Cet article est paru sur le site Slate.
Depuis le début de la crise sanitaire, les comportements qui expriment un refus explicite des mesures de protection prises par les pouvoirs publics (non-respect du port du masque, de la distanciation physique et des diverses interdictions de regroupement, méfiance à l’égard du vaccin à venir, etc.) font l’objet de diverses interprétations, étayées ou non par des enquêtes empiriques.
Ils témoigneraient de l’inconscience de certain·es de nos concitoyen·nes, de leur individualisme ou égoïsme, de leur défiance à l’égard des élites politiques et scientifiques, de leur scepticisme face aux contradictions des spécialistes, d’un esprit national enclin à l’indiscipline ou à la révolte contre l’autorité, ou encore du ressentiment de certaines catégories d’âge ou couches sociales…
En mettant en évidence des motivations qui ne sont pas nécessairement conscientes, ces interprétations de comportements – qui, fort heureusement, restent pour l’instant minoritaires – sont susceptibles de faire avancer le débat public sur la meilleure manière de lutter contre l’épidémie, en permettant aux auteurs de ces comportements de mieux appréhender le sens de leurs propres actes et aux autres de ne pas céder trop rapidement aux sentiments d’incompréhension, d’impatience ou de colère.
Parallèlement à cette démarche interprétative, une autre approche me semble cependant nécessaire, celle qui, focalisée sur les conséquences objectives et non sur les motivations subjectives, s’attache à décrire les voies dans lesquelles de tels comportements risquent de nous engager. Deux d’entre elles me paraissent constituer un risque majeur pour notre démocratie: le choix d’une politique utilitariste et celui d’une stratégie défaitiste.
Aucune minorité ne peut être sacrifiée au bonheur de la majorité
Le mot utilitariste est pris ici dans le sens que lui a donné la tradition philosophique britannique (de Bentham à Stuart Mill et Sidgwick et au-delà) – à cette différence près que la politique induite par ces comportements de refus des protections repose sur une version simpliste et inexacte de l’utilitarisme.
Cette dernière, pour le dire en quelques mots, consiste à accepter de sacrifier une catégorie de citoyen·nes pour améliorer la somme totale de bonheur dans une société, c’est-à-dire le bonheur du plus grand nombre – une interprétation qui diffère sensiblement de celle des fondateurs de l’utilitarisme, lesquels ont généralement considéré, à l’instar de Stuart Mill, qu’une action est morale si elle tend au plus grand bonheur de tous les individus, chacun étant considéré comme également digne d’être heureux.
La crise sanitaire actuelle a fait surgir trois versions de ce raisonnement utilitariste, dont les motivations sont distinctes mais les effets identiques.
- La première, que l’on peut appeler hédoniste, soutient, rarement de manière explicite, que le plaisir de la majorité, au prix de quelques prises de risque qu’il est raisonnable d’accepter, peut passer avant le sort des personnes âgées ou fragiles.
- La deuxième, médicale, met en avant la théorie dite de l’immunité collective, sous une forme simple (il faut neutraliser le virus au prix de milliers de morts parmi les personnes âgées ou fragiles) ou plus sophistiquée (sur le long terme, cette stratégie aura pour conséquence un nombre moindre de morts même parmi les personnes âgées ou fragiles).
- La troisième, économique, est celle de certains responsables d’entreprises qui, refusant de s’engager dans la mise en œuvre de moyens efficaces pour adapter le système de production aux nouvelles contraintes sanitaires, sous-estiment le prix à payer (en nombre de morts, mais sans doute aussi, à plus long terme, en matière de dommages infligés à l’économie).
Le comportement de refus des mesures de protection accorde à la majorité un pouvoir dont les conséquences seront dramatiques.
Il me semble important de rappeler qu’un tel raisonnement utilitariste, dans ses diverses versions, est incompatible avec un principe fondamental de nos démocraties libérales. Il repose sur une confusion: le principe majoritaire, qui régit la procédure de l’élection, n’est pas celui sur lequel est fondée la politique démocratique. La minorité politique, qui doit bien évidemment accepter la loi commune, ne peut être dominée ou écrasée par la majorité.
Au-delà, c’est sur le principe qu’aucune minorité ne peut être sacrifiée au bonheur de la majorité que reposent nos démocraties – un principe qui dans notre pays, bien avant la crise sanitaire, a été souvent malmené (les jeunes générations font valoir à raison, contre les critiques dont elles font parfois l’objet aujourd’hui, qu’elles ont souvent eu le sentiment, ces dernières années, d’avoir été sacrifiées; tout comme, à l’autre bout de la chaîne, l’ont été les personnes âgées précaires, ce dont témoigne l’état de certains EHPAD (CHSLD au Québec)).
C’est à un tel sacrifice que conduisent les comportements de refus des mesures de protection. Il est nécessaire de rappeler à celles et ceux qui dénoncent la « dictature majoritaire liberticide» que leur comportement, qu’il ne suffit pas de caractériser comme individualiste ou égoïste, accorde à la majorité un pouvoir dont les conséquences seront beaucoup plus dramatiques que celles qu’ils craignent.
Nier la réalité d’une attaque n’est pas un courage collectif
La seconde conséquence du refus des mesures de protection réside dans le fait que de telles attitudes reviennent à mettre en œuvre une stratégie défaitiste. Ces comportements ne reposent pas tous sur l’acceptation, cynique, honteuse ou inconsciente, du raisonnement utilitariste dont il vient d’être question. Mais, quelles que soient leurs motivations, le résultat est la paralysie de toute action politique démocratique.
Nier la réalité d’une attaque peut passer pour un acte de courage («nous ne nous laisserons pas intimider et abattre par ce virus»). Mais il ne s’agit pas là d’un courage collectif, celui qui permet d’affronter efficacement le danger –¸bien plutôt d’une sorte de lâche accommodation individuelle.
L’occupant est là, ne résistons pas, adaptons-nous. Une telle réaction se nourrit bien sûr de la défiance à l’égard des élites et du scepticisme de masse qu’engendre l’inévitable conflit entre les expert·es; et également de la conscience contemporaine qu’il pourrait bien y avoir des problèmes sans solution (contrairement à ce que pensait Marx, qui affirmait que l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre). Les motivations sont multiples, mais le résultat est toujours le même: il consiste à laisser le virus proliférer et tuer, en attendant illusoirement des jours meilleurs.
C’est pourquoi l’affirmation selon laquelle il nous faut «vivre avec le virus» me paraît ambiguë. Elle est évidemment un sage précepte réaliste, mais elle pourrait aussi, si elle n’était pas davantage précisée, inviter à adopter une stratégie défaitiste. À tout prendre, l’idée d’une «guerre contre le virus» peut paraître plus satisfaisante.
Une seule voie de salut: la mobilisation de tous et de toutes
Cette guerre ne pourrait pas être gagnée si la politique utilitariste et la stratégie défaitiste finissaient par s’installer durablement dans l’esprit d’une plus large partie de la population. Il ne s’agit pas d’une menace imaginaire, comme en témoignent les sondages (une personne sur quatre en France déclare qu’elle ne se fera pas vacciner lorsqu’un vaccin sera disponible) et les études qui mettent en évidence que ces comportements sont loin d’être l’apanage des jeunes générations.
C’est pourquoi la mobilisation de tous et de toutes, non seulement des pouvoirs publics, mais aussi et peut-être surtout de la société civile, est aujourd’hui la seule voie de salut. On ne peut que constater avec inquiétude que la société civile n’a pas trouvé, en France, un équilibre entre le nécessaire débat dans l’espace public et les initiatives visant à sensibiliser les citoyen·nes contre les comportements utilitaristes et défaitistes.
Rêvons un instant. Imaginons que, depuis le début de cette crise, se soient mobilisés contre la tentation de la politique utilitariste non pas tant les personnes qui risquent d’en être les victimes, que celles qui, parce qu’elles sont plus jeunes, ou en meilleure santé, ou parce qu’elles vivent dans des conditions qui les mettent davantage à l’abri de la contagion, considèrent comme leur devoir citoyen de protéger les plus faibles et les plus exposées. Rien de tel ne s’est produit, pas plus en France qu’ailleurs en Europe.
Nous avons certainement bien des choses à apprendre des pays asiatiques démocratiques, non seulement en matière d’autodiscipline, mais aussi de mobilisation à tous les niveaux et sous de multiples formes des organisations de la société civile. Un pays où les organisations lycéennes et étudiantes – et plus largement les associations de la société civile– prendraient l’initiative de concours récompensant les actions les plus innovantes en matière de protection des personnes les plus âgées et fragiles, ou de communication en direction de la population pour lui faire prendre conscience de l’enjeu et de la gravité de la situation, et où ces initiatives seraient largement relayées par les médias, soutenues par les pouvoirs publics et les partis politiques, serait sans aucun doute mieux à même de lutter efficacement contre l’épidémie. À d’autres époques de son histoire, la société française a su se mobiliser pour faire prévaloir le bien commun et rejeter la tentation du défaitisme.
Nous ne pouvons imaginer ce qu’il adviendra de nos sociétés si l’épidémie redouble d’intensité cet hiver et dans les prochaines années. Il nous reste à espérer que nous trouverons les forces de faire sauter ce verrou ancien et puissant qui nous interdit d’articuler le débat démocratique sur les moyens de lutter contre l’épidémie et la mobilisation collective de tous et toutes, et pas seulement du gouvernement et des institutions sanitaires, pour faire reculer ce qui est le véritable danger –non pas le virus, mais l’égoïsme majoritaire et le défaitisme.
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