Quelle mouche à donc piqué le Don Quichotte du Kremlin pour chasser les moulins à vent ottomans avec ses S-400 ? Cette question, nous nous la sommes posée à plusieurs reprises, provoquant parfois l’indignation de certains lecteurs pour qui Vladimirovitch est forcément un génie stratégique incapable de faire la moindre erreur.
Que cherchait-il donc ? Arracher la Turquie à l’OTAN ? Illusoire. Le sultan ne sortira jamais de l’Alliance, position bien trop commode pour couvrir ses multiples errements. Enfoncer un coin entre lui et ses alliés atlantiques ? Certes, mais ce n’est pas la première ni la dernière fois qu’Ankara est en crise avec le reste de l’organisation, sans que cela n’ait aucune incidence. Faire passer le Turk Stream ? Les quantités sont inférieures aux autres tubes et, de toute façon, la décision de vendre le fleuron anti-aérien est postérieure à l’accord sur le gazoduc. Gagner de l’argent ? Le prix de vente est dérisoire par rapport à la qualité du système, dont l’importance est bien plus stratégique que commerciale.
Quelle que soit la raison, le calcul était erroné, comme l’a montré un épisode l’année dernière :
25 mai 2019, Syrie. Au terme d’une contre-attaque éclair, les loyalistes, bien appuyés par l’aviation russe, reprennent Kafr Nabudah en bordure de l’Idlibistan. Il n’en fallait pas plus pour que le sultan ouvre à nouveau le robinet des livraisons d’armes à destination des barbus afin de contrer l’avance de l’armée syrienne.
Non seulement les Turcs, contrairement à ce qu’ils avaient promis il y a déjà bien longtemps, n’ont strictement rien fait contre HTS à Idlib, mais ils se permettent même maintenant de fournir des armes susceptibles de tuer les soldats russes présents sur le front !
On reste pantois devant l’aveuglement godiche de Moscou. Les titres ironiques ne manquent évidemment pas de fleurir (« Erdogan, le copain de Poutine, mène une guerre de proxy contre lui en Syrie »), tandis qu’un bon observateur résume parfaitement la situation :
Errare poutinum est…
Depuis, loin de s’adoucir, les griefs se sont accumulés entre Moscou et Ankara, en Syrie bien sûr, mais aussi en Libye ou, tout récemment, dans le Caucase.
C’est dans ce contexte que l’armée turque est en train d’installer des batteries S-400 à Sinop, dans le nord du pays, afin de procéder à des tests qui ne vont plaire à personne, comme le résume plutôt bien un intéressant article d’Al Jazeera.
Les Américains sont sur les dents. Ils pensent que le système est susceptible de donner des informations aux Russes, notamment sur le F35, et les appels se sont multipliés depuis un an pour sanctionner Ankara. Mais ce n’est pas si simple…
Face à la perspective de sanctions, promises par Washington en cas d’activation des S-400, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, agite régulièrement la menace d’interdire de « chasser » les forces américaines de la base aérienne d’Incirlik [où est par ailleurs implanté un dêpôt de bombes nucléaires tactiques B-61 mises à la disposition de l’Otan, ndlr] et de fermer la base de Kurecik, où est installé un radar clé pour la défense antimissile de l’Alliance. D’où la retenue, jusqu’à présent, de l’administration Trump dans cette affaire.
Jamais à court d’idée, des sénateurs impériaux ont même proposé que Washington rachète purement et simplement les S-400 à la Turquie; les laissant sur place fermés à double tour, avec des inspections régulières pour vérifier qu’ils ne sont pas utilisés. Nouveau refus d’Ankara.
Pour ne rien arranger, des avions turcs ont intercepté, le 27 août au-dessus de la Méditerranée orientale, des F16 grecs à leur retour de l’exercice Eunomia, au large de Chypre. A cette occasion, le radar d’une batterie S-400 aurait été activé pour détecter les jets du frère ennemi, ce qui a entraîné de vives protestations au sein de l’OTAN et même provoqué le voyage de Pompeo dans la région !
Jusqu’ici, le S-400 joue à merveille son rôle de pomme de discorde au sein de l’empire et pourrait conforter Moscou dans sa décision. Sauf qu’à cette occasion, les Russes n’ont pas non plus marqué des points aux yeux d’Athènes, pourtant l’un de leurs plus proches allié au sein de l’UE.
Et, une fois entrés en fonction et bien positionnés, les S-400 « turcs » seront capables de couvrir la Méditerranée orientale mais aussi l’Arménie et la majorité du territoire syrien, c’est-à-dire… toutes les bases russes du Moyen-Orient et du Caucase ! L’épisode du F16 grec semble d’ailleurs indiquer que les Turcs gèrent le système de manière autonome, sans conseillers/autorisation/protocoles russes.
Certes, on voit mal le sultan descendre à nouveau un sukhoï, mais qu’en sera-t-il si c’est un avion syrien ou arménien bombardant ses petits protégés barbus à Idlib ou en Azerbaïdjan ? Ou même, simplement, la possibilité de prévenir les modérément modérés de se mettre à l’abri dès qu’un jet russe décolle pour leur mettre une pilée ?
Donner un avantage stratégique à son adversaire sur son propre théâtre d’opération et dans son étranger proche, voilà qui ferait se retourner Sun Tzu dans sa tombe…
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