Par Leonid Savin − Le 12 octobre 2020 − Source Oriental Review
La RAND Corporation a dévoilé un projet unique de planification et d’intervention de défense appelé « Hedgemony ». Comme son nom l’indique clairement, il s’agit d’un jeu sur les mots « hégémonie » et « couverture » (« hedging »), c’est-à-dire gestion et assurance contre les risques.
« Hedgemony, un jeu de Choix Stratégique » est un outil pratique que les chercheurs de la RAND Corporation ont créé pour éduquer les spécialistes américains de la défense et des domaines connexes. Sa mission est de permettre de mieux comprendre comment différentes stratégies pourraient influencer les facteurs clés de planification dans la sphère du commerce à l’intersection du développement des forces, de leur gestion, de leur posture et de leur emploi.
Les chercheurs qui sont derrière ce projet sont des spécialistes de premier plan dans les domaines de la défense, de la guerre centrée sur les réseaux, des technologies de l’information et des relations internationales. Certains d’entre eux ont servi dans l’armée américaine et ont participé à des missions à l’étranger.
Le jeu met en scène des joueurs représentant les États-Unis et leurs principaux partenaires et concurrents stratégiques. La situation mondiale, les incitations nationales concurrentes, les contraintes et les objectifs sont tous décrits. Il y a également un ensemble spécifique de forces armées avec des capacités et des moyens définis et un ensemble de ressources périodiquement renouvelables. Les acteurs sont invités à exposer leurs stratégies, puis à faire des choix difficiles en gérant l’allocation des ressources et des forces conformément à leurs stratégies pour atteindre leurs objectifs dans la limite des ressources et du temps disponibles.
Tous les pays concernés sont identifiés ouvertement. Outre les forces armées des États-Unis, de l’UE et de l’OTAN (en bleu), il y a aussi la Russie, la Chine, la Corée du Nord et l’Iran (en rouge) – tous des pays qui ont figuré dans les documents de doctrine du Pentagone et de la Maison Blanche comme une menace ces dernières années.
Comme le montre le communiqué de presse, le jeu a été conçu à l’origine pour aider le Pentagone à élaborer l’un de ses documents fondamentaux, la stratégie de défense nationale de 2018. Depuis la mi-septembre 2020, c’est le premier wargame que la RAND Corporation a mis en vente au grand public au prix de 250 dollars.
Contrairement à d’autres jeux qui se concentrent généralement sur un conflit spécifique, Hedgemony donne aux joueurs une vue d’ensemble de la manière dont les compromis entre la structure des forces, la position, la modernisation et la préparation peuvent influencer la capacité des États-Unis à atteindre leurs objectifs stratégiques.
Commentant la sortie du jeu, l’un de ses concepteurs et analyste principal de la recherche sur la défense à la RAND Corporation, Michael Linick, a déclaré que « le monde est rempli par une énorme quantité d’incertitudes, et la meilleure façon de faire face à cela est une stratégie de couverture ». À son avis, le jeu permet d’avoir une compréhension plus globale des grandes questions stratégiques d’une manière rigoureuse et reproductible.
La durée de la campagne militaire proposée – cinq ans – est plutôt révélatrice.
Outre les décideurs politiques actuels, le public cible du jeu comprend les écoles militaires, les universités et autres institutions qui enseignent la politique et la stratégie de défense, ainsi que les amateurs de jeux de guerre.
Il est significatif que la RAND Corporation déclare que l’un de ses objectifs dans la création et la distribution du jeu est la formation d’une future génération de stratèges et de décideurs militaires. Il s’agit d’un outil spécifique qui établit simultanément un modèle de comportement et crée un cadre clair pour la perception des amis, des ennemis et des forces neutres. Mais alors que la psychologie qualifie un tel cadre de « discriminatoire », il est présenté ici comme un enseignement de la stratégie nationale américaine.
Les jeux de cartes des joueurs rouges ont plus de combinaisons que ceux des joueurs bleus parce que le scénario par défaut a été conçu pour fournir une grande variété d’actions préméditées que les joueurs rouges pourraient prendre pour « tester » les priorités stratégiques des joueurs bleus. En même temps, le scénario est conçu de manière à donner aux bleus un jeu libre, limité uniquement par les forces et les ressources disponibles, ainsi que par l’étendue normale de l’autorité du secrétaire à la défense des États-Unis.
Une session de jeu nécessite des jeux de cartes d’action et d’investissement et un jeu de cartes d’événements qui sont remis aux joueurs, un plateau de jeu, et des informations sur les conditions initiales du scénario et de la victoire, ainsi que sur les ressources et les capacités de chaque joueur.
Le jeu nécessite une salle avec une table rectangulaire pouvant accueillir le plateau de jeu (70 cm par 90), des sièges pour dix à douze personnes environ, un écran de projection et un ordinateur portable pour l’animateur, deux ordinateurs portables – un pour l’arbitre qui est connecté à l’écran de projection et un pour le preneur de notes – des blocs-notes et du matériel d’écriture.
La liste des options comprend un certain nombre de variantes, telles que les essais de missiles, la prolifération des armes, les actions de combat, les actions en zone grise, la guerre cybernétique et d’autres guerres non militaires, les procurations [mercenariat] et les exercices.
Le plateau de jeu est une carte du monde montrant les zones de responsabilité des six commandements du Pentagone – central, européen, Amérique du nord, Amérique du sud, africain et indo-pacifique. Le scénario mondial par défaut est fixé en 2017, c’est-à-dire au moment où le texte de la nouvelle stratégie de défense était en cours d’élaboration.
Les règles stipulent que les joueurs doivent avoir une stratégie en tête avant le début du jeu. Pour le joueur américain, il s’agira d’une stratégie défensive. Pour tous les autres joueurs, les stratégies seront leurs doctrines nationales – on suppose donc que les joueurs auront une connaissance approfondie des documents stratégiques de tous les joueurs : l’UE, l’OTAN, la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord. Au début du jeu, l’animateur demande aux joueurs d’écrire leurs objectifs stratégiques pour le jeu.
Il est ensuite supposé que les joueurs coordonneront leurs actions pendant le jeu pour atteindre ces objectifs. Les discussions d’après-jeu doivent généralement se concentrer sur les stratégies et les objectifs des joueurs, sur l’évaluation de leur capacité à atteindre ces objectifs, ainsi que sur les principaux événements, facteurs et considérations qu’ils ont rencontrés et qui ont eu un impact sur leur capacité à atteindre leurs objectifs.
Contrairement à d’autres jeux de guerre typiques, gagner et perdre n’est pas si importants dans Hedgemony. Il n’y a qu’un seul critère de mesure de la victoire, et c’est l’influence. Ainsi, les conditions de la victoire sont mesurées et suivies du point de vue de l’influence (points d’influence), et les joueurs se disputent l’influence pendant le jeu.
Par conséquent, l’influence doit être considérée comme la représentation de la position d’un pays, de ses capacités et/ou de son aptitude à façonner les événements et les résultats dans une région ou un monde donné en utilisant la force militaire et d’autres moyens.
Les ressources dont disposent les joueurs peuvent être dépensées pour :
- déployer ou utiliser des forces armées pour atteindre un objectif ;
- l’acquisition de nouvelles forces armées (c’est-à-dire l’achat de la structure des forces, des capacités) ;
- la modernisation des forces existantes ;
- l’amélioration de capacités spécifiques ;
- l’augmentation de la capacité nationale ou de la capacité à moderniser les forces armées ;
- le maintien ou l’ajustement de l’état de préparation des forces (uniquement pour l’acteur représentant les États-Unis) ; et
- les actions directes qui pourraient accroître l’influence d’un joueur.
Les conditions de départ et les conditions de victoire sont définies à l’avance. Ainsi, pour les États-Unis, les conditions de victoire sont qu’ils auront plus de points d’influence à la fin que n’importe qui d’autre et que la Corée du Nord n’a pas gagné. La Russie doit avoir plus de points d’influence ou le même nombre que les États-Unis (moins cinq), être plus élevée de deux points de niveau par module pour le commandement, le contrôle, les communications, les ordinateurs, le renseignement, la surveillance et la reconnaissance, et de quatre points de niveau par module pour les tirs à longue portée. Les points d’influence sont importants pour la Chine, tout comme la situation avec la Corée du Nord (elle ne doit ni gagner ni perdre). L’Iran a besoin de forces d’opérations spéciales, ainsi que de points d’influence et de tirs à longue portée. Et l’OTAN et l’UE doivent avoir plus de points d’influence que la Russie. La Russie ne doit pas gagner, et chacun doit avoir trois points de plus de niveau par module pour les systèmes intégrés de défense aérienne et anti-missile, et pour le commandement, le contrôle, les communications, l’informatique, le renseignement, la surveillance et la reconnaissance.
Il est intéressant de noter que les règles du jeu fournissent un exemple des actions de la Russie, mais plutôt que d’impliquer une stratégie militaire conventionnelle, il s’agit d’une pression de type zone grise sur un État non membre de l’OTAN, y compris des cyber-attaques pendant une élection, des exercices militaires conjoints avec des partenaires, et des investissements dans leurs propres forces armées. Il y a aussi l’incursion dans un État non membre de l’OTAN et le renforcement de ses représentants dans des pays tels que l’Ukraine, la Moldavie, le Belarus, la Géorgie, la Syrie, l’Afghanistan, la Libye et les États baltes. Mais les options comprennent également la coopération avec les États-Unis sur un traité de contrôle des armements. Il y a aussi des événements à l’intérieur d’un pays, comme une chute de l’économie russe et un coup d’État des services de renseignement turcs, qui sont en colère contre la politique étrangère américaine sur les Kurdes et partagent avec la Russie des technologies classifiées de l’OTAN – ce qui donne des points supplémentaires dans le jeu.
En outre, il y a des événements sans rapport avec les principaux acteurs, tels que les actions de l’organisation terroriste Boko Haram, la guerre en cours au Yémen, un affrontement entre Israël et l’Iran, une crise des migrants en Grèce, des problèmes d’approvisionnement en pétrole, la piraterie en mer de Chine méridionale, des mouvements révolutionnaires en Amérique latine et un conflit entre le Pakistan et l’Inde.
Selon la bibliographie, le jeu est basé sur les modèles de base des jeux et des exercices, y compris les simulations informatiques, utilisés dans les centres de planification stratégique et de formation des forces armées américaines.
Le jeu présente un intérêt considérable, car l’approche créative des développeurs a été adaptée autant que possible à la situation géopolitique actuelle. Mais outre l’incitation à l’entraînement militaire, la sortie du jeu montre également un certain ajustement de la mentalité de la pensée stratégique américaine. Bien que les outils traditionnels tels que la dissuasion, l’intimidation et les opérations militaires existent toujours, ils ne sont plus aussi importants qu’ils l’étaient autrefois. Washington ne poursuit plus la stratégie de défense préventive connue sous le nom de « lutte contre le terrorisme mondial » des époques George W. Bush et Obama. En outre, dans une situation plutôt complexe, caractérisée par des tensions et des conflits locaux variés, des opposants spécifiques et puissants ont été identifiés.
Dans un contexte multipolaire émergent, les États-Unis doivent équilibrer et utiliser efficacement les ressources limitées dont ils disposent, y compris leurs partenaires et leurs satellites.
Il existe toutefois une nuance très importante qui n’est pas traitée directement dans le scénario de jeu – ou énoncée dans les doctrines et stratégies américaines – mais qui est évidente.
Si, pour obtenir un avantage stratégique et une victoire, il faut examiner attentivement les risques et les conséquences possibles, en répartissant correctement les ressources et en choisissant les objectifs, alors, dans la pratique, cela signifie aussi créer des risques inacceptables pour son adversaire, y compris le blocage de ses ressources. Et cette stratégie peut être utilisée non seulement lors d’un conflit sur le théâtre de la guerre. Les sanctions peuvent être un outil efficace si elles permettent de faire pression sur les organisations internationales et les entreprises associées à l’assurance des transports internationaux ou à d’autres fonctions obligatoires. Les problèmes liés à l’achèvement de la construction du gazoduc Nord Stream 2 étaient également liés à cette idée de couverture, ou, pour être plus précis, à l’assurance des navires travaillant dans la mer Baltique. Nous parlons ici spécifiquement du travail des compagnies d’assurance internationales, qui représentent un segment important de l’économie mondiale. En outre, les cotations des monnaies nationales dépendent de la notation des pays par les agences de notation occidentales. Une situation similaire peut être observée sur diverses bourses internationales, où les cours des actions des sociétés liées au PIB du pays sont sujets à des manipulations. L’interdépendance dans l’économie mondiale comporte un grand nombre de ces centres d’influence et de centres critiques qui sont contrôlés par l’Occident.
En fin de compte, Hedgemony est le signe que la géopolitique et la géo-économie fusionnent. Plus précisément, il s’agit de l’effet synergique possible des deux disciplines, et maintenant, selon l’Amérique, la géo-économie a un plus grand rôle dans la boîte à outils militaire.
Traduit par Hervé, relu par Wayan pour le Saker Francophone
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