Dans la vitrine de l’institut de beauté Fleur de peau, sis sur le boulevard Saint-Laurent, une photo d’André Querry montre la féministe Jenny-Laure Sully, un mégaphone à la main. Au-dessous de l’image, cette dernière a écrit : « Je lutte ici pour faire écho aux luttes de là-bas. Femmes d’Haïti, femmes du Québec, femmes du monde, je suis des vôtres, vous êtes des nôtres. » Le surtitre, lui, indique : Je suis une femme d’octobre.
L’image fait partie d’un parcours déambulatoire de 25 photos accompagnées de témoignages signés Alexandra Pierre, Mercédez Roberge, Martine Delvaux. Au départ du projet, la crise d’Octobre. À sa suite, cinq décennies dans les rues. Menée par le théâtre Espace Go, l’initiative est née d’un désir de raconter le cinquantième anniversaire des événements d’un point de vue différent. « Dans notre imaginaire collectif très romancé, on n’entend que des récits d’hommes blancs cisgenres des enjeux de 1970, explique Ginette Noiseux. Comme si les femmes avaient été absentes. »
La directrice générale et artistique raconte qu’elle avait 12 ans lorsqu’elle a assisté à la lecture du manifeste du FLQ en ondes, le 8 octobre 1970.
Devant le poste de télévision, elle a entendu mentionner les gars de la Régie des Alcools. Et les cols bleus de Laval. Et les producteurs laitiers du Québec. Et les chauffeurs de taxi de Montréal. Et les pêcheurs de la Gaspésie. Et les travailleurs de la Côte-Nord. « Et la seule mention qui a été faite des enjeux des femmes, c’est “madame Lemay de Saint-Hyacinthe qui devrait pouvoir faire un petit voyage en Floride”. Alors qu’on sait qu’à l’époque, les femmes étaient sur tous les terrains, sur tous les fronts. »
Capitalisme, racisme, sexisme
C’est à elles que l’expo extérieure rend hommage, comme à toutes celles qui ont suivi. Les photos choisies dénoncent le capitalisme, le racisme, le sexisme, comme le souligne Emmanuelle Sirois. La chercheuse en résidence à Espace Go a joué un « lien de passeuse entre le militantisme, le théâtre et la recherche » dans ce projet à grand déploiement.
« C’était quoi, Octobre ? demande Emmanuelle avant de répondre : c’était une question de la dignité. Mais c’est quoi la dignité aujourd’hui ? »
La question marque le parcours qui met côte à côte des récits de femmes noires, recueillis par Marilou Craft, de femmes québécoises, rassemblés par Jenny Cartwright, de femmes autochtones, regroupés par Émilie Monnet.
L’artiste pluridisciplinaire et militante qu’est Émilie remarque d’emblée que « la crise d’Octobre, ce n’est pas mon histoire ». Mais, ajoute-t-elle avec une pensée pour la mort tragique de Joyce Echaquan, « la crise, c’est tous les jours de toute l’année quand on est une personne autochtone. Simplement pour avoir le droit d’exister. Pour que nos voix soient entendues. Pour que nos terres ne soient pas saccagées par les multinationales. »
Autre pièce de ce travail collectif immense : la murale Debouttes, conçue par sa sœur Caroline Monnet, qui magnifie la devanture d’Espace Go. L’artiste y présente six femmes autochtones francophones, dont la réalisatrice Meky Ottawa. Toutes se tiennent debout, dans des « images fragmentées, comme si elles étaient une armée ».
Les photos sont de Lou Scramble, les costumes de Swaneige Bertrand, et un clin d’œil est fait à la cinéaste célébrée Alanis Obomsawin. Les modèles, en impression de taille réelle, explique Caroline Monnet dans une vidéo, regardent droit devant le passant qui les regarde, elles. Comme une invitation à mieux les connaître, « à en apprendre plus sur elles, sur ce qui s’est passé dans les années 1970 et ce qui continue de se passer aujourd’hui ».
Des héroïnes sur les murs
À droite de la murale, sur un écran, des portraits défilent, envoyés par les citoyens, et accompagnés d’un message. Vous pouvez d’ailleurs transmettre les vôtres. Présentées comme des héroïnes, celles que l’on voit sont des mères. Des enseignantes. Des activistes. On aperçoit notamment Assa Traoré, portant un t-shirt demandant justice pour son frère, Adama. Sous la photo, l’explication : « Assa est mon héroïne pour son combat contre les violences policières et le racisme en France, depuis la mort de son frère tué par la police en 2016 ».
« Les photos sont déjà très fortes. Mais il y a aussi les textes, remarque Ginette Noiseux. C’est un dialogue qui s’enclenche, qui est inconfortable, qu’on a toujours évité sociétalement. »
Dans la vitrine du Centre d’Apprentissage parallèle, par exemple, la travailleuse sociale Kharoll-Ann Souffrant rappelle dans un texte le besoin de lutter contre toutes les formes d’oppressions. Une photo de manifestation prise par Robert Skinner nous rappelle les féminicides au Mexique, demande la dignité.
« Nous nous sommes concentrées sur les marches dans la rue. Afin que les citoyens et les citoyennes fassent le chemin de la rue, eux aussi, souligne Ginette Noiseux. Depuis cinquante ans, les femmes se battent. Pour leur identité. Pour ne pas se faire violer. Pour ne pas se faire tuer. Aujourd’hui, ce n’est pas une journée de lancement. C’est le début de quelque chose. »