écrit représentant
l’anticipation d’une valeur future. C’est seulement après coup que l’on saura si cette
anticipation est effectivement couverte. Si la somme d’argent en question est investie dans
un site de production et que cet investissement se révèle fructueux, la valeur adoptera la
forme de capital en fonction et s’accroîtra grâce à l’application de la force de travail dans la
production de marchandises. Si à l’inverse l’investissement est un échec, ou si l’argent
emprunté est dépensé tout de suite en consommation privée ou d’État, alors la valeur initiale
se sera certes dissipée, mais la créance détenue sur cette valeur continuera d’exister (par
exemple sous la forme d’un contrat de prêt ou d’une obligation). Dans ce cas, le capital fictif
n’est pas couvert et doit être remplacé, « servi », moyennant la création de nouvelles créances
sur de la valeur future (l’émission de nouvelles obligations, notamment), de sorte que la
créance monétaire puisse être honorée.
Le capital fictif lui-même est devenu le moteur de l’accumulation du capital
On le voit, l’anticipation de valeur future sous la forme de capital fictif fait partie du
fonctionnement normal du capitalisme. Seulement, à la faveur de la crise fondamentale de la
valorisation consécutive à la troisième révolution industrielle, elle a pris une ampleur tout à
fait nouvelle. Si la création de capital fictif avait servi jusqu’ici pour l’essentiel à accompagner
et à soutenir le procès de valorisation du capital (à travers notamment le préfinancement des
grands investissements), les rôles étaient maintenant inversés, puisque la base de ce procès
n’existait plus. Désormais, l’accumulation du capital ne reposait plus de manière
prépondérante sur l’exploitation de la force de travail dans la production de biens tels que
voitures, petits pains pour hamburgers, smartphones etc., mais sur l’émission massive de
valeurs mobilières telles que les actions, obligations et autres produits dérivés financiers
représentant des créances sur de la valeur future. C’est ainsi que le capital fictif lui-même est
devenu le moteur de l’accumulation du capital, tandis que la production de biens se voyait
reléguée au rang de variable dépendante.
Renouveler sans cesse les créances et étendre toujours plus loin dans l’avenir l’anticipation de valeur future.
Cette forme d’accumulation du capital présente naturellement une différence cruciale
avec la forme antérieure du mouvement capitaliste autotélique. Étant donné qu’elle repose
sur l’anticipation d’une valeur restant à créer dans l’avenir, il s’agit d’une accumulation de capital
sans valorisation du capital. Sa base n’est pas l’exploitation présente de la force de travail dans la
production de valeur, mais l’espoir de bénéfices économiques futurs qui, en dernière instance,
ne pourront provenir eux-mêmes que d’une exploitation de forces de travail. Comme
toutefois ces espoirs, au vu du développement des forces productives, n’ont aucune chance
de se concrétiser, il faut nécessairement renouveler sans cesse les créances et étendre toujours
plus loin dans l’avenir l’anticipation de valeur future. Cela a pour conséquence que la grande
majorité des actifs financiers sont assujettis à un impératif de croissance exponentielle. Et
c’est ce qui explique pourquoi depuis longtemps le capital constitué d’actifs financiers
dépasse de plusieurs fois la valeur des biens de consommation produits et commercialisés.
L’opinion publique voit généralement d’un mauvais œil cette « explosion des marchés
financiers », la considérant comme la cause des crises ; mais en réalité, depuis que les bases
de la valorisation ont été perdues, l’accumulation du capital ne peut se poursuivre d’aucune
autre façon.
Les limites du capital fictif
L’impératif de croissance exponentielle marque néanmoins une borne logique pour
l’accumulation de capital fictif ; car les activités économiques réelles servant de points de
référence aux espoirs de bénéfices futurs ne peuvent être multipliées à l’infini et se révèlent
les unes après les autres être des chimères (nouvelle économie, boom de l’immobilier etc.). Il
est possible de repousser cette borne très loin dans le temps, comme le montre un regard en
arrière sur les quelque trente-cinq ans que compte aujourd’hui l’ère du capital fictif.
Seulement, n’oublions pas que ce délai a eu pour contrepartie des coûts sociaux sans cesse
croissants et qui deviennent de plus en plus insupportables : les revenus et la richesse se sont
concentrés en un nombre de mains de plus en plus réduit, la précarisation des conditions de
travail et des conditions de vie s’est accentuée partout dans le monde, et les ressources
naturelles restantes ont été impitoyablement dilapidées – uniquement pour maintenir en
mouvement la dynamique d’accumulation du capital.
L’ère du capital fictif marque un saut qualitatif – dans le sens négatif.
-À première vue, il peut sembler n’y avoir là rien de nouveau sous le soleil du
capitalisme, tant il est vrai que ce brutal manque d’égards envers le monde physique et les
conditions matérielles nécessaires à la vie a toujours constitué la caractéristique essentielle
d’un mode de production dont l’objectif consiste à valoriser la valeur, c’est-à-dire accroître
la richesse abstraite. Pourtant, même vu sous cet angle, le passage à l’ère du capital fictif
marque un saut qualitatif – dans le sens négatif.
Pour mieux en comprendre les causes, il nous faut d’abord examiner les effets qu’a eus
sur la forme fondamentale de relation sociale, à savoir la médiation par le travail, le
déplacement de l’accumulation du capital vers la sphère du capital fictif. Ensuite nous devons
nous demander ce qui a changé, dans le même temps, pour le rapport entre les deux versants
de la forme capitaliste de richesse, la richesse abstraite (la valeur) et la richesse matérielle.
J’ai dit plus haut que la médiation sociale par le travail s’est caractérisée jusqu’aux
années 1970 par une dépendance mutuelle du capital et du travail. Ceci parce que les
capitalistes, dans leur soif de valorisation, étaient tributaires du travail vivant, tandis que les
propriétaires de la marchandise force de travail ne pouvaient survivre qu’à condition
justement de réussir à la vendre. À l’ère du capital fictif, cependant, ce rapport a
profondément changé. Non seulement la troisième révolution industrielle a rendu superflues
des quantités massives de travail vivant, mais de plus, et c’est encore plus décisif, le centre de
gravité de l’accumulation du capital est passé de l’exploitation de la force de travail dans la
production de biens de consommation à l’anticipation de valeur future. Ce faisant, le capital,
dans son mouvement autotélique1, est devenu autoréférentiel en un sens tout à fait nouveau.
Certes l’anticipation de valeur future, dans la mesure où cette valeur est capitalisée et
accumulée ici et maintenant, reste immanente à la logique et à la forme propres à la
production marchande : elle s’accomplit, en effet, par la vente d’une marchandise, à savoir
un titre de propriété garantissant une créance sur une certaine somme d’argent et sur son
accroissement. Mais on n’a jamais vu que les vendeurs de ces titres de propriété soient de
simples travailleurs vendant la promesse d’un travail à effectuer dans dix ou vingt ans, ce qui
reviendrait pour eux à obtenir une avance à très long terme et dont la contrepartie resterait
tout à fait incertaine ; en réalité, ce sont plutôt les fonctionnaires du capital eux-mêmes, et au
premier chef les banques et autres institutions financières, qui se vendent réciproquement
ces créances sur de la valeur future, générant et accumulant de la sorte du capital fictif. À cet
égard, le capital est donc en effet devenu parfaitement autoréférentiel : la marchandise qui
incarne un surcroît de capital social prend naissance au sein même de la sphère du capital.
À l’inverse, cela signifie cependant que les vendeurs de force de travail perdent en
grande partie leur pouvoir de négociation. Non seulement ils risquent de toute façon, par
suite des gains de productivité et de la mondialisation, de se voir remplacer à tout moment
par des machines ou par des travailleurs meilleur marché à l’autre bout du monde, mais en
outre, et c’est encore plus grave, leur marchandise n’est plus la marchandise de base de
l’accumulation du capital. Il en résulte un déséquilibre structurel. Pour l’écrasante majorité
de la population mondiale, la médiation sociale par le travail reste centrale dans la mesure où
ces hommes et ces femmes doivent absolument vendre ici et maintenant leur force de travail
ou les produits de leur travail en tant que marchandises, s’ils veulent recevoir en échange une
part de la richesse sociale, c’est-à-dire acheter les biens et les denrées dont ils ont besoin pour
vivre. Quant au capital, certes il reste lui aussi attaché à la médiation sociale par le travail, car
il est loin d’avoir abandonné l’univers de la production marchande ; cependant, à mesure
qu’il accumule via l’anticipation sur la production de valeur future, c’est-à-dire à mesure qu’il
engrange à l’avance les résultats d’hypothétiques travaux futurs, il se libère de sa dépendance
à l’exploitation de la main-d’œuvre d’aujourd’hui et aux vendeurs de la marchandise force de
travail.
Le rapport qu’entretient ce secteur de la production marchande avec l’ensemble du procès d’accumulation du capital a changé de sens.
6 -Cela ne veut pas dire qu’aucune valorisation du capital n’ait plus lieu lors de la
production de biens de consommation ; au vu des masses colossales de marchandises
inondant supermarchés et grands magasins, partir de ce principe reviendrait manifestement
à se tromper du tout au tout. Toutefois, le rapport qu’entretient ce secteur de la production
marchande avec l’ensemble du procès d’accumulation du capital a changé de sens. Si autrefois
la production de biens de consommation représentait le moyen décisif pour faire fructifier le
capital, elle ne survit plus à présent que comme variable dépendante au sein de la dynamique
du capital fictif – dépendante parce que, dans les secteurs producteurs de valeur, du fait de
l’élimination toujours plus accentuée de la force de travail, aucune dynamique autoentretenue de valorisation du capital ne peut plus se développer. Au contraire, celle-ci ne
peut se poursuivre dans ces secteurs que si la valeur correspondant à la réalisation des
marchandises qu’ils produisent (à leur vente, pour parler couramment) est majoritairement
créée ailleurs, et si les besoins en investissement dans l’économie réelle se voient, au moins
en partie, couverts par la création de capital fictif. Tout le boom industriel de la Chine et des
autres « pays émergents » – mais aussi le succès corrélatif des exportations allemandes –
repose sur ce mécanisme. Nous pouvons donc parler ici d’une « production de valeur
induite ».
La production de valeur induite
Cette production de valeur induite remplit à n’en pas douter une fonction systémique
importante. Seulement, celle-ci ne consiste pas à valoriser du capital, mais à fournir le
matériau imaginaire susceptible d’entretenir les attentes des marchés financiers. En effet,
même si l’anticipation de valeur future n’est pas tributaire de l’exploitation des forces de
travail présentes, elle repose en revanche sur la création constante d’espoirs relatifs à une
production matérielle profitable située quelque part dans l’avenir. Or, pour entretenir ces
espoirs, des activités économiques réelles dans le présent restent indispensables. Si
l’économie réelle se grippait, les promesses de bénéfices futurs apparaîtraient aussitôt
invraisemblables et la vente de titres de créances s’arrêterait complètement. Les épisodes de
crise récurrents nous le montrent de manière frappante lorsque les États se voient contraints
d’intervenir à travers leurs banques centrales pour rétablir (moyennant des coûts toujours
plus élevés) la confiance dans l’avenir.
Les revenus publicitaires croissants de Google et Facebook pèsent pourtant tout aussi peu
que la fabrication de voitures électriques ou d’éoliennes.
Il n’importe d’ailleurs aucunement que les activités induites dans l’économie réelle
soient ou non productrices de valeur au sens strict, c’est-à-dire que de la survaleur soit
effectivement créée grâce à l’application d’une force de travail (comme dans la production
industrielle) ou que de la valeur déjà produite soit simplement redistribuée ou réalisée
(comme dans les activités commerciales). Dans la mesure où cette distinction n’apparaît
jamais dans la perception courante et superficielle du circuit économique, elle ne joue pas
non plus le moindre rôle dans la création d’attentes. Seul compte le fait que les promesses de
bénéfices anticipés aient un point de référence quelconque dans l’économie réelle. On
comprend dès lors comment a pu voir le jour, dans le monde entier, un secteur des services
aussi étendu qui ne génère pratiquement aucune survaleur et s’avère par là même
parfaitement inapproprié comme base pour la valorisation capitaliste. Pour la production de
ce que le jargon boursier désigne franchement comme des « fantasmes autour des marchés »,
les revenus publicitaires croissants de Google et Facebook pèsent pourtant tout aussi peu
que la fabrication de voitures électriques ou d’éoliennes. La capitalisation à grande échelle de
la terre et des droits de propriété intellectuelle (sous forme de brevets et d’accords de licence)
n’est possible que grâce à un afflux continu de capital fictif et représente en même temps un
point de référence central pour l’attente de bénéfices qui gonflent sans cesse.
Du point de vue du capital individuel, la façon de le faire fructifier est en tout cas
parfaitement indifférente. C’est pourquoi on trouve toujours aujourd’hui suffisamment
d’investisseurs pour placer leur argent dans l’économie réelle, pour autant seulement que le
rendement soit correct. Mais derrière cette dernière réserve, il faut lire la dépendance directe
envers la dynamique du capital fictif. Car ce type d’investissement n’est intéressant que s’il
procure à peu près le même gain qu’un placement sur les marchés financiers, où les critères
de rentabilité sont monstrueusement élevés. De sorte que, à cet égard aussi, les
investissements dans l’économie réelle sont soumis à la domination du capital fictif, tandis
que la pression résultante se transmet, bien sûr, principalement vers le bas ; cela veut dire en
premier lieu sur les vendeurs de la marchandise force de travail et sur les nombreux petits
travailleurs indépendants, mais cela concerne également les acteurs étatiques, qui se trouvent
en concurrence pour les recettes fiscales ou pour l’implantation des entreprises.
7 -Nous pouvons à présent mieux comprendre dans quelle mesure le brutal manque
d’égards envers les conditions de vie et de travail et envers le monde sensible revêt à l’ère du
capital fictif une nouvelle qualité – négative. Certes la production de richesse matérielle ne
fut, jusqu’à la fin du fordisme, qu’un moyen extrinsèque pour accroître la richesse abstraite,
mais au moins cela impliquait-il encore une relation directe, bien qu’instrumentale. Les biens
de consommation mis sur le marché l’étaient, de manière incontournable, en tant
qu’incarnation d’un travail abstrait passé et, partant, de valeur et de survaleur. En revanche,
dès lors que la fonction systémique de la richesse matérielle se réduit à fournir du matériel
imaginaire pour l’anticipation de valeur future, l’indifférence envers le contenu, les conditions
et les conséquences de cette production atteint des sommets. L’accumulation de richesse
abstraite est découplée au maximum de son côté matériel.
La destruction pure et simple de la richesse matérielle devient ici le point de référence
permettant une nouvelle accumulation de capital fictif.
La destruction progressive des fondements naturels de la vie aussi bien que des
conditions sociales et culturelles de la vie collective n’est désormais plus seulement une sorte
de dommage collatéral d’un mouvement capitaliste autotélique, mais devient son contenu
véritable. C’est tout à fait manifeste dans des pays en crise comme la Grèce, l’Espagne et le
Portugal, qui se voient contraints de fermer de larges segments de leurs systèmes sociaux et
sanitaires, de leurs services publics etc., uniquement pour préserver l’espoir (notoirement
illusoire) que l’État sera, à un moment ou un autre, en mesure de rembourser ses dettes. La
destruction pure et simple de la richesse matérielle devient ici le point de référence
permettant une nouvelle accumulation de capital fictif. Il en va de même du boom actuel des
matières premières, qui repose pour une part essentielle sur l’anticipation des pénuries à venir.
Les attentes que cela fait naître en termes de hausse des prix font que d’énormes masses de
capital fictif affluent vers ce secteur, au point même de contribuer parfois à rendre rentables
à court terme des technologies très onéreuses telles que la fracturation hydraulique.
Pour les mêmes raisons structurelles, la répartition des revenus et de la richesse à
l’échelle mondiale se polarise toujours davantage. En effet, comme la force de travail a perdu
son importance centrale en tant que marchandise de base pour le mouvement autotélique du
capital, les conditions de vente de cette marchandise se sont de plus en plus détériorées.
Simultanément, le capital se retrouve dans la situation confortable de pouvoir produire luimême la marchandise nécessaire à l’accumulation du capital, et ce sous la forme de titres
représentant des créances sur de la valeur future. Et il peut compter pour cela sur le soutien
énergique des gouvernements et des banques centrales.
Ces conséquences de la dynamique de crise capitaliste, et d’autres encore, de plus en
plus insupportables, ont remis à la mode la critique du capitalisme. Sauf que cette critique
renverse le problème. Elle aboutit en général à réclamer que l’argent soit « à nouveau » au
service des êtres humains, autrement dit qu’il fonctionne comme un simple moyen d’échange
et non comme une fin en soi. Le mouvement autotélique du capital apparaît dans cette
perspective comme le caprice d’une sphère des marchés financiers autonomisée qui, de
l’extérieur, se serait rendue maîtresse de la société et qu’il conviendrait par conséquent
d’abolir ou, à tout le moins, de ramener à des dimensions bien plus modestes.
L’arrière-plan d’une telle « critique » est formé par la conception profondément erronée
du mode de production capitaliste que nous avons évoquée en préambule et selon laquelle le
capitalisme ne serait, « par nature », qu’une économie de biens particulièrement diversifiée,
où l’argent n’est « réellement » qu’un outil parmi d’autres pour faciliter les innombrables
opérations d’échange. Cette conception, qui fait partie de l’équipement idéologique de base
propre à la vision du monde moderne, ne figure pas seulement en bonne place dans
l’introduction de tous les manuels d’économie, où l’on continue à prétendre que l’économie
moderne ne serait guère que la version mondialisée d’une idyllique communauté villageoise
peuplée de bouchers, de boulangers et de tailleurs s’échangeant leurs produits. Elle prend en
outre un virage dangereux en rejoignant le délire antisémite du « capital créateur » et du
« capital accapareur ». Et elle constitue le thème principal d’une soi-disant « critique du
capitalisme » qui rêve de revenir à l’« économie sociale de marché » d’après guerre et refuse
de voir qu’un tel retour est parfaitement impossible, puisque les bases structurelles de la
valorisation du capital n’existent plus. Elle veut croire, du reste, que le capitalisme fordiste
ne reposait pas sur le principe de la valorisation du capital, mais consistait plutôt en une
organisation régulée par l’État dans le cadre de l’économie de marché, en vue
d’approvisionner l’ensemble de la société en biens utiles.
Si cette pseudo-critique trouve aujourd’hui un tel écho, c’est aussi parce que la
médiation sociale par le travail est désormais généralisée au monde entier et se présente du
point de vue des vendeurs de force de travail, on l’a vu, comme simple relation d’échange
par laquelle on cède une marchandise pour en acquérir une autre. Le fait que ce mode
d’existence présuppose le mouvement autotélique du capital a de toute façon toujours été
refoulé. Ainsi, même la gauche traditionnelle n’a cessé de prêcher l’émancipation du travail
plutôt que celle des êtres humains vis-à-vis du travail. Depuis cependant que le capital, dans
son mouvement de médiation, se réfère en grande partie à du travail futur et s’est par là même
largement découplé des vendeurs de force de travail et de la production de richesse matérielle,
l’idée d’une économie d’échange universel, ou d’une économie de marché régulée et
débarrassée du fardeau du capital, se pose plus que jamais en modèle de libération sociale.
Quiconque, toutefois, s’oriente sur ce modèle ne tombe pas seulement victime d’une
chimère idéologique, mais courra en outre inévitablement droit dans le mur sur le plan de la
praxis politique. Car partout où l’on se contente de nier la dépendance au mouvement
autotélique du capital, celui-ci finit inéluctablement par s’imposer avec toute la force du
refoulé. C’est pourquoi, au lieu d’idéaliser de manière régressive la médiation sociale
existante, il faudrait au contraire la remettre radicalement en question. Tant que les êtres
humains entreront en relation par l’entremise des marchandises et du travail abstrait, ils ne
pourront déterminer librement leurs rapports sociaux : ceux-ci, sous leur forme réifiée, les
domineront. Cela a toujours signifié violence, misère et domination, mais, à l’ère des crises
du capital fictif, cela implique en outre que le monde deviendra un désert dans un avenir
prévisible.
9 -La seule perspective d’émancipation sociale ne saurait donc consister qu’en un
dépassement de cette forme de médiation. Les premiers pas dans cette direction peuvent et
doivent être faits dès aujourd’hui. Pour s’opposer à la fois à la folie meurtrière du capital et à
la gestion de crise, il convient d’empêcher la destruction des acquis sociaux et, en même
temps, partout où c’est possible, de libérer la production de richesse matérielle de sa
dépendance à l’accumulation du capital. Les efforts doivent aller à l’édification d’un nouveau
secteur d’auto-organisation sociale plus large, qui, sur le plan technique, fasse appel à tout le
potentiel existant en termes de forces productives, afin de mettre en place des structures
décentralisées, interconnectées en un réseau mondial. Mais par-dessus tout il doit s’agir de
développer de nouvelles formes de médiation sociale, dans lesquelles les individus librement
associés décideront consciemment de leurs propres affaires.
(Traduction : Christian Isidore et Stéphane Besson)
Lire aussi Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Grande Dévalorisation. Pourquoi la
spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise [2012], trad. P. Braun,
G. Briche et V. Roulet, Fécamp, Post-Éditions, 2014
Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec