Par Roger Scruton – Le 1er novembre 2020 – Source Modern Culture
Le pouvoir ennoblissant de l’imagination réside en ce qu’elle réordonne le monde ainsi que nos sensations et sentiments qui lui correspondent. La « fantasy », en revanche est souvent avilissante. Car elle prend naissance à partir d’une émotion particulière, qu’elle ne peut ni cultiver ni critiquer mais seulement alimenter. Elle est esclave du réel et trafique de biens interdits. Là où l’imagination nous offre des échappées sur le sacré, la « fantasy » conduit au sacrilège et à la profanation. Il est utile à ce propos de réexaminer les anciennes controverses religieuses, notamment en ce qui concerne l’idolâtrie. L’idole est une chose de ce monde que l’on confond avec un dieu.
En centrant nos sentiments religieux sur une idole, nous profanons ce qu’il y a de plus sacré, c’est à dire l’acte cultuel qui est notre seul véritable lien avec le transcendant. Le désordre émotionnel que cela implique nous a été admirablement transmis par Poussin dans son tableau: « L’adoration du veau d’or » (National Gallery, Londres). Le premier plan est dominé par le veau, rutilant simulacre, animé en apparence, mais mort en réalité, figé dans le métal. Aaron montre sa création avec l’orgueil du prêtre, pendant qu’hommes et femmes du peuple, ivres, désemparés et en proie à une illusion collective, dansent comme des créatures insensées autour de cette chose, plus dépourvu de sacré qu’eux-mêmes. [ … ]
Au loin, à peine visible, on reconnaît Moïse qui descend du Mont Sinaï avec les tables de la loi: les décrets abstraits d’un Dieu abstrait, qu’on ne peut connaître par aucune image terrestre mais seulement par la loi. Moïse jette par terre les tables de la loi, détruisant par là-même, non pas la loi, mais sa transcription matérielle. Le contraste, ici, est entre l’action de l’imagination, qui s’oriente vers un Dieu par-delà le monde sensoriel, et la passivité de la « fantasy » qui tire son propre dieu de la substance de ses désirs sensoriels. Toute idole est sacrilège, car elle nous conduit à offrir à ce qui est en-deçà de nous, le culte qu’on doit adresser à ce qui est au-delà. Nous ne devenons vraiment humains qu’en nous reliant à ce qui est plus haut que l’homme. […]
Les religions s’intéressent primordialement à l’objet des émotions humaines – en particulier ces émotions qui cimentent une communauté. Il y a certaines choses qu’on ne peut affronter qu’à travers des rites solennels, grâce auxquels les générations absentes viennent étayer l’humaine fragilité. L’une d’elles est la mort. Nos sentiments nous détournent de la mort, car elle est, apparemment, la négation de tout ce que nous sommes. Mais en nous orientant par-delà le monde sensoriel – ce monde dans lequel la mort survient – nous lui ôtons son aiguillon. La menace du néant est détournée, et la communauté se reforme, puisque le mort, grâce au rituel, a rejoint les siens dans l’au-delà. En nous orientant vers les choses sacrées, nous donnons au monde humain sa gravité propre, et nous en accomplissons l’expérience. En nous orientant vers les choses profanes, nous corrompons le sacré. Nous imposons au monde nos frayeurs et nos manies, nous nous isolons, hors de la vraie communauté.
La cérémonie du mariage en est une éloquente illustration. Dans la religion chrétienne le mariage est un sacrement, autrement dit une relation que Dieu seul peut parachever. Le mariage n’est pas un contrat, mais un vœu devant Dieu, prononcé en sa sainte présence. La mariée et le marié consacrent leurs vies, et cette consécration est un sacrifice : leurs vies sont par là-même offertes à quelque chose de plus haut qu’eux-mêmes, et ces privations que sont la fidélité, le secours mutuel et la maternité sont acceptées pour l’éternité. […]
Dans la cérémonie religieuse du mariage, les mots prononcés par la mariée et le marié ont un pouvoir surnaturel. Bien qu’ils aient été formulés par chacun des couples qu’ils ont uni, c’est comme s’ils étaient prononcés, ici et maintenant, pour la première fois. Comme des paroles magiques, ils créent ce qu’ils décrivent, et le vœu fait résonner dans l’éternité la fragile voix humaine qui l’énonce. Supprimez la présence sacrée et il ne reste plus qu’un homme et une femme et les paroles qu’ils échangent entre eux ne sont plus des vœux mais des promesses révisables qui peuvent être annulées au choix des parties. Les mots perdent alors leur caractère solennel, ils deviennent ordinaires, à la fois banals et guindés, comme le jargon faux-antique d’un document légal.
Max Weber parla, à ce propos, du progressif « désenchantement » – Entzauberung – de la vie sociale. Les lieux, les moments et les actions perdent leur sacralité, les dieux s’éloignent et nos obligations ne sont plus scellées que par la contrainte légale. Et c’est ce à quoi nous devons nous attendre quand la religion meurt et que la culture commune s’évapore comme une brume sous le soleil de la raison. Mais c’est précisément dans ces circonstances, comme je l’ai dit, que l’imagination va jouer son rôle dans la modernité – un rôle d’ennoblissement, de spiritualisation et de re-présentation de l’humain comme ce qui est plus haut que soi-même.
Mais cette modification de l’orientation qui menace la religion peut également se produire dans un monde désenchanté. L’humain lui-même peut être profané, et il le sera dès lors que la « fantasy » domine les rapports humains.
Le deuxième commandement fait de l’idolâtrie un péché; mais il nous met en garde également contre des vices plus contemporains. Car le simulacre humain est aussi dangereux que le simulacre divin, et le mode d’action avilissant de la « fantasy » corrompt jusqu’à nos sentiments les plus élevés.
La pornographie, encore une fois, illustre ce qui est en jeu. L’image pornographique est essentiellement dé-personnalisante. Sa fonction est d’être le « fournisseur » d’une satisfaction sexuelle qui dépend d’un simulacre impersonnel. L’accent est mis sur l’acte et les organes sexuels, entièrement détachés de la personne. Autrement dit, la pornographie effectue un déplacement de l’intentionnalité qui descend de la personne humaine, objet d’amour et de désir, vers l’animal humain, objet de fantasmes lubriques, – du visage que tu es vers le sexe qui est n’importe qui. Comme dans le cas de l’idolâtrie, le déplacement de l’intentionnalité est également une profanation. […] Dans la pornographie le désir est découplé de l’amour et rattaché à la muette machinerie du sexe. Cela profane autant l’amour charnel que la danse autour du veau d’or profane le culte divin.
Comme je l’ai montré, la « fantasy » remplace le monde réel, résistant, objectif, par un substitut malléable. Et il faut voir pourquoi cela est important. La vie dans le monde tel qu’il est, est difficile, pleine d’embarras. Par dessus tout c’est notre confrontation aux autres qui est difficile et embarrassée, car ces derniers, par leur simple existence, nous imposent des contraintes que nous sommes réticents à assumer. Cela demande une grande force, un désir qui s’oriente vers l’individu et qui le perçoit comme unique et insubstituable, pour que l’on puisse accepter les sacrifices dont dépend la longévité de la communauté. Il est beaucoup plus facile de se réfugier dans des simulacres, qui ne nous causent aucun embarras et qui n’opposent aucune résistance à nos désirs. Croît alors l’habitude de se créer un monde conforme à ses désirs dans lequel on gaspille l’impulsion érotique et l’on refuse les exigences de l’amour.
Les fantasmes sont propriété privée, j’en dispose à volonté, sans avoir de compte à rendre à autrui. S’ils m’emplissent l’esprit pendant l’acte d’amour, ils me conduisent à abuser d’autrui qui devient alors l’instrument remplaçable d’un plaisir solitaire au lieu d’être l’objet d’un désir individualisant. De ce fait, le partenaire idéal de celui qui se livre à la « fantasy », c’est le gigolo ou la prostituée dont le tarif résout d’un seul coup le problème moral représenté par l’existence d’autrui dans le cadre de la satisfaction sexuelle. Comme on peut l’acheter, la prostituée est interchangeable et n’est pas réellement présente au moment du désir. Elle est cette universelle absence que la « fantasy » remplit d’objets substitutifs. L’étymologie témoigne de ce lien entre la pornographie et la prostitution [« pornè », en grec, signifie « prostituée », NdT]. L’effet du fantasme pornographique consiste à « marchandiser » l’objet du désir, et à remplacer l’amour, avec ses reflets sacramentels, par la loi du marché. C’est le désenchantement terminal du monde humain. Quand le sexe devient une marchandise, le plus haut sanctuaire des idéaux humains devient un marché, et la valeur se réduit au prix.
Un déplacement analogue de l’intentionnalité a lieu dans la sentimentalité. Celle-ci joue un rôle central dans la culture moderne – c’est le déguisement sous lequel la « fantasy » dissimule le regard cynique qu’elle porte sur elle-même.
Il est facile de confondre le « sentiment sentimental » avec le sentiment authentique parce que, au moins en apparence, ils ont le même objet. L’amour sentimental pour Julie et le véritable amour pour Julie sont tous deux dirigés vers Julie, et ils contiennent les tendres pensées qu’elle suscite. Mais cette ressemblance superficielle renvoie à une profonde différence. L’objet réel de mon amour sentimental n’est pas Julie mais moi-même. Pour un sentimental, ce qui importe, ce n’est pas l’objet mais le sujet de l’émotion. L’amour véritable est centré sur autrui : il se réjouit de son plaisir et s’attriste de sa souffrance. L’amour irréel du sentimental est dirigé sur soi-même, et les plaisirs et les peines d’autrui ne sont, pour lui, que des prétextes pour jouer le rôle qui lui convient le plus. Il peut paraître s’attrister du chagrin d’autrui, mais il ne s’attriste pas vraiment. Car, secrètement, le sentimental savoure le chagrin qui lui fait verser des larmes. C’est encore un prétexte pour le beau geste, une nouvelle occasion de contempler ce grand cœur qui est le sien. […]
Sentimentalité et « fantasy » marchent la main dans la main. Car l’objet de l’émotion sentimentale, comme celui de la « fantasy », est dépourvu de réalité objective, rendu malléable pour le besoin subjectif, et brutalement rejeté quand les choses se compliquent. C’est, depuis le début, un pur prétexte pour une émotion orientée ailleurs, vers le grand drame dont le sentimental est le seul véritable héros. En conséquence, l’objet de l’amour sentimental est éphémère, et se verra très vite remplacé dans le cœur de son amoureux dès que le scénario l’exigera. L’amoureux sentimental de Julie prétend reconnaître sa valeur; en réalité, il a seulement fixé son prix. […]
La sentimentalité est une autre forme de profanation. Alors que la pornographie commercialise nos appétits sexuels, la sentimentalité fait commerce d’amour et de vertu. Mais le résultat est le même – soustraire toute réalité aux choses élevées, tantôt en les niant cyniquement, tantôt en les rendant vaporeuses, éthérées et schématiques.
Roger Scruton
Traduit par JA pour le Saker Francophone
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