Cette chronique portera sur une absence, sur un nom qui n’a pas été mentionné, sur un lien qui n’a pas été établi. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit, bien entendu, de l’affreux assassinat de Samuel Paty, ce professeur d’histoire décapité par un terroriste salafiste. Tout le monde a parlé des parents d’élèves sympathisants islamistes qui ont exigé des sanctions à l’encontre de Samuel Paty (pour irrespect envers le Prophète), d’imams qui ont soufflé sur les braises, de mosquées qu’on va fermer, de « fichés S » qu’on va expulser, de réseaux qu’on va surveiller, d’associations qu’on va interdire, etc. Or, dans cette avalanche d’indignations, un nom a brillé par son absence : celui de l’Arabie saoudite.
1. L’Arabie saoudite, en effet, est le pays qui assure encore les approvisionnements en pétrole de l’Europe et d’une bonne partie du monde. C’est aussi le pays qui, depuis longtemps, a été instrumentalisé par les Occidentaux pour lutter contre les mouvements communistes en pays musulman, ou les nationalismes de ces pays, qui, parfois, recevaient l’appui de l’URSS. On pense en particulier au plus célèbre d’entre eux, Gamal Abdel Nasser, le président égyptien. Ce dernier, de 1962 à 1970, soutint les républicains du Yémen du Nord qui avaient renversé le roi du Yémen. Et ce dernier, en retour, reçut (déjà !) l’aide de l’Arabie saoudite.
2. L’Arabie saoudite, tout au long de la guerre menée par les Soviétiques en Afghanistan, finança les moudjahidines afghans, et contribua également à recruter des volontaires arabes pour combattre les ennemis athées de Kaboul. C’était l’époque où les journaux occidentaux et les intellectuels médiatiques ne tarissaient pas d’éloges sur les « combattants de la liberté » afghans. [Il est vrai qu’on n’était pas loin de la déliquescence de l’URSS, ce qui donnait du tonus à la propagande anticommuniste]. En 1992, après le retrait de l’Armée rouge, Mohammed Najibullah, le dernier président afghan prosoviétique et son frère, qui s’étaient réfugiés dans un bâtiment de l’ONU, en furent tirés – illégalement – par les moudjahidines et abominablement lynchés. Mais on n’a pas souvenir qu’à l’époque les médias français de grande diffusion s’en fussent émus (ils s’économisaient peut-être pour parler de l’incarcération de Carlos Ghosn…).
3. Par ailleurs, comme l’écrit Pierre Conesa (ancien haut fonctionnaire et collaborateur du Monde diplomatique), le wahhabisme de l’Arabie saoudite ne se distingue guère du salafisme des mouvements djihadistes : l’un et l’autre se caractérisent par une même négation de la loi humaine par rapport à la loi divine. [Ce qu’ont fait précisément tous ceux qui, sur les réseaux sociaux, se sont déchaînés contre Samuel Paty, en considérant que la loi divine devait l’emporter sur le principe français de laïcité]. En Arabie saoudite aucune autre religion n’est autorisée que celle de l’Islam sunnite, en Arabie saoudite, les femmes ont toujours une condition subalterne, les travailleurs étrangers (entendre les ouvriers philippins, indiens ou pakistanais, pas les architectes qui conçoivent des tours ou des résidences de luxe) sont traités comme des esclaves, les gays et lesbiennes sont punis de mort), et on y pratique toujours la décapitation au sabre, la lapidation, la flagellation et l’amputation, voire la crucifixion.
4. L’Arabie saoudite est aussi ce pays qui, le 2 octobre 2018, a attiré Jamal Khashoggi, journaliste opposant au régime, dans son consulat d’Istanbul (donc sur un territoire étranger), qui l’a torturé, assassiné, et démembré à la scie avant de disperser ses restes – et ce, au moins avec le silence bienveillant des plus hautes autorités. [Un consul est un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, c’est donc ce dernier, et, au-dessus, son gouvernement, qui endosse la responsabilité de ses actes]. Or, quelle différence y a-t-il entre décapiter Samuel Paty au couteau de boucher et découper Jamal Khashoggi à la scie ? Juste une question de temps et de moyens : il aurait été délicat au meurtrier tchétchène de Samuel Paty d’effectuer à lui seul, en pleine rue, ce que plusieurs barbouzes saoudiens ont fait posément à l’abri de leur consulat d’Istanbul. Mais l’esprit est le même, la barbarie est la même, la sauvagerie est la même : comme on l’a parfois écrit, l’Arabie saoudite, c’est Daesh qui a réussi.
5. Mais l’Arabie saoudite, c’est aussi le pays qui investit massivement en France dans l’économie, notamment dans les loisirs, l’hôtellerie de luxe, l’agro-alimentaire. C’est le pays dont les riches ressortissants sont de bons clients des joailliers de la place Vendôme ou de la rue de la Paix : on ne fait pas de misères à des clients qui achètent des montres de luxe à la brouette. Et surtout, c’est un très bon acheteur d’armes, de munitions, de navires de guerre, de sous-marins et des fameux canons de 155 mm Caesar, qui peuvent se déplacer jusqu’à 100 km/h sur route et dont les obus-roquettes portent jusqu’à 50 km. Et dont Florence Parly, notre actuelle ministre des Armées, prétendait, en avril 2019, avec une mauvaise foi en acier chromé, qu’elle n’avait « aucune preuve » [sic] que les armes vendues par la France à l’Arabie saoudite [étaient] utilisées contre des civils » [dans l’actuelle guerre que mène ce pays au Yémen].
6. En résumé : pendant que le président de la République, avec des trémolos dans la voix, invite les Français à se rassembler derrière le cercueil de Samuel Paty, sa ministre des Armées ferme les yeux sur l’idéologie et les agissements d’un État précisément à l’origine des crimes et abominations salafistes. Comme le disait Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes ».
Philippe ARNAUD
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir