L’auteur est professeur à la retraite de l’École Polytechnique de Montréal
Introduction
Quelle est la couleur de l’hydrogène? Bleu, vert, gris, brun? Non, l’hydrogène est un gaz incolore, inodore et sans saveur. Par contre, sa production est loin d’être neutre sur les plans visuel et environnemental. C’est ce que nous allons voir dans les lignes qui suivent.
Le 9 juillet 2020, le gouvernement du Canada publiait un document intitulé « Hydrogen strategy for Canada – Seizing the Opportunities for Hydrogen (Draft Executive Summary) », dans lequel il élabore les grandes lignes du développement d’une industrie de production et d’exportation d’hydrogène. Ce programme ambitieux vise un déploiement complet avant 2050. L’idée peut sembler alléchante : l’utilisation de l’hydrogène génère en effet comme sous-produit de la vapeur d’eau. Mais en y regardant de plus près, la couleur dominante de tout le projet vire rapidement au brun foncé, malgré la prétention du fédéral d’y apposer la couleur bleue, celle du ciel dégagé, qui n’est qu’un beau mensonge. Il faut noter que, dans ce document du fédéral, la portion économique est très présente, au point de passer sous silence les problèmes d’extraction des combustibles fossiles qui permettent de produire l’hydrogène.
D’où provient donc cette différence de perception des coloris? De la source même de l’hydrogène. Il n’existe en effet que très peu d’hydrogène libre dans la nature. L’hydrogène est un élément chimique qui, sur Terre, est presque toujours combiné; il faut donc le produire, d’où son appellation d’énergie secondaire. Et il y a plusieurs façons de le produire, dont la plus propre est par électrolyse de l’eau, comme cela se fait au Québec Mais la plus courante actuellement (95% de la production mondiale) consiste à l’extraire du méthane, du pétrole ou du charbon. C’est l’approche utilisée dans l’Ouest canadien, et c’est là le problème. Le projet du fédéral se situe dans cette filière énergétique. Le Canada produit actuellement environ 3 millions de tonnes d’hydrogène par année, et l’ambition du gouvernement est d’augmenter considérablement la production.
La stratégie du fédéral a comme but principal et clairement assumé de valoriser les sables bitumineux pour empêcher que les actifs des compagnies pétrolières se retrouvent bloqués et perdent ainsi de leur valeur. Le fond du problème est là : des actifs qui perdent de la valeur. Il faut tout faire pour éviter cette situation, même si, pour cela, il faut mettre sur pied des projets dangereux pour l’environnement et illogiques en terme financier.
Production de l’hydrogène
La méthode usuelle de production d’hydrogène à partir de combustibles fossiles (ici des sables bitumineux) comporte comme première étape l’extraction du bitume du sous-sol soit par excavation, soit par pompage in situ. Il faut donc dans un premier temps produire du pétrole lourd, processus qui a des impacts environnementaux néfastes pour la nappe phréatique, les rivières et les sols, qui resteront dégradés pendant de nombreuses décennies. La deuxième étape, celle de la production de l’hydrogène proprement dite, utilise le procédé classique de vaporeformage. Ce procédé consiste à briser à haute température (entre 700°C et 1000°C) les liens chimiques de l’hydrogène avec le carbone et avec l’oxygène présent dans la vapeur d’eau injectée dans le procédé. Puis, dans une dernière étape, on sépare le H2 du mélange des différents gaz et on comprime l’hydrogène pour le stocker avant le transport.
Toutes ces opérations produisent énormément de CO2. Pour une tonne de H2 récupérée, entre 10 et 11 tonnes de CO2 sont libérées[1] et rejetées dans l’atmosphère, ce qui n’est plus acceptable compte tenu de l’urgence climatique. Mais que faire avec ce CO2?
Dans ce cas, l’enfouissement sous terre semble la solution toute désignée. Si l’Alberta arrive à produire 10 millions de tonnes d’hydrogène, il faudra enfouir environ 100 millions de tonnes de CO2 par année. On ne peut pas balayer ça sous le tapis. Premièrement, pour séparer le CO2 de l’hydrogène, il faut de l’énergie, puis pour l’enfouir en grande quantité, il en faut encore plus et l’opération est difficile. De plus, il est impossible de garantir durant des milliers d’années que le CO2 ne fuira pas; aucune assurance ne peut être prise sur ce pari. Rares sont les lieux sécuritaires qui permettraient de satisfaire le critère de sécurité des populations dans l’avenir.
Plusieurs problèmes se posent. Le CO2 est un gaz qui réagit avec l’eau pour produire de l’acide carbonique, un acide faible, mais qui à la longue peut détruire l’enveloppe qui le confine pour ensuite réussir à se frayer un chemin jusqu’à la surface. De plus, des travaux récents ont démontré que l’enfouissement du CO2 sous pression peut provoquer des tremblements de terre qui risquent de fragiliser les bâtiments, les routes ou les autres infrastructures, en plus de favoriser des fuites à l’atmosphère[2].
Comme le CO2 est un gaz plus lourd que l’oxygène et l’azote, il reste près du sol. Une concentration de 3% de CO2 dans l’atmosphère peut être mortelle pour les humains. Après environ 15 minutes, c’est la mort par asphyxie. Et plus la concentration augmente, plus le temps d’exposition létal est court. Il existe des cas bien documentés de ce type de tragédie[3], mais les fuites CO2 provenaient alors de sources naturelles. Il ne faudrait quand même pas créer des conditions artificielles pour qu’adviennent de telles tragédies dans l’avenir. Et gardons aussi en tête que si le CO2 de ces sites se met à fuir dans l’atmosphère, le processus de réchauffement climatique s’en trouvera accéléré.
Des chercheurs de la compagnie Proton en Alberta ont récemment mis au point une nouvelle méthode d’extraction de l’hydrogène contenu dans les sables bitumineux ou dans d’anciens puits de pétrole devenus non rentables. Il s’agit en fait d’une agrégation de plusieurs techniques déjà connues, mais non reliées. Il s’agit d’injecter de l’oxygène et de la vapeur d’eau à haute température dans des strates du sous-sol contenant des hydrocarbures pour atteindre une température d’au moins 500 °C et déclencher une réaction de vaporeformage in situ. Cette réaction permet de libérer de l’hydrogène, qui peut par la suite être séparé des autres gaz, comme le CO2, en passant à travers une membrane d’un alliage de palladium. Cette membrane située dans la colonne de remontée des gaz empêche les autres espèces, comme le CO2, les oxydes de soufre ou autres, de remonter à la surface. Cette technique en est à l’étape très préliminaire des essais en petites unités pour fin d’évaluation[4].
À noter que le palladium est un métal du groupe du platine qui a une affinité avec l’hydrogène; mais c’est un métal rare et fragile dont les réserves mondiales sont peu abondantes et sont concentrées en peu endroits. Son utilisation en grande quantité peut dont être limitée par sa disponibilité. De toute façon, cette technologie en est encore à une étape très préliminaire, et de nombreuses embûches peuvent se présenter. Son déploiement à grande échelle ne pourra pas se faire rapidement, si jamais il se fait. Il faudra en effet pour cela passer de la production de quelques kilogrammes d’hydrogène par jour à des milliers de tonnes. En attendant, la méthode usuelle sera sans doute encore plus utilisée pour satisfaire l’appétit des financiers.
L’approche de la compagnie Proton, même si elle semble de prime abord séduisante du fait de l’absence d’émissions directes de CO2, reste quand même toujours tributaire des combustibles fossiles, dont l’épuisement est assuré. En plus d’induire des risques pour l’environnement et pour les humains, ces combustibles ne sont pas une source d’énergie renouvelable et leur extraction peut avoir des conséquences néfastes à long terme. En créant des réservoirs souterrains de CO2, d’oxydes de soufre et d’autres composés corrosifs, on déstabilise le sous-sol sur de grandes surfaces, sans en connaître les conséquences pour les générations futures.
Malgré toutes ces difficultés, l’intérêt des compagnies pétrolières pour la production d’hydrogène ne faiblit pas, que ce soit par la méthode usuelle ou par celle de Proton. Le pétrole se vend actuellement à un prix très faible sur les marchés internationaux (environ 42 $US), et le brut de l’Alberta coûte très cher à produire et à transformer. Par contre l’hydrogène se vend à un prix élevé et la technologie de Proton pourrait permettre de réduire considérablement les coûts et donc sauver l’industrie pétrolière de l’Ouest. C’est le rêve des promoteurs et des économistes peu sensibles à l’environnement et au futur.
Transport de l’hydrogène
À masse égale, l’hydrogène occupe beaucoup plus de volume que tout autre gaz. Pour produire autant d’énergie qu’un litre d’essence, il faut 4,6 litres d’hydrogène comprimé à 700 bars (700 fois la pression atmosphérique); et il faut en plus contrôler les risques de fuite, de corrosion et d’explosion. L’hydrogène est très léger, ce qui est un handicap pour son stockage et son transport. On utilise en général des bouteilles ou des pipelines pour le transporter sous forme comprimée. La forme liquide (à une température de – 253°C et à une pression de 10 bars) est beaucoup plus coûteuse et plus énergivore à produire.
EROI et production d’hydrogène
L’extraction des sables bitumineux pour produire du pétrole est un procédé très coûteux financièrement et fort dommageable pour l’environnement. Son taux de retour énergétique (Energy Returned On Energy Invested, ou EROI, en anglais) est très faible, soit de l’ordre de 4, ce qui veut dire qu’il faut l’équivalent énergétique d’un baril de pétrole pour en récupérer seulement quatre, ce qui est très faible[5]. En comparaison, l’énergie éolienne a un EROI de 13,5[6], et l’hydroélectricité, de près de 100[7].
Une fois qu’on a produit le pétrole des sables bitumineux, il faut encore en extraire l’hydrogène, ce qui demande beaucoup d’énergie et fait donc diminuer d’autant le taux de retour énergétique (EROI). Une étude comparative effectuée par Frank Kreith[8] portant sur la production d’hydrogène par différentes filières démontre que la production d’hydrogène à partir d’hydrocarbures fait diminuer d’environ de 30%le rendement de la conversion énergétique. C’est beaucoup.
Si on ajoute à cela le stockage et le transport de l’hydrogène sur de longues distances, ce qui consomme également de l’énergie, il ne reste plus beaucoup d’énergie utile réelle pour usage final en comparaison de toute l’énergie fournie. Alors, pourquoi produire cet hydrogène? Peut-être est-ce rentable financièrement, mais la planète s’en porte-t-elle mieux? Sûrement pas. Il serait de loin préférable de produire l’hydrogène localement à partir de ressources renouvelables, et de le consommer localement pour des usages de niche. Cela permettrait en effet d’éviter tous les problèmes et les pertes d’énergie des processus intermédiaires.
La « société de l’hydrogène » prônée par Jeremy Rifkin dans son ouvrage « The Hydrogen Economy », publié en 2002, est une utopie dont les bases scientifiques sont peu solides. Mais les rêves des économistes ont la vie dure et sont souvent réfractaires à la réalité.
Des études technico-économiques portant sur toute la chaîne de la production, du stockage, de la compression ou de la liquéfaction, et du transport, devront être faites pour établir la pertinence de tels projets. Ce qu’il faut mettre de l’avant, c’est le bilan énergétique et de GES de l’ensemble du procédé et non seulement ses bénéfices pour les investisseurs.
Aspect politique du projet
L’Europe développe actuellement une filière hydrogène à partir d’énergies renouvelables incompatible avec une filière basée sur des hydrocarbures. Les difficultés liées à la vente d’un produit considéré comme teinté de brun pourraient bien freiner l’entrée de l’hydrogène canadien sur le marché européen.
De son côté, l’Australie[9] produit déjà de l’hydrogène par vaporeformage à partir du charbon, mais ce procédé demande 53 tonnes de charbon pour produire seulement une tonne d’hydrogène. Chaque tonne d’hydrogène liquide produite ainsi génère donc 30 tonnes de CO2 : lourd bilan de GES ou grande difficulté pour camoufler ces émissions dans le sous-sol. Le gouvernement australien n’en va pas moins de l’avant et trouve quand même des marchés pour son produit, principalement en Asie. Il semble que l’environnement ne soit pas une priorité et que la rentabilité financière seule importe.
L’Ouest canadien présente d’importantes capacités de production d’électricité à partir des énergies éolienne et solaire. Pourquoi ne pas se tourner vers cette filière pour produire de l’hydrogène sans émettre de CO2 et sans mettre l’avenir en péril? Malheureusement ce genre d’approche ne semble guère avoir d’adeptes dans ces contrées où les lobbys du pétrole sont omniprésents et remettent sans cesse à plus tard l’inévitable transition.
Source: Lire l'article complet de L'aut'journal