Un chrétien est dans le monde mais pas du monde. Le journalisme chrétien devrait refléter cet état. Car c’est seulement par le biais de cet écart, qui est distance et relation, qu’il est à même de rendre compte du monde. Ce faisant, cette quête de vérité en fait un témoin par excellence.
Que signifie être un journaliste chrétien et quelles en sont les implications ? Est-ce qu’on parle de couvrir l’actualité religieuse chrétienne, la vie de l’Église, les débats de société qui concernent les chrétiens, les controverses théologiques, la vie paroissiale ? Ou plutôt, et selon la formule johannique qui veut qu’un chrétien soit dans le monde mais pas du monde, ce journalisme consiste-t-il a offrir une vision strictement chrétienne de tout ce qui affecte, en bien ou en mal, le monde dans sa totalité ? Ou encore, mais plus profondément et essentiellement, cet écartèlement johannique ne devrait-il pas plutôt être l’occasion et le lieu d’un recul, donc d’une relation, qui permette de voir le monde tel qu’il est avec d’autant plus d’exactitude que le journaliste a un pied dans le monde et l’autre en dehors ?
Pour être le plus juste envers ce qui se passe dans le monde, le journaliste chrétien opère une distance critique du monde, car il est du lieu tout en étant étranger.
Dans le monde mais pas du monde. Dans la préface du Prince, Machiavel s’adresse ainsi à son dédicataire Laurent II de Médicis (petit-fils de Laurent le Magnifique) :
Ceux qui peignent les paysages se tiennent dans la plaine pour considérer la forme des montagnes et des lieux élevés ; et pour examiner les lieux bas, ils se juchent sur les sommets. De même, pour bien connaitre la nature des peuples, il faut être prince ; et pour connaitre les princes, être du peuple.
Cet écart rappelle également l’aphorisme d’Ion Luca Caragiale, le Mark Twain roumain (1852-1912) :
Veux-tu connaitre les choses ? Regarde-les de près. Veux-tu les aimer ? Regarde-les de loin.
Le christianisme, qui nous place à la fois ici et ailleurs, permet à la fois de voir le monde clairement et de l’en aimer pas moins. C’est presque la combinaison idéale pour qui veut rendre compte de l’actualité aussi fidèlement que possible. Autrement dit, pour être le plus juste envers ce qui se passe dans le monde, le journaliste chrétien opère une distance critique du monde, car il est du lieu tout en étant étranger. Navigant entre les lieux élevés et les lieux bas, à la fois prince et peuple, il peut désigner du doigt. Il peut connaitre et aimer.
Cette distance est la condition d’une parole et cette parole est témoignage. Ou martyre dans un monde qui s’agite à proportion de son tiède désespoir.
Un monde qui s’ennuie et un monde qui le secoue
Primo, l’ennui contemporain qui émousse le jugement du monde trouve son exact miroir dans le bouillonnement de surface des controverses alimenté par les médias généraux. Les deux réalités sont telles qu’il est difficile de les éviter.
À cela s’ajoutent, secundo, une chute des revenus publicitaires, désormais dirigés vers les GAFAM, et une concurrence biaisée des médias sociaux.
Et, tertio, l’impérative nécessité d’être le premier à divulguer telle ou telle nouvelle et qui peut à l’occasion mener à des articles mal ficelés.
Il s’ensuit que les médias traditionnels peuvent de plus en plus difficilement, au-delà de leur coloration idéologique, exercer leur fonction de médiation (un médium médiatise, c’est aussi bête que ça, il sert d’intermédiaire entre l’évènement et le lecteur). De plus en plus, ils immédiatisent, c’est-à-dire qu’ils collent au réel caléidoscopique qui se propose à eux. Le chatoiement perpétuellement changeant du monde rend d’autant plus impossible le recul, condition d’une médiatisation.
Pis même, dans un vague espoir de maintenir une clientèle sursollicitée par des offres diverses, les médias la caressent dans le sens du poil et l’excitent. La sensation fait vendre, l’analyse froide beaucoup moins. Pour ce qui est de la nuance — car le monde est complexe —, on repassera.
On est en plein dans l’image du gros animal de La République de Platon (livre VI), flatté dans ses instincts par les sophistes.
Deux exemples
La manifestation contemporaine la plus frappante de cette évolution est le traitement réservé à Donald Trump. On peut certes l’aimer ou le détester, souligner ou non son caractère et sa délinquance, se lamenter, moraliser, condamner, idéaliser ou célébrer. Cela étant dit, rarement ai-je lu une analyse ou un article sur les facteurs sociaux, économiques, politiques, culturels ET spirituels qui ont permis l’émergence du phénomène Trump (du grec ancien φαίνω, apparaitre. Trump apparait, fait littéralement apparition sur la scène politique états-unienne).
Si le clergé médiatique conservateur chante son chevalier blanc, avec certes quelques réserves, le brave et naïf clergé gauchiste a cru suffisant de se cantonner derrière ses anathèmes et incantations moralisatrices.
L’autre exemple incontournable est le traitement médiatique de la covid-19. À côté des informations d’intérêt public (percées scientifiques, consignes sanitaires, analyses économiques, etc.) foisonnent des témoignages de survivants, des histoires de cas graves, des pseudo-réflexions pseudo-profondes, des démentis de tel ou tel scientifique, des analyses insignifiantes destinées à émouvoir le lecteur.
On confond ici la tranche de vie — aussi dramatique soit-elle — et l’information essentielle à la collectivité. On confond ainsi l’anecdote et la nouvelle structurante. À tel point que le reportage des tâtonnements scientifiques en devient désespérant et futile.
La mauvaise réponse chrétienne
Face à ce mauvais usage de la nouvelle en rafale et sans ordonnancement hiérarchique par ordre d’importance, un chrétien pourrait être tenté de s’adresser par la prière au « ‘tit Jésus qui va régler les problèmes du monde ».
Une saturation d’information peut mener à une fuite infantile et inutile. Ce qui ne veut évidemment pas dire que la prière est infantile ou inutile. Cela dit, elle ne remplace pas — tant s’en faut ! — le bon usage du nécessaire recul du chrétien « dans le » mais pas « du » monde.
Car, s’il n’est pas du monde, qu’est-ce qui l’y lie si ce n’est l’amour et la vérité ? En termes journalistiques, on pourrait parler d’une certaine qualité du regard qui voit au-delà des apparences et qui rend compte aussi fidèlement que possible de la vérité d’un évènement.
L’exemple de Father Brown
Encore une fois, G. K. Chesterton nous vient en aide, cette fois avec son prêtre-détective Father Brown qui réussit à se mettre dans la peau du pécheur pour comprendre l’évènement de l’intérieur, tel qu’il a été vécu et éprouvé. Ce qu’il ne dit pas, c’est que cette capacité de compassion n’est que la convergence de l’étrangeté et de la familiarité du chrétien face au monde. Pour reprendre la formule de Caragiale ci-dessus, le chrétien aime et connait le monde, car il lui est à la fois proche et lointain.
C’est sans doute là la clé du journalisme chrétien. Non pas une vision chrétienne du monde mais une justesse d’analyse qui est également justice théologale face à tout ce qui survient dans le monde.
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Source: Lire l'article complet de Le Verbe