par Hélène Nouaille.
Parce que l’intervention à Moscou de Sergueï Lavrov le 13 octobre dernier lors de la présentation du rapport 2020 du club Valdaï vaut l’écoute. Le rapport ? « L’histoire continue : l’idéal d’un univers multipolaire » – une utopie positive[1]. Le constat ? De ce que nous voyons – et de cela chacun conviendra – le monde actuel est « volatil » et « impulsif ». Pourquoi ? Parce que le pouvoir est en train d’y être redistribué. Lentement, certes. Et ici, c’est le ministre russe des Affaires étrangères Lavrov qui parle, cette redistribution « se heurte à la résistance d’un groupe d’États occidentaux qui n’y sont pas prêts, n’étant pas habitués à partager leur position privilégiée dans la hiérarchie internationale. Cette opposition est responsable de l’état de turbulence et d’incertitude décrit dans ce rapport ».
Dans ces conditions, lui demande après son intervention un journaliste, « pour s’isoler de ces chocs terribles, ne faudrait-il pas se concentrer uniquement sur nous-mêmes ? ». Non, répond Lavrov : « il ne s’agit pas de s’isoler, de cesser de nous occuper de notre périmètre extérieur, ce qui est d’une importance capitale pour notre sécurité ». Bien sûr, il y a, jusqu’à la télévision, des discussions et débats sur la manière de positionner la Russie. « Mais je suis d’accord avec certains politologues – c’est un sentiment qui mûrit chez nous : il faut arrêter de considérer nos collègues occidentaux, y compris l’UE, comme une source d’appréciation de notre comportement (…). Je pense qu’il faut arrêter de les considérer ». Qu’est-ce qui a conduit le diplomate, en poste depuis 2004 auprès de Vladimir Poutine comme de Dimitri Medvedev, à une telle déclaration ? Il y a l’affaire Navalny, certes, mais surtout un différend de fond.
« Il n’y a pas si longtemps, il y a quelques semaines, la présidente de la Commission européenne, Ursula von de Leyen, a pris la parole pour déclarer qu’il faut renoncer à l’illusion que la Russie, sous sa direction actuelle, serait en mesure de rétablir un statut de partenaire géopolitique de l’UE. C’est, de la bouche du plus haut fonctionnaire de la Commission européenne, une déclaration très sérieuse ».
Sergueï Lavrov s’en est ouvert à Joseph Borell, haut représentant pour l’UE aux Affaires étrangères. « Je le lui ai dit franchement et j’en ai parlé publiquement : lorsque l’UE est assez arrogante, avec le sentiment de supériorité inconditionnelle qui lui est propre pour déclarer que la Russie doit savoir qu’il n’y aura pas de collaboration avec elle comme d’habitude, alors la Russie veut comprendre s’il est possible, dans ces conditions, de faire des affaires avec elle ». Faut-il davantage mettre les points sur les i ? Dans le monde diplomatique pourtant, « franchement » signifie musclé. Et « publiquement » qu’on ouvre pour le moins une querelle. Et le ministre de poursuivre : « Les responsables de la politique étrangère en Occident ne comprennent pas la nécessité du respect mutuel dans le dialogue ». Puis vient la chute, passée totalement sous silence dans la presse française : « Il est probable que pendant un certain temps, nous devrons cesser de leur parler ». C’est-à-dire, puisqu’il « ne s’agit pas de s’isoler », de changer de partenaires ?
Si les Européens n’ont pas d’oreilles, la presse russe n’en manque pas, radio, télévision et presse écrite comprises. Dès le lendemain, elle assaillait Sergueï Lavrov de questions, exercice auquel il se pliait dans une longue interview autour de tous les sujets d’actualité[2].
Et leurs journalistes reviennent sans ambages sur le fond et la forme de sa déclaration. Et d’abord : « Vous avez mentionné que si l’UE ne comprend pas que le dialogue avec la Russie ne peut être basé que sur le respect mutuel, la Russie pourrait cesser de parler avec eux. Qu’avez-vous en tête ? ».
Sergueï Lavrov revient sur l’essentiel : la Russie peut-elle faire des affaires avec l’UE, quand celle-ci lui parle « de manière extrêmement hautaine et arrogante, en exigeant que nous répondions des péchés dont nous sommes prétendument coupables » ? Ajoutant : « Je ne pense pas que nous ayons à répondre à qui que ce soit. Nous avons notre propre constitution, nos lois et d’autres mécanismes ». Plus intéressant, il prend la peine de décrire – après avoir rappelé la déclaration d’Ursula von der Leyen, qui est l’ancienne ministre de la Défense allemande -, l’évolution de la politique allemande à l’égard de la Russie. Selon les analystes politiques proches du gouvernement allemand, le « partenariat stratégique » qui liait Moscou et Berlin « est maintenant une chose du passé ». Qu’existait-il donc ? « Nous avions auparavant un partenariat pour la modernisation, que Frank-Walter Steinmeier a promu lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères » (2005-2009 puis 2013-2017). Or ces mêmes analystes estiment que ce partenariat est un échec et qu’il faut l’abandonner. Et bien sûr, ajoute le ministre en incidente, « lorsque de telles idées sont formulées par des analystes politiques, cela témoigne de l’évolution des sentiments de l’élite au pouvoir ». La raison officielle de cette évolution ? « La Russie aurait refusé d’accepter les vues de l’UE et de l’OTAN et serait finalement devenue leur adversaire lorsqu’il s’agit des principales questions de l’ordre mondial ».
L’avenir n’est donc pas au beau temps, même si « le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas, a déclaré que le fait d’avoir des différends avec la Russie ne signifie pas que l’Allemagne ne peut pas avoir de bons liens, ou du moins des liens raisonnables, avec elle ». D’ailleurs, ajoute Sergueï Lavrov, chacun est libre de mesurer ses intérêts. Mais même si le gazoduc Nord Stream 2 était remis en cause, il sera difficile aux Européens de « détruire l’ensemble du système d’interactions du transport de gaz maintenu via de nombreuses autres agences et entreprises » – on sait que Washington met fortement la pression sur Berlin pour que le gazoduc soit abandonné, afin de pouvoir vendre à l’Europe son gaz de schiste. Lavrov voit sans optimisme « la politique des dirigeants de l’UE, dont la France et l’Allemagne ». Toutefois, selon lui, « Paris est plus enclin à entretenir des relations stratégiques avec la Russie. C’est du moins la position du président Emmanuel Macron, qui est mise en œuvre dans le cadre de son accord avec le président Poutine dans un certain nombre d’instruments Moscou-Paris créés pour discuter et coordonner des approches communes en matière de sécurité et de stabilité stratégique en Europe. Nous verrons quelle tournure prendra cette situation et cette réflexion ». Et de conclure : « Laissons les choses suivre leur cours en fonction des intérêts objectifs que nous avons en commun ».
On peut, comme les journalistes russes, être étonnés de la rudesse de ses propos. Mais Sergueï Lavrov l’explique : cette rudesse est délibérée : « Je peux utiliser une langue que je n’utilise pas habituellement pour faire passer un message ». La Russie ne veut plus être regardée de haut, ni attaquée « dans tous les domaines possibles et imaginables par le biais d’une concurrence sans scrupules, de sanctions illégitimes et autres, mais aussi en déséquilibrant la situation à proximité de nos frontières ». Les « règles » européennes ne la concernent pas : elle ne reconnaît que le droit international.
Et pour ne pas s’isoler, la Russie a une règle : « le pragmatisme fait partie de notre conception de politique étrangère, définie par le président Vladimir Poutine. Ce concept implique qu’il faut promouvoir la coopération avec tous ceux qui y sont prêts, sur la base de l’égalité et dans des domaines où nous avons des intérêts communs ou qui se chevauchent ».
Et là, il faudrait que les Européens ouvrent leurs oreilles. La France aussi, même si elle est la seule. Parce que Sergueï Lavrov prend l’exemple de partenaires qui comptent autrement plus que l’UE, les États-Unis. « Nous et les Américains collaborons bien dans un certain nombre de domaines spécifiques ». Et de citer : « En Syrie, par exemple », malgré un désaccord total sur l’invasion américaine du pays ou le pillage des ressources en hydrocarbures, quand « les militaires russes et américains maintiennent des voies de communication régulières. C’est une réalité : ils pilotent leurs avions, comme nous le faisons pour les nôtres. Il existe un accord sur qui vole et où, et sur la manière de réagir à des incidents imprévus. Il existe un mécanisme d’alerte rapide ». En Afghanistan, « où il existe le mécanisme Russie-États-Unis-Chine, auquel se joint parfois le Pakistan et qui pourrait bien être rejoint par l’Iran. Au moins, les participants à ce dialogue n’ont pas de contre-indications à ce sujet ». Et encore : « Nous collaborons par à-coups dans la péninsule coréenne, malgré des approches parfois diamétralement opposées de telle ou telle situation ». Concluons, les curieux pourront lire l’entretien en entier.
Les États-Unis – que Trump ou Biden les conduisent – n’ont rien à faire de la prétention européenne. Ils servent leurs intérêts, et leurs intérêts seuls. Comme tout un chacun. Sauf les Européens ?
Qui va se retrouver Gros-Jean comme devant ?
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[1] Rapport du club Valdaï (en anglais, à télécharger)
Vidéos (en anglais) des différentes interventions :
[2] Ministère russe des Affaires étrangères, le 14 octobre 2020, Foreign Minister Sergey Lavrov’s interview with radio stations Sputnik, Komsomolskaya Pravda and Govorit Moskva, Moscow
source : http://www.comite-valmy.org
Source: Lire l'article complet de Réseau International