Biodiversité : L’usage du larvicide BTI contre les mouches noires et les maringouins

Les auteures sont membres de la Coalition Biodiversité – Non au Bti

Introduction

Les produits larvicides commerciaux à base de Bti (Bacillus thuringiensis var. israelensis) sont autorisés au Canada depuis 1982. La toxicité démontrée par cette bactérie provient des cristaux de protéines qui s’attaquent spécifiquement aux insectes dont le tractus digestif est alcalin permettant ainsi une libération des toxines du Bti. Les insectes les plus susceptibles à l’effet direct du toxique sont du groupe des diptères nématocères regroupant les culicidés (moustiques), les simulidés (mouches noires) et une grande partie des chironomidés (moucherons). Il semble que ce larvicide peut être utilisé sans risque pour les humains et tout autre mammifère potentiellement exposé aux doses recommandées pour la démoustication. Le Bti est pulvérisé directement dans les plans d’eau. Outre les spores de Bti, 80% du produit est constitué d’adjuvants (stabilisateurs, protecteurs contre les rayons UV, émulsifiants etc.) protégés par le secret commercial (fiche signalétique Valent Bio science). Par mesure de précaution, il faut éviter d’appliquer le pesticide sur l’eau traitée destinée à la consommation (Santé Canada 2013).                                                                                                                                  

Contexte  

Partout au Québec, plusieurs municipalités permettent l’épandage sur leur territoire et cela pour une raison de confort afin de contrer la nuisance que représente les insectes piqueurs pour les activités récréatives et touristiques (48 municipalités en 2019, MELCC). Les forêts inondées, les zones de dépressions mal drainées, les zones inondables, les tourbières, les marais, les étangs, les ruisseaux et les rivières représentent les habitats aspergés par le larvicide au Québec. Certaines municipalités permettent l’épandage sur leur territoire depuis plusieurs décennies (1993 à Tremblant) sans compter que les municipalités adjacentes telles que La Conception (2010), Amherst (2013), Brébeuf (2015) et Labelle (2018) ont adhéré à cette politique d’arrosage permettent la pulvérisation du Bti sur leur territoire. À la municipalité d’Amherst, l’épandage du Bti a été permis par la SEPAQ dans un secteur de la réserve faunique de Papineau-Labelle.

Devant l’ampleur que prend l’épandage du Bti sur le territoire des Hautes Laurentides plusieurs facteurs nous ont interpellés:1) l’absence d’informations sur le produit tels que les doses d’application, les adjuvants qui nous sont inconnus et mélangés dans la solution de Bti, les répercussions environnementales sur la biodiversité locale et régionale, la grandeur du territoire, l’incursion dans une réserve naturelle et le nombre d’années de déversement du Bti dans les milieux humides. Tout cela avec le libre arbitre d’une industrie malgré l’absence d’étude d’impact dans les milieux naturels de notre territoire. En fait, les études remises aux municipalités par l’industrie se résument à calculer principalement l’indice de nuisance1. Par exemple, dans le rapport final remis   à la municipalité de Labelle où l’épandage a débuté au printemps 2019 et s’est poursuivi au cours de la saison jusqu’au 24 août, ce qui représente huit traitements au total. Toutefois, le rapport ne mentionne aucunement la superficie du territoire arrosé, la dose utilisée, ni les coordonnées GPS des stations servant au calcul des indices de nuisance (GDG Environnement, 2019).

                                                                                                          

Pour ces raisons, nous avons décidé de créer un collectif et de procéder à une recherche des études scientifiques portant sur l’épandage au Bti et de ses impacts. Plusieurs citoyens de d’autres municipalités tels que Gatineau, Trois Rivières, Shawinigan préoccupés par les mêmes enjeux de biodiversité et de protection des milieux humides se sont joints à nous et nous formons la Coalition Biodiversité Non au Bti.

Problématique du Bti basée sur une revue de la littérature scientifique récente

Une recherche bibliographique non exhaustive a démontré que sur 311 études : 59% portait sur l’efficacité du Bti, 32% concernait du moins partiellement les effets directs du Bti sur la faune non ciblée (autres que maringouins et mouches noires), 4% portait sur la persistance du Bti dans l’environnement et seulement 4% portait sur les effets indirects potentiels du Bti sur la chaîne alimentaire (Poulin 2012). L’utilisation intensive mondiale du Bti et les résultats contradictoires d’études sur les effets indirects sur la chaîne trophique et la biodiversité expliquent sans doute le débat scientifique soulevé quant aux effets du contrôle des insectes piqueurs. Ce débat est particulièrement vif en Europe après plusieurs décennies d’arrosage au Bti. Ainsi, sur les recommandations de l’Agence pour la protection de l’environnement en Suède, le gouvernement suédois a commandité la réalisation d’une revue bibliographique systématique sur l’impact du Bti (Land et al. 2019). Actuellement réalisée par un panel de scientifiques provenant de Suède, Allemagne, France et Angleterre, cette étude a pour but de fournir une analyse objective des résultats trouvés dans la littérature (présence ou absence d’impacts) en fonction de la qualité scientifique des études et des divers contextes environnementaux dans lesquelles elles ont été réalisées.

Effets directs

En ce qui concerne les effets directs de toxicité (mortalité) du Bti sur les moustiques et mouches noires, il ne faut pas oublier que ces insectes jouent un double rôle dans l’environnement. D’abord en tant que larves, puisqu’elles permettent via leur tractus alimentaire de transformer des particules organiques fines en suspension dans l’eau en particules plus grosses, les rendant plus accessibles à l’alimentation d’autres invertébrés. Ensuite, en tant qu’adultes puisqu’elles servent de proies à d’autres niveaux trophiques (odonates, oiseaux insectivores, grenouilles, araignées, chauve-souris) et de pollinisateurs. Plusieurs études ont démontré des effets directs de toxicité également chez d’autres groupes de diptères non piqueurs tels que les chironomes (Vaughan et al 2008, Kästel et al. 2017, Poulin et Lefebvre 2018, Allgeier et al. 2019). Les chironomes jouent un rôle clé dans l’écosystème étant donné leur grande abondance et leur capacité à former de larges essaims servant de nourriture à plusieurs espèces d’oiseaux et aux chauve-souris (Duchet et al. 2015). Ces insectes sont des proies intéressantes vu leur niveau élevé en protéine, leur digestibilité et leur grande abondance (Allgeier et al. 2019). Les chironomes représentent une grande partie de la biomasse des invertébrés autant dans les milieux lentiques que lotiques. Ils contribuent considérablement à la diversité spécifique.

D’autres études allèguent que leurs résultats ne démontrent pas d’effet statistiquement significatif du larvicide sur les chironomes (Lagadic et al., 2016, Timmermann et Becker, 2017, Wolfram et al., 2018). Cependant, ces mêmes auteurs édictent plusieurs recommandations quant à l’usage de ce larvicide telles que d’éviter les zones de reproduction des chironomes (Timmermann et Becker 2017), préconiser les bonnes pratiques d’application du Bti en respectant la dose recommandée et le taux d’application (Lagadic et al 2016) ou de réduire le dosage du Bti à un niveau plafond efficace contre les moustiques mais protégeant les organismes non cibles (Wolfram et al. 2018). Bref, ces auteurs n’ont pas réussi à démontrer des effets sur les organismes non cibles. En revanche, ils suggèrent d’appliquer le principe de précaution car plusieurs aspects manquent à leur compréhension des écosystèmes.

Plus près de nous, l’étude menée pour la ville d’Ottawa dans une forêt de Conservation (Kanata) révèle que la baisse des chironomes était attribuée aux facteurs environnementaux plutôt qu’au traitement au Bti (Epp et al 2019). Cependant, cette étude présente plusieurs biais méthodologiques dont non le moindre est la participation très active à l’étude de l’industrie responsable de l’épandage (choix des stations, traitement au Bti, analyse taxonomique et avis scientifiques).  De plus, elle est présentée sous forme de rapport (n’est plus disponible en ligne) donc non soumise à une révision par des pairs comme des articles publiés dans des revues scientifiques reconnues. 

Effets indirects

En ce qui concerne les effets indirects de l’épandage au Bti, plusieurs études en Camargue ont démontré des effets à plusieurs niveaux. Ainsi, Jacob et Poulin (2016) ont observé une baisse de moitié du nombre d’individus et du nombre d’espèces d’odonates entre les zones traitées et non traitées au Bti. Il faut noter que les odonates sont des prédateurs de moustiques et de chironomes tant sous forme larvaire que sous forme adulte et qu’ils sont à leur tour des proies de choix pour les oiseaux. Toujours au même endroit, Poulin et Lefebvre (2018) ont observé dans la roselière une baisse de la communauté d’invertébrés en général allant jusqu’à 50% de réduction entre les zones traitées et non traitées. Cette baisse était statistiquement significative pour les groupes suivants : les diptères, les araignées, les coléoptères et les hyménoptères. Cet habitat supporte une avifaune spécifique très sensible dont les invertébrés représentent la principale source de nourriture. Donc, le traitement au Bti risque de perturber la disponibilité de nourriture pour les espèces d’oiseaux qui occupent ce territoire, tels que les passereaux. Poulin (2012) a également démontré un effet sur le succès de reproduction chez l’hirondelle des fenêtres. Le nombre d’œufs et le succès à l’envol étant significativement plus bas dans les colonies situées dans les zones traitées comparativement à celles situées dans les sites témoins. L’alimentation des jeunes en zones traitées étant moins adéquate qu’en zone non-traitée vu la baisse des nématocères (diptères).

Enfin une étude récente, chez les grenouilles, a démontré que l’exposition du Bti en solution aqueuse raccourcit le développement larvaire et induit des effets potentiels sur l’activité enzymatique indiquant des processus de détoxification (Allgeier et al. 2018). Ces auteurs ajoutent qu’il est reconnu que les additifs de la formule commerciale du Bti peuvent induire une toxicité directe chez les amphibiens (grenouilles).  Des études sur les salamandres ont également démontré un effet indirect sur leur développement larvaire dû à la baisse significative de leurs proies (chironome) après traitement au Bti (Allgeier et al 2019). Il ne faut pas oublier que les amphibiens occupent les mares d’eau stagnante et les marais temporaires soit les mêmes milieux que les moustiques.

Enfin, Duchet et al. (2014) ont démontré la persistance des spores de Bti viables pendant des mois particulièrement sous couvert forestier lorsqu’il y a beaucoup de feuilles en décomposition. Cette persistance des spores peut entraîner un délai de récupération des communautés d’invertébrés suite à l’épandage du Bti dans l’environnement (Poulin et Lefebvre 2018).

Les alternatives

Un exemple de programme de lutte intégrée aux moustiques a été mis en place à St-André-de-Kamouraska dès 2017 et se poursuit avec succès jusqu’à ce jour. Avec un investissement initial de près de 50 000$, principalement pour l’achat des pièges à moustiques, cette municipalité a réussi à diminuer l’inconfort causé par les moustiques grâce à un prise en main d’une communauté par ses citoyens. Ils ont réussi à diminuer la nuisance des moustiques à l’endroit où elle se produit par des moyens diversifiés sans avoir un impact sur tout le territoire de leur municipalité (emploi de répulsifs, installation de nichoirs pour oiseaux insectivores.et chauve-souris, gestion des sites de pontes et trappes à moustiques). Tout cela sans menacer la diversité de leur écosystème.

 

Conclusion

La majorité des études citées ici ont été réalisées dans des milieux tels que plaine inondable ou marais. Peu d’études récentes ont porté sur les effets du Bti en milieu forestier comme le couvert végétal des Hautes-Laurentides. Nous n’avons pas assez de connaissance au Québec sur les effets de l’épandage du Bti pour permettre à une industrie d’épandre le Bti sans une surveillance adéquate du MELCC et des municipalités. Les citoyens devraient être capables de suivre le protocole de l’industrie en s’assurant des bonnes pratiques telles que le respect de la dose et la fréquence des applications. Mais on doit aussi, afin de mieux comprendre les effets sur la biodiversité et réglementer en conséquence, entreprendre des études d’impact de type BACI (Before-After-Control-Impact) en regardant les effets directs et indirects sur les insectes, araignées, amphibiens, poissons et oiseaux, et cela, pendant plusieurs années (au moins 3 ans). Ces études devraient être complètement indépendantes de l’industrie de la lutte aux insectes piqueurs et des pesticides afin d’éviter des conflits d’intérêt. En attendant un moratoire sur l’épandage de ce larvicide devrait être imposé. Nos préoccupations rejoignent celles des chercheurs européens. Brühl et al (2020) qui suggèrent fortement des études à long terme de surveillance (monitoring) de l’exposition du Bti sur les réseaux trophiques et de sa persistance dans l’environnement et que ces études soient complètement indépendantes de l’industrie. Ils suggèrent également que l’industrie rende publique l’aire traitée, la formulation du Bti de même que la dose et la fréquence des arrosages.

 
Pour avoir une vision des enjeux des programmes de contrôle des moustiques par le Bti, nous vous recommandons l’écoute de l’émission de la Semaine verte diffusée le 18 avril 2020 à
Radio Canada.

La liste de de toutes les références mentionnées se trouvent dans l’article original publié dans la revue trimestrielle de l’Association des biologistes du Québec « inVivo  –  Vol 40 N°3 » que l’on retrouve sur le site Web : https://www.nonaubti.org/documents

 

Les auteurs :

Ginette Méthot a étudié à l’Université de Montréal où elle a obtenu ses diplômes de baccalauréat en sciences biologiques, de maîtrise en écologie et d’un diplôme en toxicologie. Présentement à la retraite, elle a travaillé pendant 35 ans comme assistante de recherche en limnologie spécialisée dans l’étude des invertébrés à l’Université de Montréal. Elle compte de nombreuses publications dans des revues avec comité de lecture et des rapports scientifiques.

Isabelle Ménard est détentrice d’un baccalauréat en sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal, d’une maîtrise en écologie des eaux douces de l’Université de Montréal et d’un diplôme en écotoxicologie de l’Université Concordia. Elle travaille en environnement et en hygiène du travail depuis plus d’une vingtaine d’année. Elle a rédigé plusieurs rapports s

 


[1]L’indice de nuisance est calculé comme suit : nombre moyen d’insectes piqueurs recueillis en cinq minutes avec un filet effectuant un mouvement de 8 horizontal dans une station arrosée (A) et une station témoin située dans un secteur similaire (B) (Parc du Mont Tremblant). On estime l’indice de nuisance en pourcentage :

nombre moyen de moustiques de B – le nombre moyen de moustiques de A  fois 100 divisé par nombre moyen de moustiques de B

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À propos de l'auteur L'aut'journal

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