L’Algérie prise en tenaille entre deux forces réactionnaires: l’islamisme et le berbérisme

L’Algérie prise en tenaille entre deux forces réactionnaires: l’islamisme et le berbérisme

Par Khider Mesloub.  Auteur du volume « Secouée par le Hirak : l’Algérie à la croisée des chemins« . L’Harmattan. 2020.

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L’Algérie ne parvient pas à épouser la modernité pour bâtir son foyer national. Donc à bâtir son foyer national sur la modernité, entendu ici comme le capitalisme industriel, marchand, urbain, financiarisé et mondialisé, adossé à une société civile sécularisée et à des structures politiques modernes fortement implantées dans le paysage social caractérisé par l’alternance gauche-droite.  Comme un pays capitaliste normal (sic).

Et pour cause. Outre le sous-développement du pays favorisé par les orientations économiques axées essentiellement sur la monoproduction pétrolière d’exportation, vectrice d’une économie rentière responsable de l’assoupissement et de la marginalisation des autres secteurs d’activité, deux forces rétrogrades complémentaires ont conjugué leurs efforts délétères pour freiner l’émergence de cette Algérie moderne sociologiquement capitaliste pleinement développée. En effet, deux entités archaïques ont contrecarré l’éclosion de cette modernité par leurs dissensions relatives à la question identitaire de l’Algérie. Dès l’indépendance, tout s’était passé comme si l’échafaudage d’un fondement culturel et religieux était plus primordial pour légitimer historiquement la constitution du nouvel État-nation algérien que la construction de fondations économiques et politiques, pourtant plus prioritairement indispensables au développement et à la consolidation sociale du nouveau pays en gestation. De là s’explique la prééminence accordée par l’État aux superstructures idéologiques au détriment des infrastructures économiques. L’Algérie indépendante s’était davantage prioritairement investie dans l’extraction des fossiles idéologiques archaïques, matérialisée par l’exploitation des sédiments culturels et religieux exhumés des profondeurs des âges préhistoriques que dans le développement des forces productives et la modernisation des structures sociales et politiques de la société.  

Force est de reconnaître que c’est l’apanage des pays décolonisés dépourvus de formations sociales et économiques solidement ancrées dans la société, contraints d’ériger leur nouvel artificiel pays sur et par les superstructures étatiques. C’est le nouvel État improvisé, propulsé sur la scène nationale par les contingences historiques, qui se dote d’une archaïque société civile bariolée, artificiellement constituée. Ce n’est pas une société civile homogène, une nation historiquement formée, qui se dote d’un État. On pourrait dire que l’État n’appartient pas au peuple, c’est le nouveau peuple, accidentellement créé, qui appartient au nouvel État, fortuitement intronisé. Aussi, dans la continuité du même esprit de domination coloniale, ce type d’État autoritaire, fondé sur le système d’allégeances et de clientélisme (héritage du féodalisme), recourt-il à des formes de domination patrimoniale pour imposer son pouvoir et légitimer son autorité.

En Algérie, dès l’indépendance, dans un contexte idéologique marqué par le panarabisme et l’islamisme (l’arabo-islamisme), la question de l’identité a parasité le débat politique.  En effet, la question identitaire a dévoyé fondamentalement les orientations politiques du nouvel État-nation, acculé, sous la pression externe (les pays arabes, l’Égypte en tête) et interne (pour contrer les dissidences et orientations berbérisantes promues par certaines personnalités historiques), à imposer à l’Algérie des options réactionnaires en matière d’identité nationale, pour complaire à leurs maîtres du moment : les pays arabes. De fait, sans conteste, la construction de l’identité nationale algérienne s’était-elle appuyée sur des fondements idéologiques archaïques réactionnaires féodaux : l’arabo-islamisme.

Selon le dictionnaire, le terme réactionnaire désigne l’opposition au changement, le partisan d’un conservatisme étroit ou d’un retour à un état social ou politique antérieur (l’islamisme) ou la tentation de restauration du passé mythique (berbérisme). Aussi cette définition s’applique-t-elle parfaitement aux deux mouvements rétrogrades algériens rivaux mais complémentaires en concurrence (en congruence ?) depuis l’indépendance : l’islamisme et le berbérisme. D’aucuns soutiennent que les mouvements berbéristes sont les seules forces d’opposition au régime despotique algérien. En vérité, les mouvements berbéristes ont toujours été les meilleurs alliés du régime algérien : par le dévoiement de la politique sur des revendications ethnico-linguistiques, ils ont amplement contribué à la sauvegarde et à la pérennisation du pouvoir. La radicalité militante (berbériste) n’est pas synonyme de conscience politique. L’activisme effréné gesticulatoire, à la politique à courte vue, n’engendre que des victoires à court terme, génératrices de désillusions et de désenchantements, et, corrélativement, de renforcement du pouvoir despotique établi, comme la récente expérience du Hirak l’a démontré, illustrée par le durcissement autoritaire du régime (1).

Ainsi, dès l’indépendance, deux tendances passéistes se sont affrontées pour se disputer la légitimité historique quant à l’identité nationale de l’Algérie. Le premier mouvement nationaliste, bien avant l’indépendance, a placé sa revendication identitaire sur la matrice religieuse de l’Algérie, son ancrage musulman orientalisé à outrance, délesté de sa spécificité culturelle et cultuelle nationale. L’islam, religion majoritaire en Algérie, a été élevé au rang de critère déterminant dans l’édification identitaire de la nation algérienne. Tout autre considération identitaire s’est vue, au mieux reléguée au registre folklorique, au pire, radicalement ignoré. L’histoire officielle elle-même, en convergence avec ce paradigme islamiste orientalisé, s’est appliquée à retrancher du récit national tout un segment historique autochtone. Amputée d’une grande partie de son histoire spécifique nationale, l’Algérie « orientalisée » au forceps a ainsi accouché d’une nation idéologiquement abâtardie. Dès lors, l’Algérie n’a pu avancer que de manière boiteuse, bancale. Pour assurer artificiellement sa marche « orientale », elle s’est bâtie des béquilles mémorielles mythologiques façonnée par l’Orient. Pour cette historiographie fabriquée dans les salons du pouvoir orientalisé et les salles des mosquées « wahhabisées », l’histoire de l’Algérie se confond et se fond avec (dans) l’islam. Elle démarre avec l’établissement de l’islam en Algérie. Aussi la personnalité (historique) de l’Algérien est-elle indissociable de la religion musulmane décrétée comme partie intégrante de son être social. Réduite à sa plus simple expression dans sa définition nationale désormais orientalisée, déterminée par son assignation forcée à la religion musulmane wahhabite, l’Algérie se décline ainsi que par son appartenance au « monde arabo-islamique » oriental. Érigée en politique officielle, cette conception étriquée de la nation, impulsée officiellement au lendemain de l’indépendance dans un contexte historique marqué par la prégnance du panarabisme triomphant et de l’islamisme naissant, cette conception islamique orientale a été imposée comme feuille de route à l’ensemble des Algériens, contraints de l’emprunter. Excepté que, avec une telle feuille de route orientée vers l’Orient, l’Algérie a rapidement perdu le sens du vent de l’histoire. Elle s’est tôt égarée dans les sables mouvants du Désert persique responsable de la déperdition nationale. L’Algérie s’est engagée dans un cul-de-sac politique. Une impasse idéologique. Une voie historique sans issue. Un bourbier économique. La construction à marche forcée de cette identité nationale orientalisée, importée clé en main, s’est aussitôt enrayée à force de marcher en arrière. Accoudée sur l’érection effrénée des mosquées essaimées sur tout le territoire, épaulée par la généralisation de la langue arabe outrancièrement islamisée dans l’enseignement et l’administration, l’Algérie perdra rapidement sa personnalité culturelle et cultuelle spécifique millénaire. Transfigurée (défigurée) en banlieue de l’Arabie-saoudite, l’Algérie s’illustrera par sa prodigieuse et performante industrie islamiste capable de produire en série des milliers de mercenaires salafistes près à tailler l’Algérie en pièces et à lui retailler un Qamis idéologique, confectionné conformément aux normes de fabrication islamique du VIIème siècle oriental. Cette entreprise d’usinage massif salafiste culminera quand l’islamisme gagnera le massif pour occuper les maquis avec l’objectif de répandre la terreur sur tout le territoire, de se désaltérer religieusement du sang des Algériens, de se nourrir de la chair déchiquetée d’hommes et de femmes sacrifiés selon les rites barbares djihadistes.  

Aujourd’hui, en résonance avec l’effondrement de certains pays arabes féodaux et le discrédit d’autres pays arabes en raison de leur soutien avéré à l’islamisme et de leur financement du terrorisme, la faillite de la construction identitaire algérienne fondée sur l’idéologie arabo-islamiste orientale est manifeste.

Mais à peine le modèle arabo-islamiste oriental (féodal-archaïque), commence-t-il à s’effondrer qu’un autre courant réactionnaire autochtone émerge sur le même fumier putride et anachronique. Effectivement, à peine le pouvoir algérien entame-t-il la purgation de son modèle idéologique arabo-islamiste orientale de l’histoire algérienne, que les mouvements bourgeois et populistes berbéristes de toutes obédiences, depuis les autonomistes jusqu’aux indépendantistes en passant par les culturalistes et les communautaristes, jaillissent de leurs villages pour se livrer à l’exhumation d’ossements historiques amazighes en vue d’imposer à leur tour une historiographie fabriquée dans leurs chaumières des montagnes de la Kabylie. Cette fois, on ne convoque plus le Livre Sacré pour édifier et déifier une nation fantasmagorique orientalisée, mais on invoque les vestiges antiques « amazighs » pour reconstruire le pays à base de matériaux culturels archéologiques fantasmés. Avec ces berbéristes, on enjambe deux mille ans d’histoire en arrière pour s’empresser de puiser des modèles identitaires mythiques. De toute évidence, leur situation de retrait millénaire dans leurs montagnes inexpugnables dans un total isolat, leur a fait oublier le mouvement de l’histoire. Avec leur vision statique de l’histoire, ils ignorent ou feignent ignorer que l’Algérie a vécu de grands bouleversements culturels et a connu d’immenses mutations historiques depuis deux mille ans. La Berbérie, cette entité mythique, s’est volatilisée, évaporée. Elle est passée sous les fourches caudines de l’impitoyable transformation historique, sous le rouleau compresseur de l’acculturation.

 

Au demeurant, cette Berbérie mythifiée n’a eu d’existence que dans le regard falsifié du berbériste intellectuellement ossifié, à la mémoire tribale momifiée. Aussi, est-il important de rappeler que, à l’époque antique glorifiée par nos historiens montagnards autoproclamés, il n’existait ni d’État berbère, ni de nation berbère, ni de peuple berbère. Ni d’État-nation berbère. Notions émergeant au XVIIIème siècle en Europe à la faveur du développement du capitalisme. À cette époque tant magnifiée par les berbéristes en quête de construction identitaire mythique, il existait seulement des agrégats de peuplades berbères parlant des idiomes variés et variables d’une région à l’autre, des confédérations de tribus toujours en guerre les unes contre les autres. Quant au terme de « royaume » employé pour décrire les quelques rares pouvoirs numides, il s’agit d’un abus de langage. Au sujet de ces « royaumes », il serait plus approprié de les définir comme de simples confédérations tribales éphémères, coalisées occasionnellement dans certaines circonstances. Il ne faudrait pas leur conférer une conception étatique et une dimension nationale propres aux canons juridiques et sociologiques capitalistes contemporains. Pas de nation. Pas d’État. Mais une société archaïque fragmentée en de multiples tribus partiellement sédentarisées. Au reste, la vision identitaire du berbère antique ne dépassait pas sa famille, son clan, sa tribu, son village. Il n’avait aucune conscience nationale, sentiment inexistant à l’époque. En outre, tous les rois berbères encensés par les contempteurs imazigihen étaient majoritairement de culture romaine ou gréco-romaine. Plus proches par leur mode de vie des classes aristocratiques opulentes romaines que des pauvres paysans berbères. En outre, il n’y a aucune gloire ni fierté à tirer de ces quelques reliques de rois qui ont régné sur la NumidieCes rois, célébrés et sanctifiés par les berbéristes contemporains, n’hésitaient pas à réprimer dans le sang les récurrentes révoltes des paysans berbères, acculés aux soulèvements par la misère, l’oppression et l’exploitation.  

Une chose est sûre : tout comme l’approche identitaire islamiste orientalisée passe sous silence la période antérieure à l’établissement de l’islam en Algérie, la vision tribale berbériste évacue d’un revers de main la période postérieure à l’Antiquité berbère. 

Tout cela s’explique historiquement. Arrachés tardivement à leurs montagnes sur lesquels ils étaient des siècles durant agrippés pour résister à toute pénétration étrangère, rançon de la survie de leur langue et de leur culture, les berbéristes sont persuadés que toute l’Algérie est demeurée figée encore à l’époque de Massinissa toute imprégnée du substrat « culturel amazighe ». Émergeant à peine à l’époque moderne, ils se vivent comme des étrangers sur cette terre algérienne (il est vrai aujourd’hui orientalisée) qui a connu de multiples invasions et de nombreuses transformations. Profondément imbibés par la mentalité tribale, malgré leur profession de foi moderniste, ils vivent une profonde crise d’identité depuis qu’ils ont été soustraits à leur milieu ethnique d’origine par la puissance coloniale française d’abord, puis par leur émigration interne et externe massive, pour s’immerger dans un espace géographique urbain élargi, imprégné par une culture relativement distincte et une langue différente. 

En fait, le véritable motif de leur angoissante détresse identitaire s’explique par l’observation de la situation de leurs frères algériens arabophones. Le constat, à leurs yeux, est implacable. L’image offerte par leurs frères algériens arabophones leur a fait prendre conscience de l’inexorable extinction progressive de leur langue et de leur culture. Cette image de l’Algérien « déberbérisé », donc arabisé, les renvoie à leur future situation culturelle, politique et économique. La disparition de la langue et de la culture kabyles, reliquats de l’ancien monde archaïque, inscrite dans cette histoire capitaliste envahissante, « uniformisante » et dissolvante, explique leurs récurrentes mobilisations communautaristes pour tenter de sauvegarder le dernier foyer berbère algérien. En vérité, un combat d’arrière-garde, ou plutôt leur dernière carte pour négocier la rançon de l’extinction de la mythique amazighité.

Ainsi, conscients de la disparition imminente de leur langue et de leur culture sous le rouleau compresseur des rapports de production capitalistes et de la propagation massive de la culture dominante arabe, les berbéristes manifestent un réflexe de survie en marchandant leur extinction culturelle, réflexe exprimé sous la forme de revendications communautaristes amazighes, qu’ils déserteront et abjureront sitôt leurs prébendes négociées et leurs sinécures assurées au sein du système algérien (du moins pour l’élite militante).

Nous sommes ainsi confrontés à deux visions rétrogrades convergentes, l’une religieuse, l’autre ethnolinguistique, dans la définition et la formation de l’identité de la nation algérienne. Ces deux modèles, qui plus est rivaux, sont désuets, obsolètes. Surtout vecteurs d’affrontements anachroniques irréfragables.

Or, sous le mode de production capitaliste avancée, le citoyen moderne (aliéné) ne définit pas son appartenance nationale sur la base de vieux vestiges préhistoriques, mais sur des catégories sociologiques contemporaines concrètes, appuyées sur des rapports sociaux aujourd’hui majoritairement capitalistes. 

Quoi qu’il en soit, à l’évidence, depuis son indépendance formelle, l’Algérie s’est enfoncée dans une aporie quant à la question de la construction de son identité nationale.

L’Algérie s’est enlisée dans le bourbier du conflit identitaire. Comme on l’a analysé ci-dessus, deux courants politiques et sociaux concurrents (islamistes et berbéristes) s’affrontent pour asseoir leur pouvoir de classe communautaire sur l’Algérie (car pour les deux protagonistes foncièrement rétrogrades, il ne s’agit nullement de remettre en cause la société d’exploitation et d’oppression capitaliste mais uniquement de conquérir le pouvoir pour assoir leur domination bourgeoise sur des fondements idéologiques religieux ou ethnico-linguistiques). Jusqu’à présent, depuis l’indépendance formelle, le courant arabo-islamique orientale était parvenu à s’imposer et à monopoliser le pouvoir. À dicter et à prescrire son paradigme en matière historique, au plan de la définition de l’identité nationale algérienne. Cependant, la vision berbériste, à la faveur de l’effondrement des économies des pays arabes, tend de plus en plus à s’affirmer et à s’affermir. Ces dernières années, elle est même parvenue à convertir les dirigeants du défunt pouvoir algérien opportuniste (le toujours survivant régime de Bouteflika), pourtant autrefois ennemis déclarés de l’amazighité, à la nouvelle conception historique berbériste, opportunément adoptée pour servir de moyen de chantage (et de dévoiement politique) dans la guerre de clan que se livrent les différentes factions du capital national algérien. Car, en vertu de la politique de division pour mieux régner, le régime moribond a intérêt à maintenir et à entretenir les braises de la dissension identitaire et religieuse.

De surcroît, nul n’ignore que ces deux mouvements identitaires rétrogrades sont réciproquement des ennemis invétérés. Les islamistes vouent une haine farouche à l’endroit des berbéristes catalogués souvent de « mécréants ». Pareillement, les berbéristes nourrissent une détestation proverbiale à l’encontre des islamistes (désignés sous le vocable arabo-baathistes), qualifiés d’ennemis impénitents de l’identité amazighe. Avec ces deux forces tribales respectivement religieuse et ethnico-linguistique antagonistes, fortement répandues en Algérie, porteuses de revendications radicalement antinomiques pour l’intérêt du prolétariat algérien, le pays s’expose à l’éclatement. La première force ne jure que par l’islam fondamentaliste orientalisé qu’elle s’acharne, au prix d’une propagande violente, à imposer à tous les Algériens. La seconde composante, pétrie d’un berbérisme doctrinaire revanchard et vindicatif, se livre à un prosélytisme conquérant dans le dessein de convertir tous les Algériens à ce nouveau dogme chauviniste linguistico-culturel amazigh envahissant. Réellement, quoique le mouvement berbériste se pare d’un vernis moderniste notamment dans sa rhétorique pompeusement démocratique, il n’en demeure pas moins qu’il véhicule une vision archaïque et fantasmagorique relativement à la construction de l’identité de l’Algérie. Donc en contradiction avec les postulats identitaires sociologiques contemporains, susceptibles de favoriser la modernisation de l’Algérie. Prisonnier de sa vision antique de l’Algérie, le mouvement berbériste s’échine néanmoins à nous vendre son antiquité identitaire « amazighe » sous un emballage modernisé. Mais personne n’est dupe de la caducité de sa marchandise : ce vestige culturel auréolé de tous les prestiges au point de provoquer parmi certains Algériens le vertige. Il ne faut pas être dupe : on ne bâtit pas un pays sur les ossements depuis longtemps ensevelis, exhumés opportunément de leur enfouissement à la faveur d’une époque plongée dans une crise sociale, économique et politique inextricable, pour dévoyer la colère du prolétariat algérien, meurtri par cette actuelle crise économique systémique. On ne fonde pas un pays moderne sur des revendications réactionnaires identitaires tribales. L’exhumation des reliques identitaires passéistes pour définir la nation algérienne doit être dépassée pour laisser place à l’adoption de caractéristiques nationales modernes, fondées sur des catégories sociales intégrées dans des rapports de production capitaliste dominés par les deux classes antagoniques, la bourgeoisie et le prolétariat. Les controverses idéologiques et archaïques habituelles sur la caractérisation de l’identité algérienne doivent disparaître.

Avec leurs critères identitaires anémiques, l’Algérie est vouée à une survivance anomique, et inexorablement à une désintégration fatidique. 

Par-delà ces deux approches rétrogrades, l’Algérie doit s’atteler à la redéfinition de son identité nationale sur des fondements résolument modernes, appuyés sur des réalités contemporaines sociales, des déterminismes sociaux. Il en va de la survie de l’Algérie prise en tenaille par ces forces archaïques et obscurantistes, à caractère religieux et ethnique.

Aujourd’hui, l’Algérie est confrontée à une situation critique. Sa viabilité est menacée par les forces centrifuges. Après l’assaut avorté porté par les islamistes au cours des années 90, forces neutralisées au prix de centaines de milliers de morts, de nouvelles entités irrédentistes s’affirment sur la scène nationale. Ces dernières, s’appuyant sur les anciennes revendications linguistiques légitimes relatives à la langue kabyle, ont transfiguré, sous l’instigation de puissances impérialistes, ces revendications en projet politique sécessionniste ou communautariste conquérant. Ce faisant, ces mouvements berbéristes indépendantistes ou communautaristes visent, par leurs revendications, tout simplement le démembrement de l’Algérie, sa partition, sa dislocation. À la vérité, ces mouvements berbéristes instrumentalisent la question identitaire (ou la revendication de l’indépendance de la Kabylie) comme moyen de chantage pour obtenir des avantages économiques régionales, des sinécures politiques au sein de nouvelles institutions fédérales, pour soutirer des prébendes au pouvoir central.

De surcroît, depuis peu, la mouvance berbériste se livre à la surenchère revendicative linguistique. Lors de l’année scolaire dernière, au cours de multiples manifestations, elle appelait au boycottage de la langue arabe dans les établissements scolaires de la Kabylie. Au-delà de l’aspect folklorique de cette nouvelle lubie linguistique « arabophobe », on ne peut que s’inquiéter de l’avenir de ces jeunes adolescents étudiants, embrigadés dans une lutte politicienne identitaire et communautariste idéologique berbériste. Quand bien même cette revendication serait-elle satisfaite, en quelle langue ces jeunes écoliers manipulés voudraient-ils étudier ? En langue kabyle ? En langue française ? Dans la première hypothèse, sa réalisation est impossible à mettre en œuvre faute de moyens pédagogiques et de personnels enseignants formés. Et dans quel cadre institutionnel étatique ? Toujours algérien ou indépendantiste ? C’est donc une revendication irresponsable mais qui ne vise, en vrai, qu’à contraindre le pouvoir central à négocier le partage des royalties pétrolières et gazières. Dans la seconde hypothèse, cela revient à renouer avec le colonialisme, à réintroduire la langue de l’ancien colon français comme langue d’enseignement. Quoi qu’il en soit, pour neutraliser ces deux tendances réactionnaires à l’œuvre, qui œuvrent tendanciellement au dépeçage du pays, le prolétariat algérien, animé par des convictions modernes dans l’édification de l’identité algérienne, comme il l’a prouvé lors du massif unificateur mouvement du Hirak, doit unir ses forces pour endiguer ces constellations fossilisées.

L’Algérien de Kabylie est libre de cultiver et de vivre librement son « amazighité », aussi bien au plan linguistique qu’au niveau culturel. De surcroît, la langue amazighe doit être librement enseignée dans les régions berbérophones. Tout comme la culture amazighe doit ouvertement s’épanouir dans ses territoires naturels d’implantation. Mais le Kabyle ne doit pas imposer à la majorité des Algériens arabophones, et sa langue et sa culture, encore moins édicter sa conception berbériste archaïque et anachronique de l’identité nationale. Tout comme l’islamiste ne doit pas prescrire à tous les Algériens sa pratique salafiste de l’islam, ni sa perception islamiste moyenâgeuse orientale de l’identité nationale algérienne.

En outre, tout comme le croyant doit apprendre à vivre sa foi dans l’intimité, sans devoir l’afficher de manière ostentatoire sur les plans vestimentaires, rituels, et encore moins l’imposer aux autres concitoyens algériens, le Kabyle doit se résoudre à vivre son amazighité dans son périmètre berbérophone dans toutes ses dimensions linguistique et culturelle, sans devoir l’édicter à la majorité écrasante des Algériens arabophones disséminés dans l’ensemble du territoire algérien. Autant la religion doit être reléguée dans la sphère privée, autant la culture amazighe pareillement circonscrite dans son dernier territoire survivant. Elle n’a pas à envahir les autres régions arabophones, à coloniser culturellement et linguistiquement les régions arabophones.

Depuis l’indépendance, nous disposons d’une langue vernaculaire (darja), pour communiquer entre nous Algériens. De la langue littéraire arabe (al-fous’ha) comme langue administrative. Qui plus est, nous permet de communiquer avec des millions d’autres arabophones du monde entier.  Sans compter la langue française maîtrisée également par la majorité des Algériens, qui nous permet également de dialoguer avec des millions de francophones à travers le monde. C’est une richesse de parler ainsi trois, quatre, voire cinq langues (en incluant l’anglais). En plus de notre langue maternelle (darja ou le kabyle), il faut ajouter l’arabe littéraire (al-fous’ha), le français, l’anglais. Un Algérien maîtrise ainsi jusqu’à cinq langues. Le Kabyle parle souvent couramment l’amazigh, l’arabe vernaculaire (dardja), l’arabe littéraire (al-fous’ha), le français, parfois l’anglais, voire plus. Quelle richesse ! Dire que certains berbéristes luttent pour l’instauration de la seule langue kabyle. De surcroît, établie dans un Bantoustan kabyle. Une langue parlée par les seuls Kabyles. Pour les seuls Kabyles. Parmi les seuls Kabyles. C’est la défense de la pureté de la « race » kabyle dans toute sa laideur. Sa dimension tribale. Quel recul. Quelle régression. Quelle pauvreté en matière de revendication.


D’aucuns s’évertuent à enrichir leur intelligence par l’élargissement de leur horizon culturel. D’autres s’acharnent à appauvrir leurs aptitudes intellectuelles par l’étroitesse de revendications identitaires étriquées. Certains militent pour faire entrer leur pays dans le Village Planétaire. D’autres se débattent pour réduire la planète à la dimension de leur village. C’est le combat de l’Universalisme contre le tribalisme. L’appartenance de classe générale transcende l’identité culturelle particulière. Le particulier se dilue dans le général. Non l’inverse. Les particularismes culturels et religieux frondeurs et séditieux sont dangereux pour l’unité du prolétariat algérien et l’intégrité du territoire de l’Algérie. Une minorité linguistique doit savoir minorer ses prétentions.

Si l’ambition des islamistes était de régenter théocratiquement la société, à imposer leurs visions moyenâgeuses orientales, à s’emparer des rênes du pouvoir, à transformer le pays en territoire annexé par les monarchies salafistes du Golfe dans le cadre d’une Oumma internationalisée, le dessein des forces centrifuges irrédentistes berbéristes consiste-il à remplir un agenda politique au profit de quelques puissances impérialistes en quête d’implantation militaire dans cette région stratégique ?

Ironie du sort, si l’islamiste, avec sa vision religieuse moyenâgeuse orientale, à la faveur de l’expansion planétaire de l’islamisme au cours de ces quatre dernières décennies, s’était acharné à transformer l’Algérie en une vaste mosquée à ciel ouvert, annexe d’une Oumma fantasmée, aujourd’hui, le berbériste, avec sa conception tribale archaïque, profitant du discrédit et du déclin de l’idéologie arabo-islamiste orientale, s’échine à transfigurer (défigurer ?) l’Algérie en une immense tribu berbère culturelle mythique, ressuscitée de ses sépultures antiques.

Au reste, l’Algérien est à l’image de son État, bâti sur la manipulation historique. L’Algérien use et abuse avec beaucoup de ruse du mensonge. Il en est ainsi des Kabyles berbéristes, ces imaginaires persécutés, sectateurs du discours victimaire. À les entendre, ils seraient victimes d’ostracisme, de racisme de la part du pouvoir, en particulier, et des « Arabes » algériens, en général. À entendre leurs lamentations, ils vivraient emmurés dans un pays d’apartheid. D’aucuns emploient même l’expression de « régime colonial » pour désigner le pouvoir algérien.

En tout état de cause, en vérité il n’y a jamais eu en Algérie de politique officielle d’éradication de la langue kabyle, ni de politique d’anéantissement de la culture kabyle, ni, à plus forte raison, de persécutions perpétrées spécifiquement contre les Kabyles. Les répressions politiques, opérées par les différents régimes dictatoriaux installés au pouvoir depuis 1962, se sont exercées contre tous les Algériens, sans distinction d’ethnie ni de sexe. El Kazoula (la matraque) s’est abattue sur tout le peuple algérien. Un exemple parmi tant d’autres de répressions abattues sur les Algériens. Les émeutes d’octobre 1988 auraient fait plus de 500 victimes en quelques heures, assassinées par une escouade de 10 000 militaires. Les émeutes du Printemps noir 2001, 121 morts sur plusieurs mois, tués par quelques gendarmes ; morts souvent brandis comme des martyrs par le mouvement irrédentiste du MAK.

La Kabylie ne détient pas le monopole de la répression. En revanche, elle détient le record des fausses impressions. Des mensongères diffusions et des tristes confusions. Ainsi, pas de politique officielle d’éradication de la langue et de la culture kabyles. Pour preuve : les deux sont encore plus que jamais vivantes. En vérité, la langue et la culture kabyles s’épanouissent librement partout en Algérie. Jamais la culture kabyle n’a connu autant de rayonnement que depuis l’accession de l’Algérie à son indépendance. Elle est sortie de ses montagnes inexpugnables pour conquérir toute l’Algérie, le monde entier, notamment grâce à ses célèbres chanteurs et autres artistes de renommée internationale. Sans oublier, depuis quelques années, la création de multiples médias audiovisuels de langue amazighe, l’apparition d’une presse écrite berbérophone, les diverses manifestations culturelles kabyles programmées tout au cours de l’année en Algérie et dans de nombreux pays. Pour un pays neuf et jeune, sur le chapitre de l’éducation nationale, l’Algérie a réussi ce prodigieux défi d’alphabétiser quasiment l’ensemble de ses enfants. En dépit de ses carences, de ses dysfonctionnements, le système éducatif algérien a réussi cette prouesse de permettre à des centaines de milliers de jeunes d’accéder chaque année à l’enseignement supérieur (1 700 000 étudiants pour l’année universitaire 2018/2019). Notamment en Kabylie. En outre, pour une langue orale, l’amazighe connaît depuis quelques années un début de transcription écrite et de publication, notamment dans plusieurs universités. Cela constitue un notable progrès. La langue amazighe écrite n’a historiquement jamais existé. La langue kabyle n’a connu au cours de son histoire qu’une diffusion orale. Par conséquent, on ne peut pas soutenir que le pouvoir algérien a interdit officiellement la langue amazighe. C’est un non-sens. On n’interdit pas quelque chose qui n’existe pas !

Que dirait alors la majorité des Algériens dont la langue maternelle est l’arabe dialectal (dardja). Leur langue ancestrale orale a toujours été privée de toute reconnaissance nationale et de toute politique d’officialisation en vue de sa promotion comme langue écrite enseignée à l’école. Pourtant, la « population » algérienne arabophone n’a jamais impulsé un mouvement de revendication linguistique, n’a jamais instrumentalisé la langue arabe à des fins sécessionnistes. Elle n’a jamais tenté de politiser la question linguistique arabe dialectale. Cette frange majoritaire de la population a accepté comme fait accompli la langue arabe littéraire promue langue officielle de l’Algérie : seule langue arabe homogène dotée des outillages grammaticaux et lexicaux opérationnels, pourvue d’une richesse littéraire séculaire. Surtout, c’est la langue du Coran, de la religion musulmane, religion de la majorité des Algériens depuis plus de 14 siècles.

Historiquement, au lendemain de l’indépendance formelle de l’Algérie, tout en maintenant l’enseignement en langue française, le régime, confronté à la nécessité de scolariser l’ensemble des enfants algériens, a dû recourir à des expédients pédagogiques pour institutionnaliser l’enseignement de la langue arabe avec des moyens matériels et humains rudimentaires. Or, en absence d’un personnel éducatif suffisamment formé, il a recouru à la politique de coopération fournie par de nombreux pays « frères » arabes désireux d’aider l’Algérie à développer son système éducatif embryonnaire. Le nouveau pouvoir n’avait ni les moyens ni le temps d’initier une politique d’enseignement de la langue orale kabyle. Ou plus exactement n’éprouvait pas, à cette époque de panarabisme exacerbé, la nécessité de procéder au développement d’un dialecte minoritaire. Le régime a certes tardé pour s’atteler à la reconnaissance de la langue amazighe comme langue officielle, et ainsi favoriser son enseignement dans les établissements scolaires. Mais cette mesure commence à prendre corps. Grâce notamment à la reconnaissance et l’officialisation de la langue amazighe intervenues récemment.

Par surcroît, à entendre les Kabyles berbéristes, les « Arabes » nourriraient une haine inexpiable à l’égard des Kabyles (sic). Entre autres falsifications répandues par les berbéristes : les Kabyles seraient victimes de discrimination, d’ostracisme. Ils seraient des citoyens de seconde zone. Les Arabes détiendraient tous les leviers du pouvoir, de l’économie, colporte la petite bourgeoisie kabyle. Au risque de choquer certains Kabyles, c’est tout le contraire. Les Kabyles sont intégrés dans tout le réseau économique de l’Algérie. Ils sont socialement insérés dans toute la société algérienne. Politiquement, ils ont toujours disposé de partis spécifiquement kabyles. Ils sont amplement représentés dans toutes les instances étatiques du pays, au Parlement comme dans les Communes. Les Kabyles sont établis partout en Algérie, dans le plus petit village jusqu’aux grandes villes. Ils occupent souvent des métiers prestigieux, aussi bien dans le commerce et l’industrie que dans les administrations et les institutions culturelles (cinéma, littérature, art, etc.). Ils sont intégrés dans tous les secteurs de pointe, dans l’enseignement, la recherche, la médecine, la culture, les médias, l’armée, l’administration, sans oublier les instances de l’Etat. Ils résident dans toutes les villes et dans tous les villages de l’Algérie, sans subir le moindre ostracisme. Ils peuvent acquérir un commerce, une maison, un bien dans n’importe quelle ville d’Algérie.

A contrario, dans les dizaines de villes et des centaines de villages que compte la région de la Kabylie, on ne rencontre pas de résidents arabes. En effet, impossible pour un « Arabe » algérien d’acquérir une maison ou un bien dans un village kabyle. Il s’opposerait aussitôt à la réprobation des habitants du village réfractaires à toute immigration extra-ethnique. Pareillement, dans les multiples secteurs d’activité privé ou public établis en Kabylie, la majorité des postes sont exercés par les « autochtones ». On ne trouve donc pas d’Arabes.

Aussi, serait-on tenté d’affirmer que l’ostracisme se nicherait plutôt dans cette région kabyle récalcitrante à tout métissage ethnique et à toute « incursion étrangère ».

De toute évidence, en la circonstance, les Kabyles berbéristes propagent des contre-vérités. À les lire et à les entendre, la Kabylie ferait l’objet d’une véritable politique discriminatoire. « Le pouvoir colonial » reléguerait les Kabyles à des citoyens de seconde zone. Ils seraient défavorisés sur les plans culturel, professionnel, politique, économique. « Même Israël traite mieux ses colonisés palestiniens ! », se risquent à proférer certains berbéristes extrémistes. Drôle de discrimination pour une région kabyle qui détient, depuis des décennies, le record de réussite au baccalauréat, d’universitaires, d’artistes, de célébrités de renommée internationale, de patrons fortunés !

Cette posture de victimisation n’est pas sans rappeler celle de certaines communautés établies dans d’autres pays, constamment affairées à se livrer aux sempiternelles lamentations pour mieux monnayer leurs indemnisations, négocier leur propulsion au sein des institutions étatiques et politiques. De fait, les Kabyles berbéristes s’adonnent-ils aux mêmes impostures pour persuader les prolétaires algériens kabyles de les rejoindre dans leur irresponsable entreprise irrédentiste ou leurs chantages et surenchères communautaristes en vue d’obtenir des avantages économiques, des sinécures et des prébendes.


  Par Khider Mesloub.  Secouée par le Hirak: l’Algérie à la croisée des chemins, les Éditions l’Harmattan.
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