Il y a vingt ans, en tant que journaliste, j’ai couvert le Forum de Munich sur la sécurité et interviewé Brent Scowcroft, conseiller à la sécurité nationale du président Bush (père). Je crois qu’il a été l’un de ceux qui ont joué un rôle énorme dans la conduite de Boris Eltsine vers la crise – qui a abouti au bombardement du parlement russe en octobre 1993 – ouvrant ainsi la voie au plus grand vol de l’histoire humaine, la bien connue politique de privatisation. J’ai demandé à Scowcroft quelle devrait être la politique américaine envers la Russie et la Chine. Il a répondu : « Nous devons avoir de meilleures relations avec Moscou et Pékin qu’ils ne peuvent en avoir entre eux ».
La façon dont l’Empire domine la Méditerranée orientale – pour imposer sa propre paix ou pousser à la guerre – est d’avoir des relations avec Athènes et Ankara meilleures que ce qu’ils peuvent avoir entre eux. Maintenant, cette relation est pire que jamais.
Maidan, Kiev, 2014
L’avion transportant trois ministres des Affaires étrangères des États membres de l’UE – français, allemand et polonais – venait de décoller de Kiev lorsque l’accord de paix négocié sur la crise ukrainienne s’est effondré et que le massacre a commencé dans la capitale ukrainienne. Cela a été suivi par la guerre civile et la destruction inimaginable des relations euro-russes.
Le coup d’État ukrainien a été un coup dur pour la Russie et l’Ukraine, qui est maintenant dans un état extrêmement déplorable, servant de refuge aux militants nazis et aux groupes mafieux. Mais ce coup d’État a aussi – indirectement – été un coup dur pour l’Europe qui, ayant détruit ses relations avec la Russie à la demande des Américains, non seulement s’est exposée au ridicule, mais s’est également privée de la possibilité de mener une politique indépendante. Cet « exploit » ils sont en train de le « mener à bien » grâce à « l’affaire Navalny » – si elle conduit à l’annulation du gazoduc stratégique NorthStream II.
« Au diable l’UE » (traduction euphémique – NdT) n’est pas seulement une phrase prononcée par la sous-secrétaire d’État néoconservateur Nuland à l’ambassadeur Payette (alors à Kiev et maintenant à Athènes). En fait, c’était l’un des principaux objectifs de l’opération sur le Maidan, c’est-à-dire le premier chapitre d’une nouvelle guerre froide. Il y a quelques semaines, Mike Pompeo a répété le coup d’État de Nuland, usant de son influence auprès du ministre grec des Affaires étrangères Dendias et du dictateur égyptien Sissi pour faire sauter le moratoire entre la Grèce et la Turquie négocié par la chancelière allemande Merkel. « Au diable l’Allemagne et son moratoire ! »
Guerre à venir
La destruction de l’Ukraine, des relations ukraino-russes et euro-russes a été un très grand pas en avant vers la préparation d’une guerre mondiale contre la Russie et la Chine. C’est le plan directeur central qui alimente de nombreuses crises et épisodes individuels dans le monde ; et si une personne ne comprend pas cela, alors elle ne peut rien comprendre. Quant à « l’amitié » de Trump avec la Russie, nous craignons qu’elle n’ait plus de valeur que « l’amitié » d’Hitler avec Staline ou que le « pacte Ribbentrop – Molotov » .
La guerre avec la Chine et la Russie est le principal projet de l’aile extrémiste et radicale de l’establishment capitaliste occidental. Mais une telle guerre ne peut pas se produire si facilement, sans difficulté. Et en raison de la présence d’armes nucléaires, cela ne prendra pas une forme frontale – comme les Première et Seconde Guerres mondiales. Mais cela prendra toutes les autres formes possibles.
Imaginez une seconde que Pompeo et Netanyahou aient réussi à déclencher un énorme conflit avec l’Iran, ce qu’ils ont essayé et tentent de faire depuis de nombreuses années. Le Grand Moyen-Orient deviendra une terre de ruines. Et en plus, nous aurons une crise pandémique de coronavirus. Cela marquera la fin du projet chinois Belt and Road (Nouvelle route de la soie) et un début très prometteur du programme de Trump visant à séparer les États-Unis de la Chine. La même chose peut arriver si les Grecs et les Turcs entrent en guerre. Le résultat le plus probable de cette guerre sera d’énormes destructions dans les deux États, ainsi qu’à Chypre. Si l’on prend en compte la puissance destructrice des armes grecques et turques et l’impossibilité de les détruire d’un seul coup, alors ces deux pays – s’ils entament une guerre – risquent d’être rejetés dans leur développement deux ou trois cents ans en arrière. Une attaque sur l’Iran ou un conflit entre la Grèce et la Turquie exercera également une pression énorme sur la Russie.
Faire des ravages est une autre façon de déclencher une guerre mondiale lorsque vous ne pouvez pas utiliser des méthodes de guerre « normales », « frontales ». Les politiques de Trump et de ses alliés contribuent grandement à la préparation de la guerre mondiale. Cette préparation se fait sous forme d’attaques contre les institutions mêmes de la démocratie bourgeoise, contre tous les types de gouvernement national ou international, sous forme d’attaques contre les principes mêmes de la logique, du logos et de la science. Ces attaques sont nécessaires pour transformer les sociétés humaines en troupeaux d’animaux sauvages. Et c’est là une reproduction flagrante de l’expérience nazie.
Vous ne pouvez pas mener une guerre contre la Russie ou la Chine avec une quelconque forme de « capitalisme libéral ». Pour mener une guerre aussi énorme, il faut un régime totalitaire en Occident. Et c’est un vrai programme ; c’est la mission historique de Trump, Pompeo, Thiel [1], Netanyahou et d’autres.
La manière de faire entrer la Grèce et la Turquie dans la guerre est de leur envoyer de « faux signaux », soit de les encourager et de les soutenir, soit d’alléguer une menace d’un autre pays. Quelqu’un a réussi à convaincre Ankara d’abattre un avion russe en 2015, ce qui était un exemple d’erreur de calcul extrême. Il est plus facile de réussir grâce à une « erreur de calcul » par rapport à la Grèce et à la Turquie. Et en ce moment, des États-Unis et d’Israël à Athènes et Ankara, il y a un grand nombre de signaux contradictoires.
Par exemple, un article très étrange du magazine Foreign Affairs dit que la ligne rouge, au-delà de laquelle Ankara ne sera pas autorisée à entrer, passe au sud de la Crète. Ce feu rouge est indirectement un feu vert pour la Turquie si elle choisit d’aller à l’est ou au sud-est de la Crète. Si la Turquie envoie ses navires là-bas, le gouvernement grec sera soumis à d’énormes pressions de l’opinion publique et de l’armée pour exiger que le gouvernement réponde. Ce n’est pas quelque chose que Foreign Affairs peut ignorer, ce qui nous amène à nous demander si certaines personnes veulent vraiment une guerre entre la Grèce et la Turquie pour renverser Erdogan, affaiblir la Turquie pendant des décennies, lancer une attaque contre les projets sino-européens. Nous pourrions citer de nombreux exemples de ce type, y compris les encouragements de Trump à Erdogan. Le président turc ne souhaitant pas une rupture totale avec l’Occident, il est plutôt prêt à accepter comme authentiques les signaux encourageants de Washington. Mais ils peuvent être un piège, comme ce fut le cas, par exemple, avec Milosevic ou Saddam Hussein.
La Russie, l’OTAN et la guerre gréco-turque
Un ami m’a dit récemment que le conflit entre la Grèce et la Turquie ne ferait que nuire à l’OTAN ; seuls les Russes gagneraient, et cela ne peut donc pas arriver.
J’ai répondu qu’il avait tort. « Si vous vous préparez à une guerre mondiale, alors vous ne vous souciez même pas de l’OTAN. Au lieu de cela, vous devez détruire toutes les institutions de la société bourgeoise et du système capitaliste libéral, y compris l’UE, peut-être même l’OTAN elle-même, car en fait, elles ne sont pas faites pour une telle guerre. Elles sont uniquement conçues pour contenir la Russie et non pour jouer à la « roulette russe » en ce qui concerne l’existence même du monde. La guerre mondiale ne sera pas décidée par le Sénat, aussi oligarchique soit-il. Pour de telles décisions, vous aurez besoin de Neron, Caligula, Heliogabale[ 2]. Tels sont Trump, Bolsonaro, Pompeo, Netanyahou et ceux qui sont derrière eux.
Ils préféreraient, bien entendu, un conflit entre la Russie et la Turquie. Et ils ont déjà essayé de le provoquer. Mais ce n’est pas si facile à faire.
Et donc le conflit avec la Grèce est leur deuxième meilleure alternative, car la Grèce a les moyens de détruire la Turquie en se détruisant elle-même. Une guerre entre les deux pays les détruira et les ramènera 200 ou 300 ans en arrière ».
En fait, il est peu probable que la Russie profite de cette tournure des événements, même si elle porte un coup dur à l’OTAN. Premièrement, parce que Moscou verra la disparition de l’hellénisme, principal allié stratégique de la Russie en Méditerranée depuis mille ans. Les gouvernements et les régimes peuvent changer, mais perdre un État-nation est une autre affaire.
Deuxièmement, Moscou risque de voir l’établissement d’une dictature pro-occidentale à Ankara à la suite de la guerre. En contribuant à la destruction d’un pays historique comme la Grèce, la Turquie perdra toutes ses chances pour l’avenir. Elle sera considérée comme un paria parmi les nations civilisées – comme l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale.
Et, bien sûr, les victimes de la guerre seront la Chine avec son plan « One Belt, One Road » et l’Europe elle-même.
C’est une stratégie du chaos. Et il reste à voir si ses adversaires ont une stratégie ou non.
PS. L’article ci-dessus fournit une explication possible de la crise gréco-turque actuelle. La deuxième explication est que les grandes multinationales pétrolières veulent provoquer une crise afin de commencer à développer des hydrocarbures dans la région, mais nous n’avons aucune indication forte que ce sont des réserves vraiment importantes et qu’elles peuvent être utilisées d’un point de vue économique. La troisième explication, qui n’est pas mutuellement exclue de ce que nous avons analysé, est que des forces tierces essaient de provoquer une guerre pour renverser Erdogan et réaliser toutes les autres conséquences que nous avons décrites.
[1] Peter Thiel est un homme d’affaires, investisseur et gestionnaire de fonds spéculatifs germano-étasunien. Avec Max Levchin, il a fondé le système de paiement PayPal et en a été le PDG.
[2] Marcus Aurelius Antoninus Heliogabalus ou Elagabale – empereur romain de la dynastie des Sévère, qui a régné du 8 juin 218 au 11 mars 222.
source : https://svpressa.ru
traduit du russe par Marianne Dunlop
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir