L’horreur échappée de la fosse

ALLAN ERWAN BERGER — Toujours les animaux que l’on descend au fond de la fosse s’y comportent de la manière la plus prévisible. Debout sur leurs deux pattes ridicules, stupides, ronchons, ne comprenant jamais rien, ils ne réagissent pas lorsqu’on place le lourd treillis de barreaux croisés qui fait grille, et qui les empêchera de sortir lorsqu’ils se battront pour l’atteindre. Ils ne réagissent pas plus lorsque les clowns arrivent, batraciens agités, moqueurs, lâchant des insultes aux bêtes, pitres grotesques dont la tête hilare est glissée dans un poste de télévision ; au contraire, on dirait que ces personnages les fascinent, alors qu’ils devraient les avoir en exécration. Personne, là en-bas, ne réagit non plus lorsque ces même clowns, qui font ici office d’exécuteurs de nos plaisantes œuvres, ayant glissé les tuyaux multicolores à travers les barreaux, ouvrent les vannes en produisant de longs pets à chaque tour de robinet.

C’est alors que le public de l’arène se lève dans les gradins, car il veut mieux goûter à ce moment où l’hébétude lentement laisse la place à de l’inquiétude chez les bêtes, cependant que l’eau monte et commence à mouiller les pattes. C’est un des plus délicieux spectacles, qu’accompagnent à merveille les accords guillerets de la fanfare. Dans la fosse, la mort froide gagne les chevilles, puis les genoux.

Ordinairement, il se passe ceci : les bipèdes s’énervent, tournent et s’engueulent, se mordent un peu, regardent l’eau puis la grille, et l’on voit alors dans leurs yeux poindre la compréhension. Ils vont crever noyés ! Alors tout s’emballe. Dès que l’eau arrive à mi-cuisses, les singes entreprennent de s’escalader les uns les autres, dans l’espoir d’atteindre la grille. Ce ne sont, pendant quelques minutes, que de réjouissants hurlements de colère et d’intimidation, et des griffades, des empoignades, des pugilats furieux, jusqu’aux premiers assassinats.
Les morts faisant opportunément office de socle, c’est bientôt la guerre pour leur grimper dessus. Peu à peu, les bêtes en bataille forment ainsi une espèce de pyramide. Et comme évidemment se sont les plus forts qui grimpent sur les plus faibles, très vite cette pyramide s’écroule, une fois, deux fois, parfois trois, dans de grandes éclaboussures rougies du sang des vaincus, tandis que toujours l’eau monte.
Pour finir, les plus vaillants, agrippés aux barreaux, ou suspendus, avalent leurs dernières goulées d’air tandis que sous eux on se bat au milieu des cadavres qui flottent. Sous le poids imbécile des survivants, la grille, qui n’est pourtant pas fixée, ne risque certes pas de s’envoler. La maintenant solidement collée à la margelle, tous ces winners en train de se repousser sont ainsi les artisans de leur propre noyade. Ce spectacle est très philosophique.


Mais aujourd’hui il n’en est pas allé ainsi. Les singes, qu’on nous annonçait d’une nouvelle race, avaient attiré une masse considérable de spectateurs, ce qui rendit le carnage final d’autant plus effroyable. Ils commencèrent par crier, à s’interpeller tandis que l’eau des tuyaux arrosait leurs chevilles. Soudain ils formèrent trois groupes : les massifs, les poids-moyens, et les plus légers. Les moyens grimpèrent sur les épaules des massifs, puis les plus légers escaladèrent cette figure acrobatique. Ils inspectèrent les barreaux, et observèrent comment la grille reposait sur la margelle. Ils trouvèrent qu’elle n’était pas fixée. En bas, pataugeant dans l’eau, inquiets mais pas paniqués, des intellectuels donnaient des conseils.

On testa le poids de la grille. Elle fut trouvée lourde. Aussitôt on défit les grappes, et les plus costauds d’entre les singes, montant sur les épaules des plus fragiles qui étaient montés sur les moyens, et tous dressés contre la même paroi, poussèrent. Ils entrevirent ainsi le succès de leurs efforts. Ceci leur donna du courage. Il ne leur fallut que trois essais pour comprendre par quel mouvement synchronisé la grille devait être soulevée.
C’est maintenant que se place ce qu’il faut bien appeler le trait de génie, proprement révolutionnaire, dont fit preuve cette tribu inquiétante. Car quand la grille, en se soulevant, glissa et se renversa dans la fosse, tuant quelques bêtes au passage, toutes les autres se retrouvèrent coincées par elle contre la paroi. Ceci aurait pu clore l’affaire et tout serait allé comme avant, mais non car, grimpant tout en haut, les singes, poussant collectivement des pattes et des mains, en quatre élans toujours plus amples, rejetèrent la grille contre l’autre paroi. Ainsi, en basculant, ce qui les enfermait se trouva transformé en échelle ; ce qui devait les tuer les sauva. Toutes les bêtes encore vivantes sortirent, et se répandirent dans l’arène.
Vous connaissez la suite. Les quarante-huit rescapés de la fosse ont tué directement cent-vingt spectateurs, et causé la mort des presque cinq-cents autres dans le mouvement de panique qui s’ensuivit, lorsque la foule, voulant s’enfuir par les trois issues de l’arène, y trouva trop souvent la mort par écrasement.


Libéralisme, marché souverain, loi du plus fort, chacun pour soi et Dieu pour tous : ça ne marche pas ! Aidez-vous vous-mêmes, renversez cette foutue grille, et passez aux représailles. Qui sait combien de trappes des humains assemblés peuvent faire voler en éclat ?!

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