Les cases Caucase et Moyen-Orient de l’échiquier eurasien sont en effervescence. Si le Haut Karabagh, sujet de notre dernier billet, fait la Une des journaux, un autre conflit pourrait éclater, aux conséquences bien plus dévastatrices. Nous parlons bien évidemment de l’Iran et les fidèles lecteurs du blog en ont eu la primauté la semaine dernière :
Est-ce un hasard si un groupe aéronaval comprenant l’USS Nimitz est tout récemment entré dans le Golfe, d’ailleurs immédiatement survolé par des drones iraniens ? Selon la Navy, il s’agit d’une rotation normale mais rappelons que le Golfe n’avait plus vu de porte-avion américain depuis le mois de novembre.
Répondant du tac au tac, les Gardiens de la révolution ont annoncé l’ouverture d’une base navale ô combien importante à Sirik. On veut bien croire les responsables iraniens quand ils déclarent que cette tête de pont, dont la construction a demandé six ans, est « l’un des sites les plus stratégiques du pays. » Elle est située à l’entrée du fameux détroit d’Ormuz, où s’agglutinent les pétroliers du monde entier et où le drone américain avait été abattu l’année dernière.
Escalade en vue ? Les prochaines semaines peuvent s’avérer sportives…
Quelques jours après notre billet, les Etats-Unis ont menacé de fermer leur ambassade à Bagdad et de la transférer à Erbil, dans le Kurdistan. La raison invoquée – les incessantes attaques à la roquette des milices chiites pro-iraniennes – est recevable mais l’initiative pourrait cacher bien autre chose. Loin d’être une victoire pour Téhéran, elle pourrait au contraire signifier le début de la grande bagarre, Washington mettant à l’abri son personnel diplomatique avant d’engager les hostilités. A suivre de très près…
En attendant, les Iraniens ont d’autres chats à fouetter. Ils sont aux premières loges du conflit du Haut Karabagh, qui a d’ailleurs une furieuse tendance à déborder sur leur territoire. Ils ont dû abattre un drone azéri qui avait apparemment un mauvais sens de l’orientation tandis qu’un hélicoptère, azéri lui aussi, descendu par la défense arménienne, est tombé en terre iranienne.
Aérien toujours, mais moins anecdotique, les Antonov de l’ours qui décollent pour fournir des joujoux aux bases russes/à l’Arménie/aux deux (barrez la mention inutile) doivent contourner le Caucase et passer par l’espace aérien iranien.
Une preuve que, malgré le rapprochement irano-azéri depuis quelques années (RAI etc.), Téhéran reste relativement fidèle à l’Arménie.
A l’inverse, la Géorgie, chouchou de l’OTAN, refuse le survol des avions russes mais laisse passer les aéronefs turcs qui débarquent leur cargaison de barbus modérément modérés pour aider l’Azerbaïdjan. Si ces derniers pensaient partir pour une belle balade bucolique, ils se sont toutefois lourdement trompés : une trentaine aurait déjà trouvé la mort sur les hautes terres caucasiennes.
Comme en Syrie, comme au Yémen, Erdogan et Israël se retrouvent de facto alliés dans cette affaire. Bakou est un centre du Mossad pour espionner l’Iran et les Israéliens sont liés à l’Azerbaïdjan par des contrats d’armement ; plusieurs avions ont d’ailleurs fait le voyage entre les deux pays ces derniers jours. Cela a logiquement entraîné le rappel de l’ambassadeur arménien à Tel Aviv, au grand regret de Bibi la terreur qui verse des larmes de crocodile mais continue pourtant de livrer ses drones aux Azéris.
Quid des deux grands ? Pour les nouveaux lecteurs que comptent sans cesse nos Chroniques, dont certains ont apparemment lu de travers le dernier billet, répétons-le : ce conflit ancien et sa réactivation actuelle ne trouvent pas leur origine dans le Grand jeu. Américains comme Russes sont bien embêtés par la brusque flambée de tension. Les premiers parce qu’ils veulent jouer sur les deux tableaux et, de surcroît, ne voudraient pas que leur cher BTC soit touché. Les seconds car ils misent également sur les deux frères ennemis (Arménie = Union Eurasienne et OTSC ; Azerbaïdjan = RAI) et sont liés par un traité en cas d’attaque sur Erevan (mais pas sur le haut Karabagh, d’où la relative inaction russe jusqu’à présent).
L’Iran n’ayant rien à gagner non plus à l’affaire, tous les regards se tournent évidemment vers Erdogan, engagé dans sa croisade néo-ottomane qui met tous les acteurs du Grand jeu dans un certain embarras. Particulièrement Moscou qui, si la situation s’enlise, pourrait voir sa position de faiseur de rois et de paix sapée par les tocades sultanesques.
Précisons tout de même que la conflagration actuelle vient de loin (bon résumé ici) et que la pandémie n’a rien arrangé, plongeant l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le marasme économique et poussant leur gouvernement respectif à jouer la carte classique du nationalisme. Pour ne rien arranger, Bakou a été frappée de plein fouet par la dégringolade des cours du brut engagée au printemps.
Ainsi, soyons justes, Erdogan n’est pas à l’origine du feu qui vient de prendre dans le Caucase, mais il souffle suffisamment sur les braises pour l’attiser. Bien sûr, il y a une part de posture électoraliste pour flatter la population turque, éprouvée elle aussi par l’affaissement économique. Certes, il y a la carte religieuse jouée par l’AKP pour redorer le prestige islamique de la Turquie. Mais ce serait une erreur de se contenter de ces explications basiques. D’ailleurs, l’Azerbaïdjan est chiite et n’a que faire des yeux doux fréristes d’Ankara.
Le néo-ottomanisme est une doctrine polymorphe et souple, visant à la fois, mais à des degrés différents, les anciennes possessions ottomanes et les peuples turciques du Caucase et de l’Asie centrale. Guerre, annexion, noyautage, soutien des irrédentismes, support militaire ou diplomatique, soft power culturel, turquification… tous les moyens sont bons pour retrouver cette gloire passée postulée.
N’y voir qu’une croisade islamiste serait une grossière erreur. L’AKP frériste y a certes ajouté sa touche mais cette conception du monde va au-delà du seul fait religieux. Chypre a été occupée bien avant que le moindre islamiste n’ait droit de cité à Ankara. Sous le nom de « Patrie bleue« , l’impérialisme turc en Méditerranée orientale a été théorisé dans les années 2000 par deux officiers navals liés à l’extrême-gauche ultra-laïque.
Il faudra vraisemblablement s’attendre ces prochaines années à une augmentation des interventions néo-ottomanes, ratés ou réussies, erdoganiennes ou non, laïques ou islamistes. C’est sans doute ce qu’ont compris un certain nombre d’acteurs au Moyen-Orient, inquiets devant l’appétit turc.
Cette fuite en avant, partagée on l’a vu par des pans très différents de l’élite turque, a également des ressorts plus profonds. Nous entrons là dans le domaine délicat de la philosophie historique, des questionnements sur la nation et l’empire… Quand une nation se dérègle ou perd son homogénéité, se dirige-t-elle mécaniquement vers une forme impériale afin de diluer justement la notion même de nation et viser à des concepts la transcendant ? Ces questions, débattues sans fin par les historiens, trouvent en tout cas un écho particulier avec la Turquie actuelle.
Le graphique suivant explique beaucoup de choses :
Dans une ou deux générations, les Kurdes, déjà au nombre de 15 millions, deviendront majoritaires en Turquie et les Turcs minoritaires dans leur propre pays.
Peut-être est-ce tout simplement là qu’il faut trouver l’explication à la fuite en avant désordonnée d’Ankara, d’autant plus hystérique que l’épée de Damoclès démographique approche…
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