par Sandrine Teyssonneyre.
Dans les trois années précédant la crise sanitaire actuelle, les pays d’Asie s’étaient embarqués dans une course à la construction aéroportuaire, motivée par une explosion de la croissance, des échanges et des niveaux de vie. En les clouant au sol, la crise du Covid-19 a brûlé les ailes des compagnies aériennes, menaçant leur survie et défiant le génie créatif de leurs dirigeants. Pourtant, l’espace même qui tirait le secteur aérien mondial en 2018 est aussi confronté à un redécollage obligatoire. Petit à petit, le reste du monde suivra.
Le rêve d’Icare
La crise sanitaire a mis en lumière la dépendance de l’économie mondiale vis-à-vis des chaînes d’approvisionnement en général, et de l’aérien en particulier. Première région de la réémergence économique, l’Asie est particulièrement concernée par ce revers. D’autant plus que la décélération asiatique, parce qu’elle se trouve au cœur du monde, se répercute sur la périphérie. Mais la crise de l’aérien met aussi en lumière le caractère psychologique de ce secteur. Dans des pays en pleine transformation du niveau de vie, « arriver », c’est prendre l’avion. À défaut, Singapore Airlines vous offre de dîner dans un Airbus A-380 cloué au sol.
Dans les deux années précédant la crise, divers rapports, dont ceux de l’Association internationale du transport aérien (IATA), faisaient état de statistiques inouïes dans un secteur aérien asiatique poussé par une triple croissance des PIB, des niveaux de vie et de la démographie. Une croissance elle-même nourrie par la connexion entre urbanisation et montée des classes moyennes. Selon Airbus, ces dernières représenteraient 72 % de la population de l’Asie-Pacifique en 2038, expliquant partiellement la part croissante du tourisme dans le PIB mondial, égale à 10 % en 2019.
Dans ses prévisions de 2018, l’IATA prévoyait 8,2 milliards de passagers par an en 2037, soit environ le double de 2018. Avec une croissance annuelle de près de 5 %, la moitié de l’augmentation devait provenir du continent asiatique, dont le nombre de passagers entrants, sortants et internes devait approcher 4 milliards en 2037. Avec un milliard de nouveaux passagers entre 2017 et 2037, la Chine remplacerait les États-Unis comme premier marché aérien mondial avant 2025, un chiffre qui additionne les vols entrants, sortants et intérieurs. Boeing estimait que la Chine aurait besoin de plus de 7 200 avions pour faire face à ses besoins, pour une valeur dépassant 1 000 milliards de dollars. L’Inde, quant à elle, devait prendre la troisième place au Royaume-Uni avant 2025. Après 2030, la France devait sortir des dix premiers marchés, alors que la Thaïlande et l’Indonésie y feraient leur entrée avant cette date, l’Indonésie se plaçant au quatrième rang en 2030. D’après l’IATA, ces scénarios devraient dépendre de l’attitude des gouvernements face à la mondialisation des échanges. Étonnamment, alors que les crises des trente dernières années sont toutes de nature transnationale et que des coronavirus ont déjà fermé les aéroports, l’IATA ne considérait pas le risque d’une pandémie.
Des aéroports à la mesure des ambitions
Dans son rapport, l’IATA insistait sur la nécessité de remplacer les infrastructures. En Asie, plusieurs États avaient pris les devants dans une course au terminal le plus moderne et le plus gigantesque. En 2017, Singapour ouvrait son Terminal 4, destination touristique en elle-même, réalisé au coût de 985 millions de dollars. Avec une capacité actuelle de 82 millions de passagers annuels, le Terminal 5 et une troisième piste devraient donner à Singapour une capacité de 135 millions de passagers par an.
L’année suivante, Bangkok annonçait un projet de près de 8 milliards de dollars pour tripler sa capacité annuelle et dépasser Singapour en tant que hub régional, avec 200 millions de passagers annuels, grâce à une troisième piste, un nouveau terminal à Suvarnabhumi et la transformation d’un aéroport militaire.
Avec près de 75 millions de passagers en 2018, l’aéroport international de Hong Kong est embarqué dans une rénovation estimée à 18 milliards de dollars, comprenant une piste d’atterrissage de 3,8 kilomètres sur la mer et un nouveau terminal, pour un accroissement de 30 millions de passagers annuels dans ce qui est déjà le premier hub de fret au monde.
En septembre 2019, enfin, était inauguré le nouvel aéroport international de Daxing au sud de Pékin, auquel la capitale est reliée par un train à grande vitesse. Sa réalisation, pour près de 12 milliards de dollars, a requis 1,6 million de mètres cubes de ciment. Étendu sur 47 kilomètres carrés, il a une capacité potentielle de 100 millions de passagers qui atterriront sur sept pistes et débarqueront par 5 kilomètres de portes d’embarquement…
Basé à Sydney, le Centre for Aviation (CAPA) estimait en 2017 que plus de 1 000 milliards de dollars seraient nécessaires pour rénover et construire de nouveaux aéroports d’ici 2069. Offrant un terrain inespéré aux deux grands concurrents de l’aéronautique, l’Asie-Pacifique aurait, selon Boeing, besoin de 240 000 nouveaux pilotes et 317 000 nouveaux membres d’équipage d’ici 2037, la moitié étant destinée au marché chinois. Dans son rapport intitulé « Global Market Forecast, Cities, Airports & Aircraft 2019-2038 », Airbus estime la demande globale de nouveaux appareils à près de 40 000 d’ici vingt ans, l’Asie-Pacifique étant en tête des livraisons avec 42 % du total.
Entre le Covid-19, par la Chine.
Retour sur terre
Marquée par un arrêt presque total du trafic, faillites et pertes d’emploi, retards de livraison d’appareils et endettement auquel les États se trouvent souvent mêlés, l’année 2020 est incomparable dans l’histoire de l’aviation moderne.
En avril, l’IATA estimait à 113 milliards de dollars la baisse de chiffre d’affaires du secteur aérien en Asie-Pacifique, assortie d’une réduction de 50 % des passagers sur la base d’une cessation des vols de trois mois. Au 19 octobre, CAPA estimait que le nombre de passagers était en baisse de 63,4 % globalement par rapport au 19 octobre 2019, la baisse affectant l’Asie moins que les autres régions (39 %). De même, un rapport de l’Organisation de l’aviation civile internationale (ICAO) donnait une baisse du trafic international en Asie-Pacifique de 429 millions de passagers pour l’année entière, avec une perte maximale de revenus de 89 milliards de dollars.
En octobre, Cathay Pacific annonçait la suppression de près du quart de ses emplois, soit 8 500 dans le monde, et envisageait d’opérer en 2021 avec 50 % de passagers en moins qu’en 2019. Thai Airways, dont l’État est actionnaire à 48 %, a été autorisé à restructurer une dette de près de 11 milliards de dollars après avoir fait défaut sur un tiers de ses échéances. Sans infusion de liquidités supplémentaires, Malaysia Airlines pourrait être en cessation de paiement en novembre. Son actionnaire principal, le fonds souverain Khazanah, menaçait de rediriger son financement et ses efforts vers une autre compagnie. L’autre compagnie malaisienne est le groupe low-cost AirAsia, lui aussi en perte. AirAsia Japan a récemment cessé ses opérations, la desserte de l’Indonésie ayant aussi été liquidée.
Tout en arguant que Qantas pourrait survivre à 2021 sans quitter le sol, son PDG annonçait en août une perte d’1,4 milliards de dollars après impôt et prévoyait 6 000 suppressions d’emplois avec des milliers de mises à pied supplémentaires. L’impact du Covid-19 sur le chiffre d’affaires était estimé à 4 milliards de dollars. La mise au hangar des longs courriers, le retrait des Boeing 747, la faillite du concurrent Virgin Australia et le recentrage sur les vols domestiques sont les piliers de la stratégie de survie, comme d’ailleurs pour Air New Zealand.
En Nouvelle-Calédonie, la compagnie internationale Aircalin a vu son chiffre d’affaires baisser de 90 % et survit grâce à des réductions de coûts salariaux, un délai de livraison sur deux avions, la réquisition des appareils par le gouvernement local pour quelques vols essentiels et un prêt garanti par l’État.
Coup dur pour l’or noir
Face à une crise sans précédent, les compagnies aériennes peuvent au moins compter sur un facteur déterminant : le prix du pétrole. Si celui-ci n’aura guère décollé d’un plancher de 40 dollars en 2020, il resterait, selon la Banque mondiale, en-dessous de la barre des 45 dollars en 2021, quand les compagnies lutteront pour se remettre à flot.
Près de 60 % de la consommation mondiale de pétrole est destinée aux transports, la route arrivant très largement en tête. Le kérosène représente environ 8 % de l’utilisation totale de pétrole. En 2020, la consommation journalière de pétrole baissera de plus de 9 millions de barils/jour, soit 65 % de la consommation chinoise quotidienne. L’agence internationale de l’énergie (IEA) estime à 26 % la baisse de la demande mondiale de kérosène pour 2020. Le kérosène entre pour 20 % à 40 % dans les coûts opérationnels des compagnies aériennes, selon les types d’appareils et de vols.
Sauver le tourisme, à quel prix ?
Les risques inhérents à la reprise des vols sont tristement observés en Polynésie française. Après un vol non-stop de 16 heures entre Papeete et Paris en mars, Air Tahiti Nui a participé au sauvetage du tourisme polynésien en permettant la réouverture des frontières. Bien que la propagation du Covid-19 soit imputable à un incident isolé, sans connexion avec le transport aérien, la Polynésie comptait 2 391 cas actifs et 29 décès le 29 octobre. La circulation accrue des Polynésiens, celle du président du gouvernement incluse, et les résultats positifs des tests réalisés sur les équipages, donnent à réfléchir au reste de l’Océanie.
L’aéroport international de Nouvelle-Calédonie est ainsi fermé jusqu’au 27 mars 2021, rendant impossible l’établissement d’un triangle aérien entre le Caillou, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Il est probable que ces deux derniers établiront un couloir entre eux avant d’élargir le cercle. Depuis le 16 octobre, les Néo-Zélandais peuvent entrer dans deux des huit États australiens, l’inverse étant encore en négociation. Ils sont soumis à une quatorzaine au retour en Nouvelle-Zélande.
Accepter le risque
L’approbation et la divulgation d’un ou de plusieurs vaccins joueront un rôle important dans la réouverture des frontières. Mais elles n’en sont pas les conditions sine qua non. Tester les passagers à l’arrivée sans quatorzaine est un risque que les pays dépendant du tourisme semblent vouloir considérer. Mi-octobre, le Japon et la Corée du Sud ont réautorisé les voyages d’affaires entre leurs deux pays, sans quatorzaine. Un accord similaire avait déjà été conclu entre le Japon et Singapour en août. La cité-État a annoncé l’ouverture, sans date initiale, d’un vol quotidien avec Hong Kong dans les mêmes conditions. Le gouvernement japonais a annoncé l’assouplissement des restrictions de voyage avec plusieurs pays à faible risque, dont le Vietnam, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, et pour les résidents étrangers entrant au Japon pour des activités professionnelles, culturelles, médicales ou éducatives. Sept économies en Asie peuvent d’ores et déjà passer les frontières japonaises, ouvertes à un millier de visiteurs internationaux par jour en attendant des capacités de tests renforcées. All Nippon Airways reprendra les vols vers la Thaïlande et Singapour en novembre. Le Vietnam a rouvert les vols avec la Corée du Sud, en attendant de le faire avec la Chine, le Japon et Taïwan.
En octobre, la Thaïlande a introduit un visa touristique à destination de la Chine, mais ces arrivées sont encore soumises à la quatorzaine. Des touristes européens sont prévus pour la période des fêtes. La Chine a, quant à elle, réautorisé les vols d’affaires avec la Corée du Sud et Singapour, avec des quatorzaines très écourtées. Un corridor entre l’Indonésie et Singapour est entré en vigueur en octobre, avec des tests avant et après le vol mais sans confinement. La Malaisie est en discussion avec Singapour, alors qu’à cette date, l’Inde reste hors circuit.
Comme le prédit le rapport de l’ICAO, la reprise émane bien du trafic inter-régional. Le fondateur d’AirAsia, Tony Fernandes, parle pour beaucoup lorsqu’il déclare à la presse : « On ne peut pas passer le reste de nos vies dans une grotte ». Impatiente, l’Asie parie que le « travel bug » (la maladie du voyage) sera plus forte que le Covid-19. Elle a trop à perdre d’une clôture du ciel à long terme. Lentement mais sûrement, le reste du monde suivra la piste tracée.
source : https://asialyst.com/fr
illustration : En octobre, la compagnie hongkongaise Cathay Pacific annonçait la suppression de près du quart de ses emplois, soit 8 500 dans le monde, et envisageait d’opérer en 2021 avec 50 % de passagers en moins qu’en 2019. (Source : Simple Flying)
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