Ces femmes par qui l’horreur arrive (ou s’achève)

Ces femmes par qui l’horreur arrive (ou s’achève)

La décennie des années 1970 fut particulièrement féconde en matière de cinéma d’horreur. Entre les diableries de The Exorcist et The Omen, financés à gros frais par Hollywood, des films à petit budget émergèrent de la scène indépendante, tels The Texas Chainsaw Massacre et Halloween, cumulant des recettes tout aussi énormes et confirmant un goût du public pour la peur faite film. L’époque était aux bouleversements, aux changements. La guerre du Vietnam s’enlisait et divisait, le désenchantement politique planait avec un scandale du Watergate en chantier, la seconde vague du féminisme déferlait : autant de sujets qui s’immiscèrent dans le cinéma d’horreur. Durant tout le mois d’octobre, la plateforme Criterion Channel revisite cette période clé du genre en proposant une sélection bigarrée de vingt-neuf films, dont plusieurs portés par des héroïnes bien de leur temps.

C’est le cas du trio féminin au cœur de l’envoûtant Daughters of Darkness (Les lèvres rouges, Harry Kümel, 1971), dans lequel John Karlen n’a aucune chance face à Danielle Ouimet, Andrea Rau et Delphine Seyrig, comtesse vampire ayant jeté son dévolu sur un couple de jeunes mariés. Un hôtel d’Ostende désert durant la morte-saison, une atmosphère, un style : un film culte.

Avant de poursuivre, peut-être une mise au point s’impose-t-elle. C’est qu’aujourd’hui encore, un cliché prégnant veut que le cinéma d’horreur, surtout passé, soit foncièrement misogyne. Autrice d’un ouvrage sur le film de Kümel (Daughters of Darkness, Liverpool University Press, 2020), Kat Ellinger, rédactrice en chef du magazine Diabolique, pourfend cette idée reçue dans un essai publié par le distributeur britannique Arrow Films.

« Parce que le fait est, ce sont les films d’horreur et d’exploitation qui m’ont donné des modèles féminins forts, et ce, alors que le cinéma hollywoodien dominant ne m’en offrait aucun. Comme j’ai grandi dans les années 1970 et 1980, ce sont les Jamie Lee Curtis (Halloween, 1978), Sigourney Weaver (Alien, 1979) et Margot Kidder (Black Christmas, 1974) qui m’ont appris tout ce qu’il y avait à savoir pour être une femme forte. »

Féminin pluriel

Du luxe suranné des décors de Daughters of Darkness, on se déplace dans celui, décrépi mais combien évocateur, d’une maison de campagne délabrée. Dans Let’s Scare Jessica to Death (1971), de John Hancock, l’épouvante se conjugue à nouveau au féminin pluriel alors qu’une artiste ayant quitté la ville pour se remettre d’une dépression se met à suspecter une sympathique squatteuse de nourrir des desseins sinistres.

À la différence du film précédent, dont l’action est essentiellement nocturne, Let’s Scare Jessica to Death met en scène ses moments d’effroi dans un contexte bucolique ensoleillé. En apparence « contre-intuitif », ce parti pris fonctionne admirablement, exacerbant le climat d’étrangeté ambiant.

Paru l’année suivante, Season of the Witch (1972), de George A. Romero, relate l’insatisfaction puis la révolte d’une femme au foyer (Jan White), et ce, alors qu’elle découvre l’existence d’un couvent de sorcières dans sa banlieue. En apparence éloigné du premier succès du cinéaste, Night of the Living Dead, Season of the Witch rend pourtant compte de la propension de Romero à intégrer un commentaire social en sous-texte. Déçus de le voir se désintéresser (momentanément, il s’avérera) des morts-vivants, critiques et public ignorèrent ce film-ci. Il n’empêche, Season of the Witch est loin d’être dénué d’intérêt.

Dans son essai Season of the Witch : the Dissatisfied Woman (Shudder, 2019), la journaliste Anya Stanley parle du film en ces termes : « Romero beurre épais le message, mais c’est efficace : qu’est-ce que “épouse” et “mère” veulent dire pour la femme moderne ? Avec un mari dont la présence est intermittente et dominatrice entre ses voyages d’affaires et une fille étudiante qui la considère comme invisible et jetable, la femme au foyer d’âge moyen (qui est rivée à sa famille) voit son identité ébranlée. »

Le traitement fauché de Romero manque certainement de fini, mais une sensibilité kitsch bien de son temps et un propos intelligent rendent le tout assez fascinant.

Renversement et émancipation

Première incursion de Brian De Palma chez Alfred Hitchcock, Sisters (Sœurs de sang, 1973) conte l’enquête d’une journaliste certaine d’avoir vu sa voisine d’en face assassiner un homme. Elle ignore cependant que la meurtrière a une jumelle identique. Mais laquelle est laquelle ? Avec peu de moyens mais du brio tout plein, De Palma fusionne des éléments de Rear Window et de Psycho pour mieux les transcender. Dans Sisters, en effet, on assiste à un renversement des rôles traditionnels établis par Hitchcock. Dans Rear Window, le photographe (James Stewart) soupçonne un voisin (Raymond Burr) et reçoit l’aide de son amoureuse (Grace Kelly). À l’inverse, dans Sisters, la journaliste (Jennifer Salt) remue ciel et terre pour prouver la culpabilité de sa voisine (Margot Kidder) tandis que l’assiste un détective peu futé (Charles Durning).

On retrouve Margot Kidder dans Black Christmas (Noël tragique, 1974), de Bob Clark. La future interprète de Lois Lane dans Superman incarne une des étudiantes dont la résidence a été infiltrée par un psychopathe. Depuis le grenier, il tourmente puis tue les jeunes femmes dont l’une, Jessica (Olivia Hussey), n’entend pas y passer. Et ce, de la même manière qu’elle n’a aucune intention de laisser son ex-petit ami l’empêcher de se faire avorter. En cela, Black Christmas a beau être l’un des premiers slashers, où les personnages sont éliminés un par un par un mystérieux assaillant, les relents conservateurs qui empoisonneront plus tard ce sous-genre sont ici absents.

Tourné à Toronto, le film bénéficie d’une réalisation inspirée, tant dans l’utilisation de la saison hivernale que dans la conception des scènes de terreur. Un détail : l’intrigue s’inspire de la légende urbaine de « la gardienne et l’inconnu à l’étage », mais aussi d’une série de meurtres qui auraient été perpétrés… à Westmount.

Avec ou sans phallus

De la froidure du nord, on se transporte dans la chaude Californie du Sud avec Molly (Millie Perkins), héroïne troublée de l’obscur The Witch Who Came from the Sea (1974), de Matt Cimber. Serveuse dans un bar portuaire, Molly est un peu à l’image des sirènes qui attiraient les matelots pour les noyer et les dévorer. Molly, elle, ne mange pas ses victimes : elle les castre — elle a ses raisons. Cauchemar psychédélique, The Witch Who Came from the Searepose pour l’essentiel sur l’interprétation complètement investie de Millie Perkins et sur la direction photo imaginative de Dean Cundey, qui faisait ses classes avant de collaborer avec John Carpenter (The Thing), Robert Zemeckis (Back to the Future) et Steven Spielberg (Jurrassic Park).

Le motif phallique revient, par l’addition plutôt que par la soustraction cette fois, dans Rabid (Rage, 1977), de David Cronenberg, où une jeune femme (Marilyn Chambers) développe une excroissance en forme de dard à l’aisselle après avoir reçu un greffon expérimental dans une clinique privée. En proie à d’incontrôlables pulsions, elle aspire le sang de quiconque croise sa route : en résulte une pandémie semblable à la rage. Tourné à Montréal comme Shivers, le précédent film de Cronenberg, Rabid culmine avec un débarquement de l’armée dans la métropole qui n’est pas sans rappeler les événements d’octobre 1970.

L’horreur demeure médicale, quoique plus subtile, dans Coma (Morts suspectes, 1978). Toujours dans la filière québécoise, Geneviève Bujold est la docteure Susan Wheeler, rare femme médecin d’un grand hôpital de Boston. Habituée de tenir tête à ses collègues masculins ainsi qu’à son amoureux, également médecin (Michael Douglas), Susan est typiquement regardée de haut lorsqu’elle prend sur elle d’enquêter sur une série de décès survenus lors d’interventions de routine. S’inspirant d’un roman de Robin Cook, Michael Crichton réalise au scalpel ce thriller haletant où Bujold en impose tout spécialement.

Elle est à l’image de ses prédécesseures. Battantes ou prédatrices, volontiers les deux, elles sont parfois héroïnes tragiques, mais jamais potiches.

Le cycle ’70s Horror est présenté à  criterionchannel.com dès le 2 octobre.

À propos de l'auteur Le Devoir

Le Devoir a été fondé le 10 janvier 1910 par le journaliste et homme politique Henri Bourassa. Le fondateur avait souhaité que son journal demeure totalement indépendant et qu’il ne puisse être vendu à aucun groupe, ce qui est toujours le cas cent ans plus tard.De journal de combat à sa création, Le Devoir a évolué vers la formule du journal d’information dans la tradition nord-américaine. Il s’engage à défendre les idées et les causes qui assureront l’avancement politique, économique, culturel et social de la société québécoise.www.ledevoir.com

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